Les traités internationaux sont par essence des contrats. Ils lient les États qui les signent, les États « parties » et ne sont censés créer ni obligation ni droit pour les États « non parties ». Mais, chose nouvelle au regard de l’histoire, depuis la fin du XIXe siècle et l’émergence du droit international humanitaire, les traités, lorsqu’ils parviennent à une certaine universalité, alimentent aussi le socle normatif « universel » du droit international et peuvent constituer peu à peu des normes de fait, qu’il devient difficile d’ignorer de la part des États « non-parties ». Idéalement, les traités internationaux à vocation universelle sur les grands sujets d’intérêt commun sont conclus à l’issue de processus de recherche de consensus qui assure à la fois une large adhésion de la part des membres de l’Organisation des Nations Unies, mais aussi la présence d’États clef, jugés vitaux pour la représentativité et l’efficacité des traités.
Or, face à la lenteur des processus de consensus et face à la mauvaise volonté manifeste de certaines puissances, une nouvelle approche est expérimentée depuis la fin du XXe siècle : la conclusion de traités « à vocation universelle » par des groupes d’États « moteurs et engagés », qui ne sont ni représentatifs ni majoritaires mais qui, par leur action, entendent soutenir les mécanismes de la société civile qui seraient à même d’aboutir à l’universalisation desdits traités, en forçant la main des gouvernements « rétrogrades ». Ce processus, maintenant répété à plusieurs reprises dans le champ du désarmement et du contrôle des armements, montre ses limites en même temps qu’il pose de sérieuses questions de légitimité au regard de la population mondiale. On voit ainsi des coalitions d’ONG de grande ampleur obtenir des ratifications de nombreux micro-États, s’appuyant ainsi sur l‘émiettement des relations internationales qu’elles renforcent, tout en diminuant la représentativité réelle et donc de la légitimité des traités internationaux au profit de la représentativité symbolique des États à l’Assemblée générale des nations unies (AGNU).
Les semaines qui viennent de s’écouler ont ainsi vu cinq nouvelles ratifications au Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN), qui en revendique maintenant 44, sur les 50 nécessaires à son entrée en vigueur [1]. Ouvert à la ratification depuis juillet 2017, le TIAN entend promouvoir le désarmement complet en matière de nucléaire militaire. Bien entendu, à l’instar de tous les autres traités, il n’est créateur d’aucune obligation ou d’aucun droit pour les Etats non signataires. Boycotté ou ignoré par les États dotés de l’arme nucléaire au titre du Traité de Non-Prolifération (TNP), par leurs alliés, comme par les États possesseurs de l’arme nucléaire en dehors du TNP, il ne pourra donc leur être opposable en aucun cas et ne conduirait, de fait, qu’au renoncement à l’arme nucléaire d’États qui ne la possèdent pas et pour leur immense majorité y ont déjà renoncé par leur signature au TNP, qui reste le traité le mieux signé depuis 1945, juste derrière la Charte des Nations Unies, avec 191 États parties.
Bien entendu, ce n’est pas l’opinion des partisans du TIAN et au premier rang desquels l’International Campaign to Abolish Nuclear Weapons (ICAN), prix Nobel de la paix 2017. Ceux-ci considèrent que le TIAN deviendra une nouvelle « norme internationale » dont ils pourront faire la promotion via la société civile, principalement (voire uniquement) dans les États démocratiques, avec l’ambition de parvenir à l’universalité. Cette approche se double d’un « name and shame » tous azimuts qui consiste à dénoncer l’implication des acteurs publics et privés, des industriels, des banques et autres institutions afin de leur faire exclure l’objet du traité, en l’occurrence les programmes nucléaires militaires. Bien que la capacité de cette approche à se diffuser au-delà du cercle des États démocratiques européens ait été sérieusement invalidée par les faits depuis 1997 et la convention d’Ottawa, les ONG continuent de la défendre : signer un traité rapidement, avec un groupe d’États « volontaires » et travailler ensuite à son universalisation, via les leviers de la société civile.
Mais qu’il s’agisse de la Convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel, de celle d’Oslo sur les armes à sous-munitions ou du Traité sur le Commerce des Armes (TCA), le résultat semble être inexorablement le même : les États « moteurs » du désarmement, neutres ou non-alignés, regroupent avec les ONG qu’ils soutiennent un groupe de micro-états, de non-alignés et d’États « victimes » des armes à réguler [2]. Le temps passant, ce processus obtient des signatures en nombre croissant dans l’espace européen. Puis le processus s’enlise. Ni la Russie, ni l’Inde, ni la Chine, ni les principales puissances du Moyen-Orient ne semblent être sensibles à cette « universalisation par la société civile » et les États-Unis ne le sont que très partiellement [3].
Les pressions de la société civile sur le secteur financier débouchent certes sur des exclusions de la part des institutions financières européennes et japonaises. Mais elles n’aboutissent jamais à l’hypoxie capitaliste des entreprises impliquées dans les armes visées aux différents traités. De manière contre-productive, en ne ciblant dans leurs campagnes quasiment que les banques et fonds de placement occidentaux cotés sur les marchés, les ONG favorisent de fait les fabricants étatiques non cotés des Etats responsables des pratiques les plus problématiques qui, adossés à des banques chinoises ou russes, prennent par opportunisme les marchés délaissés sans qu’aucun mécanisme de sécurité collective ne parvienne à les en empêcher.
Le même processus semble appelé à se répéter avec le TIAN : un traité ambigu, flou sur certaines conséquences de sa rédaction, aux mécanismes de vérification largement absents, potentiellement dangereux pour les organisations de sécurité collective occidentales qu’il promet de diviser, et qui est soutenu par une coalition qui considère qu’il n’y a pas vraiment de différence entre la France et la Corée du Nord sur le plan du nucléaire militaire. Largement appuyé par le mouvement antinucléaire sous toutes ses formes, le TIAN entrera en vigueur, avec tous ses défauts, sans doute pendant le premier semestre 2021. Mais avec quelle représentativité ? Quelle légitimité ?
La légitimité par le nombre d’États est mise en avant, fort logiquement, par ICAN. Après-tout, les chiffres semblent implacables : 122 États sur 192 membres s’étaient prononcés en faveur du TIAN lors du vote à l’AGNU du 07 juillet 2017. Toutefois, cette légitimité est à mettre en regard avec la population des États concernés. Il s’agit d’un point qui n’est jamais discuté par les promoteurs du TIAN. Et pour cause : les États qui ont ratifié le traité ne représentent qu’une part très minoritaire de la population mondiale qui entend, par la « normativité tache d’huile » promue par la société civile imposer de nouvelles normes à des Etats plus puissants, certes minoritaires en nombre mais qui sont en fait largement majoritaires en population.
Au 10 août 2020, la population des Etats ayant ratifié le TIAN s’établit comme suit (par ordre décroissant – août 2020) :
PAYS | POPULATION | PAYS | POPULATION |
Nigéria | 206 140 000 | Namibie | 2 504 498 |
Bangladesh | 165 570 000 | Gambie | 2 417 000 |
Mexique | 127 792 286 | Botswana | 2 154 863 |
Viêt Nam | 94 666 000 | Lesotho | 2 142 000 |
Thaïlande | 66 413 979 | Trinité-et-Tobago | 1 399 000 |
Afrique du Sud | 58 775 022 | Fidji | 884 887 |
Venezuela | 28 436 066 | Guyana | 744 962 |
Kazakhstan | 18 632 200 | Maldives | 557 427 |
Équateur | 17 510 643 | Belize | 408 487 |
Bolivie | 11 633 371 | Vanuatu | 307 000 |
Cuba | 11 280 651 | Samoa | 202 506 |
Autriche | 8 858 775 | Sainte-Lucie | 177 301 |
Paraguay | 7 252 672 | Kiribati | 119 000 |
Laos | 7 013 000 | St-Vincent-et-les-Grenadines | 110 608 |
Nicaragua | 6 625 000 | Antigua-et-Barbuda | 98 179 |
Salvador | 6 486 000 | Dominique | 72 000 |
Costa Rica | 5 111 238 | St Christophe et Niévès | 53 000 |
Nouvelle-Zélande | 5 002 100 | Saint-Marin | 33 572 |
Palestine | 4 976 684 | Palaos | 18 000 |
Irlande | 4 904 240 | Îles Cook | 17 900 |
Panama | 4 278 500 | Niue | 1 591 |
Uruguay | 3 530 912 | Vatican | 453 |
TOTAL | 885 313 573 |
Les pays ayant ratifié le TIAN représentent donc 885313573 habitants, un peu plus de 11% d’une population mondiale approchant 7,8 milliards d’habitants. Dans ce total de 44, le Nigéria représente près du quart de la population concernée, trois Etats à eux seul 81% et les 22 les moins peuplés, à peine 2%. Il y a fort à penser que lorsqu’il entrera en vigueur, le TIAN ratifié par 50 États, représentera « environ 12 à 15% de la population mondiale ».
Il faut mettre en regard la somme des populations des 41 Etats qui organisent leur sécurité autour de l’arme nucléaire, qu’ils soient dotés de l’arme au titre du TNP, liés entre eux par une alliance à caractère nucléaire (OTAN), bénéficiaires de garanties de sécurité plus ou moins explicites incluant l’arme nucléaire (Australie, Corée du sud, Japon, Biélorussie, Ouzbékistan) ou possédant l’arme nucléaire (Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord) en dehors des mécanismes du TNP, soit plus de 4 milliards de personnes :
STATUT | PAYS | POPULATION |
États dotés au titre du TNP | Chine | 1 400 050 000 |
États-Unis | 332 639 000 | |
Russie | 146 748 590 | |
France | 67 064 000 | |
Royaume-Uni | 66 436 000 | |
États possesseurs | Inde | 1 373 055 000 |
Pakistan | 207 774 520 | |
Corée du Nord | 25 779 000 | |
Israël | 9 152 100 | |
Garanties russes | Ouzbékistan | 33 724 900 |
Belarus | 9 413 446 | |
Garanties américaines | Japon | 126 010 000 |
Corée du Sud | 51 780 000 | |
Australie | 25 464 116 | |
OTAN hors États dotés | Allemagne | 83 149 300 |
Turquie | 83 900 373 | |
Italie | 60 317 000 | |
Espagne | 47 100 396 | |
Pologne | 38 386 000 | |
Canada | 37 894 799 | |
Roumanie | 19 410 000 | |
Pays Bas | 17 282 163 | |
Belgique | 11 460 000 | |
Grèce | 10 724 599 | |
République tchèque | 10 690 000 | |
Portugal | 10 280 000 | |
Hongrie | 9 773 000 | |
Bulgarie | 7 000 000 | |
Danemark | 5 806 000 | |
Slovaquie | 5 458 000 | |
Norvège | 5 367 580 | |
Croatie | 4 076 000 | |
Albanie | 2 862 427 | |
Lituanie | 2 794 000 | |
Slovénie | 2 081 000 | |
Macédoine du Nord | 2 077 000 | |
Lettonie | 1 920 000 | |
Estonie | 1 324 000 | |
Monténégro | 622 182 | |
Luxembourg | 613 894 | |
Islande | 364 134 | |
TOTAL | 4 357 824 519 |
Ainsi, la population qui vit dans un État disposant de l’arme nucléaire ou couvert par des garanties de sécurité qui envisagent l’usage de cette arme dans les circonstances les plus extrêmes représente plus de 56% de la population mondiale. Voilà qui relativise singulièrement l’argument souvent agité par ICAN qui prétend qu’une « infime minorité d’États » se retrancherait derrière ses armes nucléaires contre le reste du monde. En fait, la recherche de la sécurité par la dissuasion, directe ou par alliance, reste un objectif prioritaire pour de nombreux Etats, qui représentent plus de la moitié de la population mondiale et plus de quatre fois la population des Etats abolitionnistes. Les alliances avec un « partenaire nucléaire », proscrites par le TIAN, sont d’ailleurs à la fois un instrument de sécurité et un élément clef de la non-prolifération, permis par le TNP. L’arrêt de nombreux programmes nucléaires, en Europe comme en Asie, a ainsi été démontré comme lié à l’extension des garanties de sécurité américaines et au caractère « nucléaire » de l’OTAN.
On pourrait objecter, certes, que les modes de gouvernement de ces États ne les rendent pas tous « légitimes » à prétendre à la possession d’une arme nucléaire, que plusieurs mènent leur programme en dehors du TNP et en opposition à la communauté internationale et que leur responsabilité devrait être relativisée à l’aulne de leurs pratiques intérieures et extérieures. Mais c’est un débat qui n’a sans doute aucune validité ici : il faut en effet souligner l’attitude des ONG elles-mêmes, qui ne s’embarrassent jamais de choix « pro-démocratiques » dans la promotion du TIAN. Ainsi, tout en mettant dans le même « sac » les États dotés au titre du TNP et les autres, la France « égale à la Corée du Nord », les ONG mènent une recherche de ratifications « quel que soit le régime en place, sa vision des droits de l’homme ou son histoire vis-à-vis du désarmement ». Cette recherche de toute signature bonne à prendre permet d’ailleurs à certains Etats de se donner une stature de « désarmeur pacifique » à peu de frais, faisant oublier ses propres problèmes de sécurité.
Dans le même temps, il faut noter la quasi-absence d’activisme dans les régimes possesseurs de l’arme nucléaires les moins démocratiques. On attend en vain de grandes campagnes de manifestation d’ICAN à Islamabad ou à Pékin. Sans surprise, les actions militantes se concentrent dans les pays d’Europe occidentale, comme pendant la crise des euromissiles, qui avait déjà fait dire en son temps à François Mitterrand que les « pacifistes étaient à l’ouest et les missiles à l’est ». Plus prosaïquement, les campagnes se concentrent tout simplement dans les zones les plus susceptibles de fournir des donations pour ICAN et ses organisations membres.
Le cas du TIAN est ainsi un exemple frappant de la « dilution des relations internationales », poussé cette fois par les ONG. Ce mouvement d’appuie sur les mécanismes mis en place après 1945 et qui, de manière plus ou moins consciente, ont créé un système qui favorise systématiquement l’émiettement des États en entités toujours plus petites, tandis que toute fusion est rendue impossible par les « cliquets » du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du principe « un État, une voix ». Ce mouvement a eu, en moins d’un siècle, des conséquences frappantes. En 1942, lorsque la « déclaration des Nations Unies » fut promulguée par les puissances alliées contre l’Axe, 26 États en étaient signataires, dont un seul pourrait être qualifié de « petit État », le Grand-duché du Luxembourg, qui comptait alors une population d’environ 300 000 habitants. De 26 en 1942, ils furent 51 en 1945 à la Conférence de San Francisco et sont maintenant… 193. Les signataires de la Charte de 1945 ne comptaient dans leurs rangs aucun micro-Etat et tout au plus quelques « petits » États, tels que le Liban ou le Luxembourg. Bien qu’ils existassent alors, il semble que personne ne songeât à convier de représentants d’Andorre, San Marin, Monaco ou du Liechtenstein, pour ne citer que quelques micro-Etats déjà existants.
C’est sur ce fondement initial assez homogène et limité en nombre que purent être définis les principes de collégialité et d’égalité des États au sein de l’ONU. Même si le mouvement de la décolonisation était dans tous les esprits en 1945 et qu’il justifiait la mise en avant du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, rien ne laissait penser qu’il déboucherait sur une telle « prolifération » du nombre d’États et de micro-Etats. Les années de l’après seconde guerre mondiale furent d’ailleurs les grandes années « pan » : panafricanisme, panaméricanisme, panasiatisme, panarabisme et, bien entendu, le « pan-européisme » qu’a constitué la construction européenne. La conviction de la majorité des leaders politiques de 1945 était (quel que soit leur bloc) que le monde irait vers des intégrations régionales fortes, vers la constitution de vastes zones intégrées dans lesquelles les souverainetés nationales s’effaceraient au moins en partie.
La logique de blocs de la Guerre froide, les ambitions personnelles des leaders indépendantistes et, il faut l’admettre, une certaine propension des anciennes puissances coloniales à « diviser pour mieux régner » après la décolonisation contribuèrent au morcellement sans fin. Dans cette tourmente créatrice d’entités étatiques sans cesse plus atomisées, il faut souligner les miracles que constituèrent la (quasi) préservation des unités indienne ou indonésienne, comme l’avait été celle du Brésil portugais lors de la dislocation de l’empire espagnol sous les coups des révolutions bolivariennes du XIXe siècle.
Indéniablement, l’éclatement de l’ordre international en près de 200 États de superficies et de populations aussi extrêmes que Niue (1600 habitants) ou la Chine (1,390 milliard) pèse sur l’ambition initiale. Car le principe « un État, une voix » n’avait rien d’une lubie soutenue par des idéalistes ou d’un simple « héritage Westphalien » de 1648. Au contraire, il s’agissait d’un principe découvert par l’expérience traumatisante des guerres mondiales et des crises que venait de traverser l’humanité. Ce choix d’égalité en droit était consubstantiel de celui de solidarité dont l’idée prévalait en 1945 et qui participait à ce qu’on a pu appeler « l’esprit de Philadelphie ». Tout comme il était enfin admis qu’il n’y aurait pas de paix durable sans justice sociale, il fut admis que la solidarité entre les individus devait également s’exercer entre les État et qu’elle n’avait plus vocation à être masquée par la dépendance et la domination coloniale.
Or cette solidarité entre égaux n’était conçue que parce que chaque État, « grand ou petit » constituait une entité « significative » en termes de relations internationale, capable d’assumer les grandes fonctions régaliennes et qui pouvait donc mobiliser une voix réelle et non symbolique. Cette situation seule permettait de se dispenser de la représentation des peuples appelés à « disposer d’eux-mêmes », mais qui devaient s’effacer devant les États. Dans l’esprit des Européens, l’exemple classique d’un trop grand émiettement était celui du Saint-Empire romain germanique, dont les centaines de micro-principautés disposant de l’immédiateté impériale avaient constitué autant de forces entropiques sources d’interminables problèmes de « souveraineté », notamment car ils ne pouvaient assumer réellement ce qu’implique une « indépendance ».
Enfin, cette raisonnable égalité des États était la condition sine qua non pour l’acceptabilité d’une autorité internationale qui s’imposerait déformait à tous, sous la double forme des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies prises sous l’égide du chapitre VII de la Charte et du Droit international humanitaire, qui devenait une norme globale de fait, découlant du principe d’Humanité retenu par la Charte comme le référentiel moral commun de « dernier ressort », acte de foi permettant de dépasser les questions religieuses et politiques.
L’émiettement qui a suivi la décolonisation, tout particulièrement la décolonisation insulaire de l’empire britannique, ne pesa pas pour rien dans l’affaiblissement des institutions internationales. Favorisée par le mouvement des non-alignés qui vit très tôt dans l’AGNU son « organe de contre-pouvoir » face à un Conseil de sécurité paralysé par la Guerre froide, l’inflation du nombre d’Etats reconnus a concerné tous les ensembles géographiques et tous les continents. Face à plus de 140 admissions depuis la conférence de San-Francisco, les Nations Unies n’auront connu que trois « réunifications » : le Vietnam, le Yémen et l’Allemagne. Le monde est ainsi entré depuis 1945 dans l’ère non plus des « États-nations », mais des « États-régions », voire des « États-communes ». Quelle représentativité a encore l’AGNU dans ces conditions ? On questionne beaucoup la représentativité du Conseil de sécurité, beaucoup moins celle d’une assemblée de 193 États dont une quarantaine compte moins d’un million d’habitants, soit la population de la commune de Lille, parmi lesquels une dizaine moins de 100 000 habitants, soit la population d’Angoulême ou Montbéliard qu’on imagine pourtant bien mal envoyer une délégation à New York. Les mêmes voix qui régulièrement accusent la France d’être « trop petite » à l’échelle européenne ou mondiale ne voient pas de contradiction à soutenir tous les mouvements indépendantistes qui se proposent d’atomiser les vieux États-nations et de donner à ces régions des voix « étatiques » à l’AGNU.
Cet émiettement préjudiciable à la représentativité d’une majorité à l’AGNU crée aussi une vulnérabilité du droit international au lobbying d’acteurs privés non-étatiques. Si on a pu dénoncer, à bon droit, la paralysie engendrée au plus haut niveau de l’ONU par les logiques de puissances ainsi que les pressions plus ou moins amicales des « grands » sur les « petits » États, il ne faut pas sous-estimer la faiblesse des micro-États face aux entreprises transnationales et aux grandes ONG. Ainsi, ICAN revendique plus de 50 000 membres et dispose de larges moyens financiers qui ont été mis à profit pour « obtenir l’engagement » de plusieurs micro-États dont les services diplomatiques ne peuvent tout simplement pas mobiliser des moyens et des expertises de qualité équivalente à ceux de l’ONG. Ce n’est d’ailleurs un hasard si beaucoup de micro-états se sont constitués une économie de rente prédatrice fondée sur l’évasion fiscale et l’optimisation des flux financiers des grandes entreprises transnationales. Ils sont un maillon clef de l’économie mondialisée qui mine les ressources des États-nations.
Cette atomisation s’appuie d’ailleurs sur quelques États plus forts, mais dont les logiques d’engagement internationales sont largement dictées par leurs problèmes internes. Il est ainsi significatif que deux des trois « mastodontes démographiques » de la liste des signataires du TIAN, le Mexique et le Nigéria, soient des pays en proie à des enjeux de sécurité intérieure redoutables qui, de près comme de loin, n’ont rien à voir avec l’arme nucléaire et tout à voir avec le terrorisme, le crime organisé, les trafics de drogue et d’armes [4]. Ainsi, le Mexique est ensanglanté par près de 10 000 morts violentes par an, ce qui le classe régulièrement au premier rang des conflits actifs les plus meurtriers depuis de nombreuses années. Pourtant, cela ne semble pas justifier de la part de Mexico d’exercer, par exemple, des pressions actives contre les exportateurs d’armes légères et de petit calibre, tels que l’Autriche, autre signataire du TIAN et « champion » du désarmement, qui a vu pourtant ses ventes d’armes s’envoler vers l’Amérique latine à la faveur de la pandémie de Covid-19 (+377% vers le Brésil en 2020) [5]. À Mexico comme à Abuja, il semble plus urgent d’être actif sur le champ du désarmement nucléaire que dans celui de la limitation des trafics d’armes légères et ce, alors même que l’un comme l’autre État est membre d’une zone « exemple d’armes nucléaires » dont la sanctuarisation est largement reconnue par les puissances nucléaires dotées au titre du TNP [6].
À rebours de cette approche qui consiste à monter de toute pièce une majorité de circonstance à l’AGNU pour créer de nouvelles « normes de droit international » en jouant sur l’ambiguïté des traités dans l’opinion, il existe fort heureusement des approches plus efficaces qui peuvent encore jouer un rôle utile dans la construction d’un ordre international à la fois plus juste, plus équitable et plus efficace, « malgré » son atomisation.
Ainsi, l’approche retenue par le Traité d’Interdiction Complet des Essais Nucléaires (TICE) est un modèle non pas de pragmatisme, mais simplement de logique : bien qu’ouvert à la signature de « tous les États de l’AGNU » dans son annexe 1, le TICE doit, pour entrer en vigueur, obtenir les ratifications non pas d’un certain nombre d’Etats dans l’absolu, mais d’une liste de 44 États désignés à l’annexe 2 et qui sont considérés comme « cruciaux », par leur participation à la conférence du désarmement d’une part et par leur implication dans la filière nucléaire civile relevée par l’AIEA d’autre part. On note ainsi que la Russie, la France et le Royaume-Uni ont ratifié le traité, tandis que les autres États dotés ou possesseurs de l’arme nucléaire ne l’ont toujours pas fait. Cela n’a pas empêché d’ailleurs la mise en place des mécanismes de surveillance prévus au traité, qui constituent une indéniable réussite très loin des approximations et des lacunes du TIAN. Un traité bien construit et impliquant les États représentatifs d’une question peut peser dans les affaires du monde, même sans être ratifié. Et l’implication de nombreuses ONG et de petits États dans le soutien du TICE s’accomplit ainsi dans une synergie utile, à même de faire pression sur les États « récalcitrants » sans pour autant mettre en péril la sécurité des Etats « précurseurs ».
De même, l’approche retenue par le Conseil de sécurité en 2004 avec le vote de la résolution 1540 a permis de faire émerger pour la première fois une forme de « norme légale imposée par les Nations Unies », qui ne soit pas liée à un événement circonscrit dans l’espace et dans le temps comme c’est souvent le cas avec les résolutions du CSNU sur les conflits armés, mais au contraire à un sujet d’intérêt général, à savoir la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, notamment hors de la sphère étatique. C’est par le biais de cette résolution, couplée aux recommandations du Groupe d’action financière (GAFI) que l’ensemble des États membres de l’ONU met progressivement en place une législation criminalisant toute prolifération chimique, biologique ou nucléaire. Il faut souligner, au-delà des cinq membres permanents du CSNU, la large adhésion à la résolution 1540, dont la portée n’a été limitée, du bout des lèvres, que par la Chine qui ne souhaitait pas que l’adhésion à la « Proliferation Security Initiative » (PSI) soit obligatoire. Si on pourra objecter que la résolution 1540 n’a pas empêché les essais nucléaires nord-coréens, il faut quand même porter au crédit des démarches de non-prolifération la très forte réduction de la menace non-étatique (terroriste) d’une part et la limitation du nombre d’États « posant un problème » à la Corée du Nord, l’Iran et (pour l’arme chimique) la Syrie. Une telle approche, prise avec beaucoup de collégialité sous l’égide du Chapitre VII, pourrait d’ailleurs être mise en œuvre face aux enjeux climatiques, qui menacent objectivement à moyen terme la sécurité de l’ensemble des membres de la planète.
L’objection classique qui motive de nombreux États à adhérer au TIAN est la frustration née de l’article VI du TNP qui portait engagement de la part des États dotés à négocier « de bonne foi » en vue d’un désarmement nucléaire « à une date rapprochée ». Mais cette frustration ne doit pas d’une part occulter les remarquables accomplissements des deux autres piliers du TNP : la non-prolifération et les usages pacifiques de l’atome. D’autre-part, s’agissant du désarmement, il faut rappeler que les États dotés ont tout de même réduit leur stock d’armes de près de 90% depuis le pic de la Guerre froide et que l’article 6 du TNP précise bien que la démarche doit s’inscrire dans le cadre d’un « désarmement général ». Or ce processus de désarmement général n’est objectivement pas alimenté actuellement, et les États signataires du TIAN ne sont pas toujours exemplaires dans le désarmement conventionnel (citons le Venezuela ou la Colombie par exemple).
Au final, l’exemple du TIAN montre que, dans les difficultés qui sont celles du multilatéralisme et de la « gouvernance mondiale », le problème n’est pas là où on le voit toujours un peu facilement, à savoir au Conseil de sécurité. Si on stigmatise beaucoup le droit de veto des anciens vainqueurs de la seconde guerre mondiale qui se trouvent (sans lien légal) être les États dotés au titre du TNP, on considère avec trop d’indulgence l’activité d’une AGNU qui, par l’inflation du nombre de ses membres, devient sans cesse plus faible, moins représentative et plus susceptible de céder aux pression des logiques de puissance, qu’elles viennent des États, mais aussi entreprises multinationales ou des ONG. Si l’on veut « refonder » la gouvernance mondiale au XXIe siècle, deux pistes semblent tout aussi prioritaires que la refonte du Conseil de sécurité : d’une part, faire des ONG et des entreprises transnationales de vrais « sujets de droit international » afin de pouvoir réguler leur activité à l’échelle mondiale, et d’autre part accepter que l’AGNU évolue soit vers un organe de représentation des « peuples » avec un nombre de voix représentatif de la population des États, soit vers un organe de représentation « régionale », dans lequel une douzaine de grandes zones de peuplement seraient représentées, ce qui favoriserait une plus grande intégration en retour.
Stéphane AUDRAND
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[1] Ou 42, si on considère en toute rigueur que Niué et la Palestine ne sont pas des États reconnus, disposant de la pleine capacité de conclure des traités, prévue à l’article 6 de la Convention de Vienne de 1969 et du quatrième critère de la Convention de Montevideo de 1933, relatif à la capacité d’entretenir des relations avec les autres Etats.
[2] Cas très manifeste pour les mines, ainsi que pour les armes légères et de petit calibre (ALPC) dont les flux illicites sont visés par le TCA.
[3] La récente signature du TCA par la Chine (dont on attend de voir la réalité de la transparence prévue par le traité) doit d’avantage à des motivations anti-américaines d’opposition à la présidence Trump et de posture de bonne foi alors que la Chine refuse par ailleurs les négociations en matière de contrôle des arsenaux nucléaires. En outre, le TCA étant un moyen de lutter contre les flux vers les acteurs « non étatiques », il pourrait servir à Pékin à isoler encore un peu plus Taiwan.
[4] Le cas du Bangladesh est un peu à part, dans la mesure où son environnement de sécurité le pousse vers l’alliance chinoise (la Chine est son principal fournisseur d’armes), sans pour autant bénéficier d’une garantie chinoise ou pakistanaise formelle.
[5] https://www.theguardian.com/world/2020/jul/31/brazil-guns-glock-firearms-exports-data
[6] Respectivement le traité de Tlatelolco de 1968 pour le Méxique et le traité de Pelindaba de 2009 pour le Nigéria.