LIVRE : « Les blessés de Napoléon » (auteur : Nebiha Guiga) – L’envers sanglant de l’épopée impériale.

Extrait des Mémoires du colonel Combe

« Je passai à côté des ambulances. Là, près d’un fourgon, gisent une foule de malheureux blessés formés en cercle autour d’un feu placé au centre et servant à faire cuire des tablettes de bouillon. Les chirurgiens et leurs aides en bras de chemises et les manches retroussées, tenaient en main le fatal bistouri ou la scie terrible. Ils coupaient un bras ou une jambe déchiquetaient les chairs et, tout couverts de sang, montraient la plus grande activité dans les pansements. Des jurements affreux, des cris de désespoir, des gémissements lamentables signifiaient l’approche de ces ambulances improvisées et renouvelées sans interruption par les résultats de la bataille ».

Publié aux éditions Passés/Composés en juin 2025, l’ouvrage de Nebiha Guiga intitulé « Les blessés de Napoléon » s’impose comme une contribution majeure à l’historiographie napoléonienne. Cette jeune historienne, titulaire d’un doctorat conjoint de l’EHESS et de l’université de Heidelberg, propose une relecture radicale de l’épopée impériale en déplaçant le regard des champs de victoire vers les chairs meurtries des combattants. Préfacé par Patrice Gueniffey, éminent spécialiste de la période révolutionnaire et impériale, ce travail de près de 400 pages réussit le pari difficile de rendre accessible au grand public une recherche universitaire exigeante, issue d’une thèse soutenue en 2021.

L’originalité fondamentale de cette étude réside dans son parti pris méthodologique : donner la parole aux grands absents des récits héroïques, ces milliers de soldats dont les corps brisés constituent le prix humain des conquêtes napoléoniennes. Là où l’imagerie officielle et les bulletins de la Grande Armée célébraient la gloire militaire, Nebiha Guiga choisit d’explorer ce que Patrice Gueniffey qualifie dans sa préface comme l’approche d’une nouvelle génération d’historiens, moins sensible à l’héroïsme qu’aux souffrances dont la guerre est la cause. Cette perspective s’inscrit dans le courant de l’histoire sensible et anthropologique, qui privilégie l’expérience vécue des acteurs historiques plutôt que les grandes fresques stratégiques.

Le cadre chronologique et spatial de l’étude trouve son point focal dans la bataille de Leipzig, qui se déroule du 16 au 19 octobre 1813. Ce choix n’est pas anodin : cette confrontation titanesque, surnommée la « bataille des Nations », demeure jusqu’à la Première Guerre mondiale la plus grande bataille de l’histoire européenne tant par les effectifs engagés que par l’ampleur des pertes. Elle constitue un cas d’école pour comprendre l’inadéquation croissante entre l’échelle des affrontements napoléoniens et les moyens sanitaires disponibles. Les armées de l’époque, héritières des structures organisationnelles de l’Ancien Régime et du XVIIIe siècle, se trouvent confrontées à une réalité nouvelle : celle de batailles impliquant des centaines de milliers d’hommes et générant un nombre de victimes sans précédent.

La structure de l’ouvrage témoigne d’une volonté de suivre le parcours complet du blessé, depuis l’instant traumatique de la blessure jusqu’aux suites à long terme de ce traumatisme. Divisé en quatre grandes parties, le livre accompagne chronologiquement le destin des victimes de guerre. La première section examine l’organisation sanitaire en amont des combats, révélant les préparatifs, les représentations mentales de la blessure et les dispositifs théoriques censés faire face à l’afflux de victimes. La deuxième partie se concentre sur le moment crucial du traumatisme lui-même et les premiers secours prodigués sur le champ de bataille, de la blessure à l’ambulance — terme qui désignait alors non pas un véhicule, mais des points fixes de premiers soins établis à l’arrière des lignes. La troisième section aborde la question des hôpitaux militaires et des évacuations, tandis que la dernière explore le rôle décisif des civils dans les soins et les différentes issues possibles de la blessure.

L’apport documentaire de Nebiha Guiga constitue l’un des points forts de cette recherche. L’historienne a exhumé des témoignages oubliés, rarement exploités par l’historiographie traditionnelle. Ces sources primaires offrent un accès direct à la brutalité des pratiques médicales de l’époque. Les descriptions ne dissimulent rien de la réalité crue des amputations pratiquées à la chaîne, des membres qui s’accumulent près des tentes chirurgicales, de la puanteur insoutenable des hôpitaux de campagne. Dans une ère précédant la découverte des antibiotiques et des sulfamides, la chirurgie militaire repose essentiellement sur l’amputation rapide pour éviter la gangrène. Les tableaux dépeints évoquent un véritable cauchemar : des chirurgiens opérant au milieu des patients agonisants, environnés de bras et de jambes sectionnés, dans des conditions d’hygiène épouvantables.

L’auteur met également en lumière les défaillances structurelles du système sanitaire militaire napoléonien. Conçu pour les guerres du siècle précédent, ce dispositif se révèle totalement inadapté au gigantisme des affrontements impériaux. L’artillerie, dont l’efficacité meurtrière ne cesse de croître, inflige des blessures d’une gravité inédite. Les boulets et la mitraille provoquent des traumatismes d’une tout autre nature que les armes blanches traditionnelles. L’exemple du général Moreau, qui perd ses deux jambes avant de succomber à ses blessures en 1813, illustre tragiquement cette évolution de la violence guerrière. Le nombre de blessés augmente proportionnellement aux effectifs mobilisés, d’Austerlitz à Leipzig, saturant rapidement les capacités d’accueil des hôpitaux militaires.

Face à cette inadéquation des structures officielles, l’ouvrage révèle le rôle crucial joué par les populations civiles vivant à proximité des zones de combat. Cette solidarité, parfois spontanée, parfois organisée, s’avère déterminante pour la survie de nombreux soldats. Les habitants recueillent et soignent les blessés sans distinction de camp, témoignant d’une humanité qui transcende les antagonismes nationaux. Ces gestes de compassion génèrent fréquemment une reconnaissance durable chez les survivants, créant des liens mémoriels entre civils et militaires qui perdurent bien au-delà du conflit. Cette dimension extrahospitalière des soins constitue l’un des apports les plus originaux de la recherche, soulignant comment la guerre s’immisce profondément dans le tissu social des régions touchées.

Au-delà de l’étude des pratiques médicales et des structures de soins, Nebiha Guiga s’intéresse à la construction mémorielle et narrative de la blessure. Comment le traumatisme se raconte-t-il ? Comment se transmet-il ? Comment la littérature transforme-t-elle l’expérience vécue ? La blessure devient ainsi un objet culturel qui façonne les représentations de la guerre, véhicule des notions d’héroïsme et de bravoure, et participe à l’élaboration d’une mémoire collective des conflits napoléoniens. Cette approche pluridisciplinaire, croisant histoire sociale, histoire culturelle et anthropologie historique, confère à l’ouvrage une profondeur remarquable.

« Les blessés de Napoléon » s’inscrit pleinement dans le renouvellement historiographique des études napoléoniennes. En choisissant de regarder l’Empire par le bas, depuis les corps souffrants plutôt que depuis les états-majors, Nebiha Guiga dévoile l’envers du décor de ce qui demeure la plus grande épopée guerrière de l’Europe du XIXe siècle. Comprendre la guerre dans sa totalité implique d’en mesurer le coût humain réel, au-delà des statistiques abstraites de pertes.

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Les blessés de Napoléon, Éditions Passés / Composés, Nehiba Guiga, 368 pages, 24 €.

 

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