Trop lourds, trop statiques, coûteux en personnel… nos PC actuels ne sauraient répondre aux besoins d’un conflit de haute intensité. Le GCA (2S) Patrick ALABERGÈRE milite donc pour réforme rapide qu’il conviendra de valider par des entrainements fréquents.
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Dans un contexte géopolitique de plus en plus incertain et dangereux, le retour des États-puissances, les velléités expansionnistes de certains États comme la Chine, la Turquie ou la Russie rendent un conflit majeur de haute intensité possible, voire probable.
Ce combat de haute intensité est défini par l’état-major de l’armée de Terre comme « un affrontement soutenu entre masses de manœuvre agressives, se contestant jusque dans la profondeur et dans différents milieux l’ensemble des champs de conflictualité (physique et immatériel) et dont l’objectif est de vaincre la puissance de l’adversaire. »
Bien conscient de la nécessité de se préparer à toutes les menaces, le général chef d’état-major de l’armée de Terre a mis la préparation à ce type de conflit au centre de ses préoccupations. Dans cette perspective, il est indispensable d’examiner nos structures opérationnelles de commandement, autrement dit notre système de Postes de commandement (PC), pour savoir si elles sont adaptées à ce type d’engagement.
Il m’apparait que notre système de PC doit absolument évoluer pour s’adapter au retour de l’engagement de haute intensité. Il doit profiter des nouvelles capacités des Systèmes d’information et de commandement (SIC) irriguant le programme SCORPION, comme des nouvelles technologies pour se redéfinir dans un nouveau cadre doctrinal, avec une nouvelle organisation que nos exercices de préparation opérationnelle devront valider.
Un système de PC aujourd’hui inadapté aux caractéristiques du combat de haute intensité
J’ai toujours été frappé dans le cadre de mes diverses fonctions pendant plus de 10 ans au sein des Forces terrestres (FT) par la dérive inflationniste de la taille de nos structures de commandement. Leur fonctionnement nécessite toujours plus de ressources humaines, toujours plus de moyens informatiques à mettre en place, toujours plus de liaisons à établir, toujours plus d’AMPC[1] à installer et à alimenter en énergie. Ainsi nous implantons sur une surface très étendue, une énorme concentration de moyens SIC, nous regroupons de nombreux officiers d’état-major de haut niveau, en un même lieu, figé, connu de tous et facilement identifiable. Nous créons ainsi de facto un objectif de choix pour un ennemi (ENI) qui aura les moyens de contester notre supériorité dans la 3e dimension ou dans l’espace cyber, comme ce sera malheureusement le cas dans un conflit de haute intensité.
La nature de nos derniers engagements explique en partie cette dérive car les systèmes de commandement dépendent étroitement du type d’opérations à mener. C’est pourquoi notre organisation actuelle reste marquée par trois décennies d’interventions extérieures face à des formes diverses d’insurrection, plus ou moins asymétriques, qui calibrent la menace à prendre en compte. Ainsi en Afghanistan comme au Sahel, nous ne sommes pas dans des guerres de mouvement, imposant des bascules de PC régulières, exigeant de se prémunir contre un ennemi susceptible de mener des attaques aériennes sur nos déploiements ou de neutraliser nos communications. Nos états-majors se sont habitués à se considérer à l’abri des tirs indirects, des raids aériens, de la guerre électronique qui constitueront pourtant les principales menaces dans un conflit de haute intensité.
S’agissant des effectifs, c’est le principe du toujours plus qui domine, la réponse à la complexification des opérations passant systématiquement par une augmentation des effectifs de nos états-majors. Dans ce cadre, les « conseillers » d’un commandant de division ou de composante se multiplient, toujours pour de bonnes raisons. Il s’agit notamment de répondre aux besoins d’expertise découlant de « l’approche globale[2] » qui confère au commandant de division ou de composante un champ d’action et de responsabilités de plus en plus étendu. Le commandement militaire est impliqué dans des actions de gouvernance et de développement qui modifient profondément la chaine de commandement et ses structures, plaçant parfois les autorités militaires comme concourantes d’acteurs civils dans certains domaines (aide au développement) et dans une zone d’action dont elles n’ont plus la plénitude de la gestion. Ainsi le CRR/FR[3], employé en structure LCC[4] avec des attributions de niveau opératif, nécessite un état-major de 890 personnes.
De plus, dans nos dernières configurations de PC les plus souvent utilisées se mêlent parfois les niveaux opératif et tactique, agrémentés avec un soupçon de niveau stratégique dans certains cas. Qui n’a jamais assisté à une interminable discussion d’état-major pour savoir si le PC qui allait se déployer était de type 23 ou 32[5] ? Tout cela génère une certaine confusion dans le partage des responsabilités et par conséquent des experts associés, en mettant à mal le principe de subsidiarité qui doit prévaloir entre les différents échelons de commandement.
Il faut ensuite armer les différentes cellules de l’état-major avec un effectif de plus en plus conséquent, pour traiter un volume d’informations en hausse constante et pour produire des ordres d’opérations de plus en plus longs et indigestes. L’application des standards américains lors de la production des ordres d’opérations en Afghanistan constitue un souvenir douloureux pour bon nombre de nos officiers. Nous sommes loin aujourd’hui de la simplicité de l’ordre d’opérations du général LECLERC pour s’emparer de PARIS ou STRASBOURG…
Dans nos pays occidentaux, cette inflation des effectifs découle aussi des besoins générés par les quatre principales caractéristiques de nos structures de commandement opérationnel : leur multinationalité, leur adaptation aux opérations de stabilisation qu’elles ont souvent (toujours) conduites, leur numérisation et l’application des normes OTAN. Mais c’est aussi le prix à payer pour pouvoir prétendre à la certification de nos états-majors de Niveau 1 comme le CRR/FR, selon les critères OTANniens pour entrer dans le cercle fermé des PC HRF[6].
Le rapport de force assez équilibré pouvant exister dans un conflit de haute intensité, la menace répartie sur toute la profondeur du champ de bataille et sur tous les champs possibles d’affrontement exigent donc d’adapter les concepts de fonctionnement et de déploiement de nos structures opérationnelles de commandement. Leur survie en haute intensité nécessite de les rendre beaucoup moins vulnérables, plus « manœuvrières » et plus efficientes.
Une évolution indispensable qui doit capitaliser sur l’arrivée du système SCORPION et de nouvelles technologies, notamment en matière de survivabilité
Il s’agit tout simplement de préserver notre capacité à commander, vitale pour espérer la victoire quel que soit le type de conflit, en améliorant de façon substantielle la survivabilité de nos PC, en faisant sans doute évoluer notre chaine de commandement, mais aussi notre manœuvre des PC.
S’agissant de la survivabilité des solutions technologiques ou non technologiques existent car les PC « sédentaires » sont incompatibles avec le combat en haute intensité, en raison de leur vulnérabilité et des délais prohibitifs d’installation qu’ils requièrent, s’agissant notamment de nos PC de niveau 1 par exemple. J’en veux pour preuve le déploiement du PC du CRR/FR en Pologne en 2017 lors d’un exercice de certification de l’OTAN qui a nécessité 250 wagons pour acheminer 2 600 tonnes de matériel. Pour l’installation de son QG en un PC unique, il a fallu aménager une surface plane de 100 000 m2 pour recevoir 200 AMPC, 1 300 m2 de tentes, relier 1 000 ordinateurs avec 9 kilomètres de câble et utiliser une puissance énergétique de 1 200 kW.
Cette évolution ne peut se conduire qu’en tenant compte des apports des SIC de SCORPION qui vont sans doute améliorer significativement la fluidité du commandement, le partage de l’information, la compréhension de la manœuvre amie comme ennemie, faciliter la déconcentration des mesures de coordinations entre les unités.
Mais il s’agit aussi d’intégrer les bénéfices attendus par l’utilisation de l’Intelligence artificielle (IA) dans le traitement des données, de l’information et dans l’élaboration des outils d’aide à la décision au sein de nos structures de commandement. En veillant cependant à maintenir l’homme dans la boucle de décision, au niveau requis. L’exploitation longtemps ignorée des optimisations permises par la recherche opérationnelle dans les processus décisionnels mériterait sans doute d’être remises au goût du jour. Il apparaît assez clairement que, quelle que soit la configuration de PC privilégiée, la fonction déjà émergente du management de l’information prendra une place et une importance prépondérantes dans l’évolution à venir.
Nos énormes organisations sont devenues difficiles à armer dans une logique de juste suffisance des moyens et des effectifs. Aujourd’hui il est extrêmement difficile de monter un exercice réunissant simultanément les trois niveaux de commandement (Corps, Division, Brigade), d’autant plus que le rythme de nos projections consomme une grande partie de notre ressource humaine en officiers d’états-majors. Il est donc plus raisonnable de revoir à la baisse nos standards d’armement de nos PC. Sans en revenir aux 10 officiers qui armaient un PC de Division en 1914, il y a sans doute un juste milieu à trouver.
Enfin face aux nombreuses menaces découlant d’un conflit de haute intensité qui peuvent remettre en cause le fonctionnement de nos PC, leur survivabilité devient un enjeu majeur. Il faut donc poursuivre la réflexion en explorant les critères de survivabilité à l’aune des technologies nouvelles et innovantes. Dans son étude sur « le commandement opérationnel face aux enjeux de la haute intensité », l’IFRI[7] a défini, dans le schéma ci-dessous, les principaux critères de survivabilité avec les défis à relever.
Ces défis sont nombreux, parfois, antinomiques, voire incompatibles, il faudra donc comme souvent trouver et accepter un compromis entre le souhaitable et le possible. Mais aucune piste ne doit être négligée dans la réflexion que conduisent nos états-majors sur ce sujet.
Une organisation et un fonctionnement à redéfinir dans un cadre doctrinal, partagé en interarmées comme avec nos alliés, permettant de préparer de futurs engagements en haute intensité
En termes d’organisation, la vocation de nos PC reste inchangée. Il s’agit toujours de permettre la compréhension de la situation, d’éclairer la décision du chef en proposant des modes d’action pertinents et de conduire l’action en produisant des ordres et des comptes rendus. Pour autant, il faudra en profiter pour redonner de la subsidiarité et de l’autonomie de décision aux échelons subordonnés, SCORPION devrait le permettre. Mais surtout, l’entrisme pratiqué parfois par l’échelon supérieur dans la conduite des opérations du niveau N-1, voire N-2, ne pourra pas être de mise dans un conflit de haute intensité où les zones d’affrontement seront nombreuses, d’autant plus que la simultanéité des combats sur toute la profondeur de la zone d’action et le rythme élevé de la manœuvre ne le permettront pas.
Les travaux doctrinaux ou d’organisation de nos PC doivent prendre en compte le caractère obligatoirement interarmées de nos structures opérationnelles de commandement. Cette intégration interarmées sera un problème complexe à résoudre avec des SIC pas toujours interopérables, même si le futur Système d’information des armées (SIA) devrait améliorer la situation. Je suis convaincu qu’il faut également, dès le temps de paix, s’entrainer et travailler ensemble au sein des états-majors opérationnels pour être pleinement opérationnel le jour J. Or, malheureusement avec des effectifs comptés l’armée de l’Air ne s’est jamais vraiment investie dans l’armement de nos structures de PC HRF comme le CRR/FR. La politique du complément opérationnel arrivant la veille de l’exercice atteint vite ses limites. Pourtant, je doute que dans un conflit de haute intensité avec une supériorité aérienne partagée ou largement contestée toutes les opérations aériennes puissent être commandées depuis MONT-VERDUN dans la banlieue lyonnaise, l’actuel emplacement du CDAOA[8].
Il faudra également réfléchir à l’utilisation des Forces spéciales dans ce type d’engagement et comment mieux coordonner leur action avec celle des forces classiques car le partage de certains moyens, notamment les vecteurs de la 3e dimension, sera encore plus difficile à arbitrer que dans nos engagements asymétriques actuels.
Nous n’échapperons pas non plus à une réflexion sur la place de la multinationalité dans la construction d’une coalition devant faire face à un conflit de haute intensité. Le caractère multinational de nos futures coalitions sera toujours une constante mais il faudra trouver des partenaires motivés et surtout prêts à payer le prix du sang, qui sera sans doute très élevé dans ce type d’affrontement.
Un tel engagement suppose également que la société française, comme celle de nos alliés du moment, fassent preuve d’une résilience suffisante pour soutenir l’engagement de ses soldats, en acceptant notamment les pertes afférentes. En effet, « une autre façon de décrire la haute intensité est de la caractériser par un taux d’attrition considérable » dit le général chef d’état-major des armées lors d’un colloque du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC). Cela risque de limiter drastiquement les partenaires possibles et fiables…
Nos alliés potentiels seront beaucoup moins nombreux que ceux répertoriés sur les bancs de l’ONU, de l’UE ou de l’OTAN. Il faudra donc construire la coalition ad hoc, en espérant que l’interopérabilité des systèmes de combat sera possible car nous ne nous engagerons pas forcément avec ceux avec qui nous nous entrainons régulièrement.
Avec qui et dans le cadre de quelle alliance pourrons-nous mener un combat de haute intensité ?
La réflexion sur l’adaptation de nos structures de commandement opérationnel au conflit de haute intensité est bien lancée dans nos états-majors. Mais elle doit rapidement dégager les grandes options qui permettront l’écriture d’une doctrine et d’un mémento sur nos PC de niveau 1 à 3, car depuis des années, pour de bonnes raisons et de moins bonnes, c’est un domaine en jachère.
Je recommande d’ailleurs à tous ceux qui s’intéressent à cette problématique la lecture de l’excellente étude de l’IFRI sur « le commandement opérationnel face aux enjeux de la haute intensité », publiée par Serge Caplain en juin 2019[9].
Demain et plus encore lors d’engagement de haute intensité, la capacité à commander sera déterminante pour la victoire au combat où il faudra donner les bons ordres, au bon moment afin qu’ils parviennent en temps et en heure aux PC des unités subordonnées afin d’y être exploités.
La performance du commandement sera plus que jamais un facteur majeur de supériorité opérationnelle et elle dépendra d’abord de l’organisation et du fonctionnement de notre système de PC.
NOTES :
[1] AMPC : Abri Mobile pour Poste de Commandement.
[2] Qui vise à la prévention ou au règlement durable et rapide d’une crise par la synergie des actions réalisées par les différents intervenants dans les domaines de la gouvernance de la sécurité et du développement économique et social, selon le glossaire interarmées de terminologie opérationnelle.
[3] Corps de Réaction Rapide-France.
[4] Land Component Command, commandement de composante terrestre.
[5] Niveau 1 : Corps d’Armée, niveau 2 : Division, niveau 3 : Brigade. D’où la notion incongrue de PC de niveau « 32 » pour un PC de niveau 2 (normalement Divisionnaire) armée par un EM de Brigade ou inversement, tout en pouvant avoir une capacité de niveau opératif et commandant un volume de forces ne correspondant ni à une brigade, ni à une division.
[6] HRF : High Readiness Forces.
[7] Institut Français des Relations Internationales.
[8] Commandement de la Défense Aérienne et des Opérations Aériennes.
[9] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/caplain_la_fourmiliere_du_general_2019.pdf