Le 17 janvier 2022, pour la première fois, les Émirats arabes unis ont été touchés par la frappe de deux drones suicides lancés par les rebelles houthis depuis le Yémen. Il a aussi été évoqué le tir de missiles balistiques dont un aurait été intercepté par une batterie antimissiles THAAD ; mais cette information est à prendre au conditionnel faute d’éléments. Les modèles de drones employés sont probablement de type Samad-3, à notre connaissance les seuls dans l’arsenal des houthis ayant une autonomie suffisante pour couvrir les plus de 1000 km séparant les territoires du Yémen tenus par les Houthis et Abu Dhabi.
Le premier drone a touché un camion sur l’aéroport, le deuxième a atteint un dépôt pétrolier et le feu s’est propagé à trois camions citernes, faisant trois morts et six blessés.
Cette attaque et la réaction des Émirats posent deux questions :
Premièrement, Abu Dhabi est protégé par 8 sites de défense anti-aérienne autour de la ville et il ne semble pas que la défense sol/air ait été activée. Les drones ont-ils été détectés par les radars ?
Deuxièmement, en réponse, les EAU ont annoncé la commande supplémentaire de systèmes anti-drones auprès de la société israélienne SKYLOCK, mais ce matériel peut-il réellement répondre à la menace représentée par ce type d’attaque ?
La défense sol/air d’Abu Dhabi
Cinq batteries MIM-23 HAWK et trois batteries de système MIM-104 PATRIOT entourent la ville d’Abu Dhabi. Ces systèmes n’ont pas été conçus pour détruire de petites cibles volant à très basse altitude. Ils peuvent toutefois y arriver, à relativement courte distance, mais à la condition que les radars associés soient en mesure de détecter et de suivre les cibles, ce qui est loin d’être évident dans un environnement urbain ou péri-urbain aussi dense que celui de la capitale administrative des Émirats Arabes Unis.
Le premier drone a touché l’aéroport international (AUH) situé au nord-est de la ville. Le site de défense sol/air le plus proche, une batterie MIM-104 PATRIOT, se trouve 12 km à l’ouest de l’aéroport ; le drone pouvait donc approcher l’aéroport par l’est à basse altitude (comme le laissent supposer les vidéos circulant sur internet) en échappant à la détection radar du système.
Le deuxième drone a touché un site pétrolier situé à 15 km au sud du même site sol/air que précédemment et à 9,6 km au nord d’une batterie de MIM-23 Hawk. Était-ce volontaire de choisir des sites stratégiques les plus éloignés possible des sites sol/air ou un hasard lié à la nature même des cibles ?
Drones Samad-3 ou missiles de croisière ?
Les drones Samad-3 sont des drones d’une envergure de 4,5 m pour 2,8 m de long dont l’autonomie serait de 1 600 km et qui pourraient emporter 40 kg de charge militaire. Ce modèle est propulsé par un moteur bicylindre 2 temps issu du modélisme (3W-110i B2 d’origine allemande), associé à une hélice lui permettant de voler jusqu’à 8 000 m d’altitude à une vitesse de 200 à 250 km/h. La conception générale et l’électronique de commande de vol sont directement issues de l’aéromodélisme. Si la construction du Samad-3 est plus proche du modélisme et du drone, les performances sont, elles, bien plus proches du missile de croisière.
Très peu d’informations sont disponibles quant au moyen de guidage du drone. Le plus plausible est que la navigation soit inertielle, recalée par satellite (GPS, GLONASS, GALILEO…), mais la présence sur le dessus d’une antenne assez volumineuse laisse penser que le drone peut être téléopéré. Toutefois, compte tenu de l’autonomie de ces engins, il est très improbable qu’ils le soient au-delà d’une centaine de kilomètres environ. Néanmoins, il serait techniquement possible que le pilotage du drone soit récupéré par un opérateur se situant à proximité de la destination et dirigeant manuellement le drone vers sa cible. Ce n’est pas l’option la plus probable car le drone ne semble pas être équipé de système optronique permettant à l’opérateur de piloter avec précision, mais cette option ne peut être complètement écartée.
Le système anti-drone de SKYLOCK est-il adapté ?
Le système anti-drone proposé par cette société israélienne se compose, pour la détection, d’un radar fonctionnant dans la gamme de fréquences des 3 GHz, d’un système d’interception radiofréquence donnant la direction d’arrivée des signaux et d’un système optronique chargé de la poursuite et de l’identification des cibles.
- Le radar est composé de 3 panneaux assurant une veille sur 360°, chaque panneau assurant une veille sur 120°. La portée maximale de détection serait de 5 km, peut-être plus sur une cible comme le Samad-3 qui est relativement imposant.
- La détection radiofréquence aurait une portée maximale de 4 km, mais de seulement 1,5 km en environnement bruité comme celui d’Abu Dhabi.
- Le système électro-optique aurait, quant à lui, la capacité de poursuivre un drone jusqu’à 4 km de distance.
- La neutralisation est assurée par un système de brouillage actif sur les bandes de fréquences du Wifi (2,4 et 5,8 GHz), les fréquences GSM et GPS. La portée efficace du brouillage atteindrait les 2,5 km. La société propose aussi un drone intercepteur qui se présente sous la forme d’un quadricoptère doté d’une portée maximale de 4 km.
Le radar proposé est indéniablement en mesure de détecter des drones comme le Samad-3 qui, compte tenu de sa taille, n’est pas très discret et peut être repéré de nombreux de radars. Le problème, dans le cas présent, est d’arriver à détecter suffisamment tôt, afin de disposer d’un préavis de réaction significatif (la cible parcourt ± 60 m/s), un drone volant à peine au-dessus des bâtiments ; c’est davantage le positionnement du radar que le modèle utilisé qui fera la différence.
En revanche, la détection radiofréquence a toutes les chances d’être totalement inefficace contre ce type de drone qui est utilisé comme un missile de croisière avec un tir sur coordonnées géographiques sans être télé-opéré.
Les moyens de neutralisation proposés, brouillage et drone intercepteur, paraissent assez inadaptés pour ce type de menace.
Le drone n’utilisant très probablement pas de liaison radio, le brouillage n’aura aucun effet sur lui. Seul le brouillage des signaux GPS pourrait occasionner une gêne relative en dégradant sa précision mais, compte tenu de la portée effective du brouillage, il est peu sûr que la dérive engendrée soit suffisante pour que le Samad-3 loupe sa cible. Et encore, cette hypothèse n’est valable que si la cible se trouve dans le rayon d’action du brouilleur car, une fois sorti de la zone de brouillage, le drone corrigera immédiatement sa trajectoire.
Quant à la solution du drone quadricoptère intercepteur, on peut légitimement avoir des doutes sur sa capacité à aller intercepter un drone qui évolue entre 200 et 250 km/h.
En conclusion
La juxtaposition de systèmes proposés par la société SKYLOCK est une solution assez classique ; elle peut être efficace contre des drones civils modifiés mais elle ne convient pas du tout à ce type de menace qui s’apparente davantage à des missiles de croisière.
Les Houthis semblent apporter un certain soin à la préparation de leurs attaques en veillant à contourner autant que possible les défenses existantes, tel est le premier enseignement que l’on peut tirer de cet événement hors-normes. Cela peut aussi être de la chance, mais il faut garder en tête que ce type de travail préparatoire est assez facile à faire à partir d’internet et des sources ouvertes accessibles à tous. Néanmoins cela signifierait qu’une forme de « professionnalisation » s’opère, même dans les mouvements armés non étatiques. C’est un élément à prendre en compte car cela ne ressemble pas à une attaque à l’aveugle et le peu de dégâts sont dus à la faible charge militaire des drones et non à un défaut de tactique ou de ciblage.
Le mot « drone » recouvre un panel de porteurs très large et une solution anti-drone ne convient pas forcément (c’est même rare) à tous les types de drones. Dans le cas présent, les Émirats Arabes Unis ont été attaqués par deux missiles de croisière du « pauvre ». Élaborés à partir d’éléments de radio modélisme que l’on retrouve effectivement sur des drones de loisir ou des avions télécommandés. Toutefois, même si leur prix est très bas, ces « missiles » doivent être traités comme tels et les moyens pour les combattre doivent donc être adaptés.
Cette mission est traditionnellement dévolue à la défense sol/air courte portée bien plus qu’à des systèmes dédiés à la lutte contre les drones. Face à des menaces à bas coûts, la réponse des systèmes sol/air est économiquement intenable sur la durée (et le volume) à cause du prix de ces systèmes et de leurs munitions. Aussi, l’empressement à annoncer une commande de systèmes anti-drones SKYLOCK supplémentaires relève plus de la communication à destination de l’opinion publique que d’une réelle volonté de se prémunir contre ce type d’attaque.
À court terme, le meilleur atout des EAU pour contrer ce type de menace repose sur les systèmes PANTSIR dont ils ont acquis 50 exemplaires (moins une poignée perdue en Libye). D’ailleurs, les EAU chercheraient toujours à se doter du système anti-aérien israélien Iron Dome, voire du Barak-8 en parallèle de la récente commande du système sud-coréen Cheongung II (KM-SAM2). Le Cheongung II est co-développé avec la Russie sur la base du S-350 et du S-400 et doit remplacer les systèmes MIM-23 HAWK. De son côté, la Russie propose aux EAU son système TOR-M2KM pour protéger ses sites sensibles. Tous ces systèmes sont bien plus adaptés à la défense contre ce type de menaces que les systèmes sol-air aujourd’hui déployés ou que le système SKYLOCK.
Olivier DUJARDIN / Source : CERBAIR