samedi 7 décembre 2024

Réflexions Défense : Remettre la logistique au programme

Dans la réalité, où une opération est longue, et nécessite un déploiement opérationnel et un réengagement, la manœuvre tactique et la manœuvre logistique sont imbriquées, les deux participant à l’exécution d’une même mission. Le chef interarmes commande à la fois des moyens de mêlée, d’appuis et de soutien logistique. Il doit donc s’entrainer aussi à utiliser les moyens et procédures qui lui permettront d’être soutenu. Or, dans les écoles de formation des officiers, à tout niveau, la logistique est trop souvent le parent pauvre du programme. Il est temps de remettre de la logistique au programme.

« Les logisticiens sont des gens tristes et aigris, très demandés en temps de guerre, et qui, pleins de rancune, retournent à l’obscurité en temps de paix » J.M.A.H. LUNS, secrétaire général de l’OTAN, 1978

La logistique est plus que jamais la fonction opérationnelle sacrifiée. Si sur les 55.000 suppressions de poste programmées dans les armées, 36.000 concernent le soutien, il est aussi de plus en plus coutumier de considérer la logistique comme l’apanage de spécialistes, à la frontière du « coeur de métier », et de négliger les questions logistiques dans la réalisation des exercices tactiques.

Cette négligence relève souvent d’une confusion entre la logistique et le soutien. Si ce dernier est la mission des unités de soutien, la logistique est l’affaire de toute unité. C’est aussi la cause d’une approche confortable de la tactique qui apparait alors comme un « jeu de stratégie » se déroulant dans un cadre espace-temps trop limité pour considérer le volet logistique. Dans la réalité, où une opération est longue, et nécessite un déploiement opérationnel et un réengagement, la manoeuvre tactique et la manoeuvre logistique sont imbriquées, les deux participant à l’exécution d’une même mission. Le chef interarmes commande à la fois des moyens de mêlée, d’appuis et de soutien logistique. Il doit donc s’entrainer aussi à utiliser les moyens et procédures qui lui permettront d’être soutenu. Or, dans les écoles de formation des officiers, à tout niveau, la logistique est trop souvent le parent pauvre du programme. Il est temps de remettre de la logistique au programme.

En effet, étudier la tactique en négligeant l’aspect logistique, c’est s’affranchir des principales contraintes auxquelles sera confronté le chef interarmes, et cela participe à la fracture entre la tactique et la logistique. S’il est important, dans un premier temps, de constater que les exercices tactiques actuels, en écoles mais aussi dans les camps de manoeuvre, n’amènent pas à l’étude de la logistique, il faut souligner dans un deuxième temps que ceci provoque un manque de réalisme et une méconnaissance de la chaîne logistique à tous les niveaux, Or ces problèmes pourraient être résolus en systématisant la prise en compte des contraintes logistiques et en les étudiant pour y faire face.

 

CONSTAT 

« Plus je connais la guerre, plus je comprends combien tout dépend de l’administration et des transports. Il ne faut guère de talent ou d’imagination pour savoir où l’on voudrait déployer son armée – et à quel moment. Il faut bien davantage de connaissances et de travail ardu pour savoir où l’on peut placer ses forces et si elles pourront y subsister. » Général A.C.P. WAVELL, 1977

Le constat est clair. La logistique, bien que toujours au coeur des enjeux militaires, ne suscite pas beaucoup de vocation chez les officiers. Ceci est la conséquence d’une déconsidération dès la formation initiale, et tout au long du cursus vers les fonctions d’état-major. Tout d’abord, la formation des officiers possède des lacunes quant à l’étude du domaine du soutien. Si un officier de cavalerie sait globalement ce que peut lui fournir un artilleur, il connait très mal ce qu’il peut recevoir d’un logisticien. Cette inculture de la logistique est due aux études tactiques proposées dans les écoles d’état-major, qui ne proposent pas suffisamment de situation amenant à être confronté à des problèmes logistiques. Dans la réalité, les questions logistiques sont primordiales au début de l’action, dans le cadre du déploiement opérationnel, et à la fin, dans la cadre du ravitaillement en vue d’un réengagement. Or, les thèmes proposés ne traitent souvent que de la phase d’engagement. Ils se déroulent généralement dans un cadre espace-temps de 50 kilomètres de profondeur et pour une durée de 6 à 12 heures. Il est vrai que ce cadre espace-temps est trop limité pour obliger le futur chef interarmes à se soucier réellement de sa logistique, son autonomie initiale permettant de réaliser effectivement l’ensemble de l’action. Ces exercices ne permettent donc pas de donner un cadre réaliste pour l’étude logistique, et de former les futurs chefs à l’emploi de leurs moyens logistiques.

De plus, l’absence de manoeuvre interarmes permettant de jouer la mise en oeuvre d’un soutien réel ne permet pas au chef tactique d’être confronté à la complexité de la chaine logistique lors des exercicesEn effet, seuls les exercices de niveau division en terrain libre (EXTEL) permettaient, autrefois, le déploiement d’une base logistique divisionnaire, et donc mettaient en oeuvre des exercices communs entre les unités interarmes et les unités de soutien. Aujourd’hui, les unités interarmes manoeuvrent uniquement sur les camps nationaux (Champagne, Provence). Alors qu’ils prennent une organisation de temps de guerre (déploiement d’un centre opération (CO), structure interarmes…), leur soutien est assuré par les organismes de soutien « métropole » rattachés aux camps de manoeuvre, dans leurs infrastructures et leur organisation de temps de paix. Cette dissonance ne permet donc pas d’éprouver les méthodes et outils de soutien logistique qui seront utiles en temps de guerre. De leur côté, les unités de soutien manoeuvrent sur des exercices indépendants, sans troupe à soutenir réellement. Ils ne réalisent alors qu’un soutien fictif, qui ne leur permettent d’apprécier que partiellement la qualité de leur soutien. Pourtant, en opération, la logistique de l’unité dépend de plus en plus des savoir-faire de son chef. En effet, dans les engagements de type guérilla, où les unités sont généralement isolées sur les FOB1, et à l’heure où les économies se font le plus souvent sur le soutien, les unités doivent pouvoir compter de plus en plus sur leurs propres capacités logistiques. De plus, la sophistication des nouvelles armes, leur besoin en énergie et la réversibilité nécessitant l’emport de nombreux équipements, alourdissent considérablement la logistique de l’unité. D’ailleurs, l’intérêt de renforcer la gestion de la logistique s’est révélé sur tous les théâtres d’opération, où les organigrammes évoluent vers la mise en place d’un deuxième adjoint au commandant d’unité interarmes, en charge exclusivement de la logistique.

 

CONSÉQUENCES

S’il est confortable de pouvoir étudier des modes d’action tactiques sans prendre en compte les problèmes de ravitaillement et de chutes de potentiel, cela n’est pas sans conséquence. Outre le côté irréaliste de l’étude, cela ne permet pas de s’approprier les connaissances logistiques nécessaires au commandement des unités interarmes. Et cette méconnaissance, doublée d’une absence d’entrainement mutuel, cause une fracture entre les tacticiens et les logisticiens.

Tout d’abord parce que cette insouciance des questions logistiques se mue en habitude, les contraintes logistiques semblent être considérées comme étant à la marge des préoccupations du chef. Dans les études tactiques en école, les estimations de perte (bilans RAV-MEC-SAN2) sont peu prises en compte et les moyens de ravitaillement ou d’évacuation dont dispose l’unité totalement méconnus. De fait, la logistique est, dès le niveau de la section, l’affaire dévolue à l’adjoint (sous-officier adjoint, officier-adjoint…). Dans un contexte où la logistique devient de plus en plus lourde et complexe, il est évident que de la traiter « pour mémoire » est une erreur. Dans ce nouvel environnement où le chef interarmes a besoin de gérer ses moyens au plus juste, il doit s’habituer au contraire dès sa formation à étudier ses modes d’action sous l’aspect logistique. Il ne doit pas être formé à un jeu de guerre qui s’arrête brutalement en fin d’action, mais doit prendre conscience qu’il devra veiller à préserver son unité et remonter son potentiel en vue d’un réengagement. Les études tactiques qui autorisent à manoeuvrer sans prendre en compte la logistique ne donnent donc pas une vision réaliste d’une opération.

De plus, l’absence de manoeuvre interarmes incluant un soutien réel provoque une rupture de charge entre les unités interarmes et les unités de soutien. Actuellement, dans les centres d’entrainement, la logistique des unités manoeuvrantes n’est jamais jouée dans le cadre d’un soutien divisionnaire. Le lien entre les TC23 et les GSD4 n’est jamais travaillé. Ainsi, les procédures de soutien des unités interarmes par le GSD ne sont jamais éprouvées et sont souvent méconnues. De fait, la coopération entre tous les acteurs de la logistique n’est pas garantie.

Parallèlement, les unités de soutien logistique ne s’entrainent pas à se déployer dans le cadre d’un soutien réel au profit direct d’unités interarmes qui manoeuvrent, dans un cadre proche de ce qu’ils trouveront en temps de guerre. Les exercices de niveau brigade logistique, bien qu’ils permettent de valider les méthodes d’états majors et les liaisons avec les bataillons de soutien, ne permettent pas de jouer la relation unités soutenues / unités de soutien, et le soutien est toujours fictif. Ils permettent d’ailleurs difficilement de se placer dans un contexte opérationnel. Ainsi, l’engagement en Afghanistan a montré que les savoir-faire en protection des convois, le niveau de protection des véhicules logistiques et la préparation opérationnelle des logisticiens n’étaient plus suffisamment élevés pour assurer un soutien avec un maximum de sureté.

 

PROPOSITIONS

« Il n’y a pas de tactique sans logistique. Si la logistique dit non, c’est qu’elle a raison. » Général Eisenhower, 1944

La culture de la logistique et de ses contraintes doit être inculquée dès la formation initiale et à chaque étapes de la formation, avec l’étude de difficultés logistiques concrètes, et ne plus être considérée « pour mémoire ». Montrer un intérêt pour cette fonction opérationnelle, la faire connaitre et reconnaitre, pourrait alors lui donner plus de sens. Si les thèmes tactiques en écoles d’état-major permettent de s’entrainer efficacement à manoeuvrer une unité interarmes, ils ne doivent plus laisser croire que tout peut être réalisé sans même se soucier de ses axes de ravitaillement. Il faudrait, dans un premier temps, travailler sur plusieurs phases de la manoeuvre, afin d’allonger le temps de l’action, et obligeant à étudier une nécessaire remise en condition pour réengager l’unité, et en prenant en compte le ravitaillement et la nécessaire rehausse de potentiels humain et matériel. Les thèmes doivent comporter de réelles contraintes de soutien, obligeant les stagiaires à s’approprier la logistique de leur unité, à comprendre ces problèmes et à faire les demandes en moyens de soutien supplémentaires. Enfin, des travaux dirigés sur la logistique permettraient de parfaire la culture en présentant les capacités logistiques des unités et les moyens de soutien auxquels elles peuvent prétendre. Ainsi, en traitant de réelles problématiques logistiques, la réflexion tactique pourrait être rendue plus réaliste.

De plus, les manoeuvres des unités interarmes doivent inclure un soutien logistique de manoeuvre, en intégrant un noyau de GSD avec des unités de soutien déployées à leur profit. Cette intégration permettrait de travailler le lien TC2-GSD, facilitant la coopération entre les logisticiens des groupements interarmes et les logisticiens des unités de soutien. Cette acculturation romprait avec une défiance due essentiellement à un manque de connaissances mutuelles. Ainsi, les unités de soutien pourraient donner plus de sens à leur mission, en réalisant un soutien réel directement au profit d’unités en cours de manoeuvre.

 

CONCLUSION

« Il n’est qu’une chose plus difficile que d’introduire une idée nouvelle dans un cerveau militaire : c’est d’en faire sortir une ancienne » Liddell HART

On constate que le soutien logistique reste le parent pauvre dans tous les exercices tactiques, qu’ils soient en école ou sur le terrain dans les centres d’entrainement. Or, les engagements récents montrent que la logistique est de plus en plus contraignante, nécessitant du matériel sophistiqué et en masse. Ce désintérêt pour la logistique n’est pas sans conséquence. S’il habitue les futurs chefs interarmes à considérer la logistique comme une formalité sans gravité, il provoque surtout une méconnaissance à tous les niveaux, et une fracture entre les unités interarmes et les unités de soutien. Ainsi, le lien entre les TC2 et le GSD n’est jamais travaillé et les procédures de soutien sont peu connues. La logistique ne doit plus être traitée « pour mémoire ». Il conviendrait de s’attacher à rendre l’étude logistique intéressante en s’obligeant à travailler sur des contraintes réelles et un cadre espace temps suffisant long.

Enfin, la prise en compte du logisticien dans les manoeuvres tactiques lui permettrait non seulement de s’assurer de la qualité de son soutien, mais donnerait aussi plus de sens à sa mission. Certes, les engagements actuels offrent une stabilité à la force qui permet aux logisticiens de soutenir à partir de base logistique de style « métropole ». Certes, la survie face à l’externalisation des fonctions du soutien repose sur des plans de charges qui leur permettent peu de participer aux exercices des unités interarmes. Mais, l’absence des unités de soutien lors de ces exercices dans les centres d’entrainement les empêche de s’entraîner à un soutien réel dans des conditions opérationnelles, et participe à la méconnaissance de la logistique.

Enfin, si la mêlée a (re)pris conscience qu’elle ne devait pas faire un pas sans appui, elle doit maintenant être consciente qu’elle ne pourra en faire un deuxième sans soutien.

Cdt Gilles BERGER

Source : Pensées Mili-Terre

Photo d’archive : Départ vers le nord du Mali  d’un RENAULT TRUCKS KERAX 430 du service des essences des armées. (Crédit EMA – ECPAD)

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1 Base opérationnelle avancée (Forward Operational Base)

2 Ravitaillement-Mécanisation-Santé

3 Le train de combat n°2 (TC2) correspond à l’unité logistique du bataillon

4 Le groupement de soutien divisionnaire (GSD) correspond à l’unité de soutien de la division

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