dimanche 1 septembre 2024

Réflexions sur les forces spéciales, par Éric DENÉCÉ (CF2R)

William SLIM.

Nous présentons ci-dessous un texte très instructif sur lequel Jean Deuve (1918-2008), ancien membre de la Force 136, puis chef du SR du SDECE, avait attiré notre attention. Il s’agit des enseignements du maréchal Slim concernant l’emploi des forces spéciales dans le cadre d’un conflit militaire conventionnel symétrique. Pour l’essentiel, il n’a rien perdu de sa pertinence.

Officier à la très riche expérience militaire ayant participé aux deux guerres mondiales (Dardanelles, Inde, Soudan, Erythrée, Irak, Iran…), le maréchal William Slim (1881-1970) fut commandant de la XIVe Armée britannique en Birmanie entre 1943 et 1945 qu’il conduisit à la victoire et à la reconquête du pays sur les Japonais. Après la guerre, il deviendra commandant des forces terrestres alliées pour l’Asie du Sud-Est, puis sera nommé successivement à la tête de l’Imperial Defence College et de l’Imperial General Staff.

Le texte qui suit, intitulé « Afterthoughts on Special Forces », est issu de son ouvrage Defeat into Victory (Buccaneer Books, London, 1956, pp. 625-627, traduction : CF2R).

***

« Au cours de la dernière guerre, l’armée britannique a donné naissance à un nombre surprenant d’unités et de formations spéciales, c’est-à-dire des forces de taille variable, chacune étant entraînée, équipée et préparée pour un type d’opération particulier. Nous avions des commandos, des brigades d’assaut, des divisions amphibies, des divisions de montagne, des forces de pénétration à longue portée, des formations aéroportées, des groupes du désert et une variété extraordinaire de groupes de cape et d’épée. L’équipement de ces unités spéciales était plus généreux que celui des formations normales, et beaucoup d’entre elles allaient jusqu’à avoir leurs propres bases et organisations administratives. Nous avons employé la plupart d’entre elles en Birmanie, et certaines, notamment les Chindits[1], ont donné de splendides exemples de courage et de hardiesse. Cependant, j’en suis venu à la conclusion que de telles formations, entraînées, équipées et mentalement adaptées à un seul type d’opération, étaient un gaspillage. Elles ne donnaient pas, militairement, un rendement valable pour les ressources en hommes, en matériel et en temps qu’elles absorbaient. Pour commencer, elles ont généralement été formées en attirant les meilleurs hommes des unités normales par de meilleures conditions, des promesses excitantes et pas mal de propagande. Même dans les rares occasions où les unités normales étaient converties en unités spéciales sans possibilité de volontariat, le même processus se déroulait en sens inverse. Les hommes jugés inférieurs aux normes fixées ou dépassant une limite d’âge arbitraire étaient éliminés et réaffectés au sein de corps moins favorisés. Le résultat de ces méthodes est sans aucun doute de diminuer la qualité du reste de l’armée, en particulier de l’infanterie, non seulement en enlevant la crème, mais en encourageant l’idée que certaines des opérations normales de la guerre sont si difficiles que seuls des corps d’élite spécialement équipés peuvent les entreprendre. Les armées ne gagnent pas les guerres grâce à quelques corps de super-soldats mais grâce à la qualité moyenne de leurs unités standard. Tout ce qui, quels que soient les raccourcis vers la victoire qu’il peut promettre, affaiblit ainsi l’esprit de l’armée est dangereux. Les commandants qui ont utilisé ces forces spéciales ont constaté, comme nous l’avons fait en Birmanie, qu’elles présentent un autre grave inconvénient : elles ne peuvent être employées activement que pendant des périodes limitées. Ensuite, elles exigent d’être retirées du combat pour récupérer, alors que les formations normales sont censées ne pas avoir de telles limites à leur emploi. En Birmanie, le temps passé à combattre l’ennemi par les forces spéciales n’a représenté qu’une fraction de celui des divisions normales, et il faut se rappeler que le risque est le danger multiplié par le temps.

L’empressement à former des forces spéciales est né d’une réflexion confuse sur ce que sont, ou ne sont pas, les opérations normales de guerre. Dans un sens, chaque opération de guerre est spéciale, qu’il s’agisse d’attaque ou de défense, de retrait, de pénétration, de raids derrière les lignes de l’ennemi, de destruction de ses détachements, d’assaut sur une plage, de traversée de rivière, de guerre dans la jungle ou en montagne, ou de n’importe quelle autre opération, chacune ayant ses exigences particulières. Pourtant, toutes sont et ont toujours été des opérations familières de la guerre ; toute unité standard doit s’attendre à être appelée, à un moment ou à un autre, à s’engager dans l’une d’entre elles. Le niveau d’initiative, d’entraînement individuel et de compétence en matière d’armes requis, par exemple, par un commando, est admirable ; ce qui n’est pas admirable, c’est qu’il soit limité à quelques petites unités. Tout bataillon d’infanterie bien entraîné devrait être capable de faire ce qu’un commando peut faire ; dans la 14e armée, ils le pouvaient et le faisaient. Ce culte des forces spéciales est aussi sensé que de former un Corps royal des grimpeurs d’arbres et de dire qu’aucun soldat qui ne porte pas son chapeau vert avec un bouquet de feuilles de chêne planté dedans ne devrait jamais être censé grimper à un arbre…

Je dirais que toute opération dans laquelle plus d’une poignée d’hommes est engagée doit être considérée comme normale et doit être exécutée par des formations standard. La seule exception que j’admettrai à cette règle est l’action aéroportée qui, jusqu’à ce que l’on dispose d’installations permettant de former un plus grand nombre d’hommes à l’exercice du saut, doit nécessiter une force spéciale. L’absence de telles forces ne signifie pas, bien sûr, que les unités ordinaires ne doivent pas s’entrainer, comme elles l’ont toujours fait, pour des opérations particulières ; mais cela éviterait qu’un grand nombre de troupes spécialisées attendent longtemps pour être utilisées pendant de courtes périodes, ou qu’elles soient finalement employées à quelque chose de tout à fait différent de ce qu’elles ont si longtemps et si laborieusement préparé. Les « armées privées » — comme d’ailleurs les « forces aériennes privées » — sont coûteuses, gaspilleuses et inutiles.

Il existe cependant un type d’unité spéciale qui devrait être conservé : celle qui est conçue pour être employée en petits groupes, généralement sur les arrières de l’ennemi, pour des tâches qui dépassent le cadre normal de la guerre sur le terrain. On aura de plus en plus besoin d’hommes — et de femmes — hautement qualifiés et formés individuellement pour saboter des installations vitales, répandre des rumeurs, détourner l’attention de l’ennemi, transmettre des renseignements, tuer ou enlever des individus et encadrer des mouvements de résistance. Il s’agira de troupes qui devront faire preuve de nombreuses qualités et compétences que l’on ne peut attendre du soldat ordinaire et qui utiliseront de nombreuses méthodes dépassant ses capacités. Chaque petit groupe étudiera et s’entraînera intensivement pour un exploit particulier et devra opérer sous le contrôle direct du plus haut commandement. Ils devraient rarement travailler dans nos propres lignes. Peu coûteux en effectifs, ils peuvent, s’ils sont manipulés avec imagination et sans pitié, obtenir des résultats stratégiques. De telles unités, rattachées à l’armée de terre mais puisant dans tous les services et dans toutes les races du Commonwealth des hommes et des femmes spécialement qualifiés, devraient être une composante essentielle de nos forces armées modernes.

La question du contrôle de ces corps clandestins n’est pas sans embûches. Au cours de la dernière guerre entre les Alliés, les organisations de cape et d’épée se sont multipliées jusqu’à ce que, pour les commandants sur le terrain — enfin sur mon théâtre — elles soient devenues une gêne. L’ennui, c’est que chacune d’entre elles était contrôlée à partir de son propre quartier général éloigné, et que le secret et la suspicion mutuelle dans lesquels elles opéraient étaient tels qu’elles agissaient parfois à proximité de nos troupes sans qu’aucun commandant sur le terrain ne le sache, avec un manque total de coordination entre elles, et dans une ignorance dangereuse des développements tactiques locaux. Ce n’est que lorsque les activités de tous les organismes clandestins opérant au sein ou à proximité de nos troupes ont été coordonnées, au besoin contrôlées, par un officier supérieur de l’état-major ou le commandant de la zone, que la confusion, l’inefficacité et les occasions perdues ont été évitées ».

***

Comme le rappelle à juste titre le maréchal Slim, la Seconde Guerre mondiale a été en effet le véritable laboratoire de ce que nous appelons aujourd’hui « forces spéciales ». Tous les belligérants ont créé des unités de ce type comprenant quelques dizaines à plusieurs centaines d’hommes : plus de trente formations différentes pour le Royaume-Uni, près d’une vingtaine pour la France, plus d’une dizaine pour les Américains, à peine moins pour les Allemands, les Italiens, et les Russes, sans oublier les quelques unités mises sur pied par les autres participants au conflit (Belges, Grecs, Canadiens, Australiens, Néo-Zélandais, Japonais, Finlandais, etc.).

Mais s’agissait-il de forces spéciales, de commandos ou d’infanterie légère ? En effet, l’étude des actions spéciales au cours de la Seconde Guerre mondiale, permet de dresser la typologie suivante des formations ayant vu le jour :

  • des unités d’infanterie légère spécialisées capables d’actions particulières, en partie de type commando : Chindits, Merrill’s Marauders… sans oublier les premières troupes aéroportées ;
  • des commandos tactiques, opérant le plus souvent en préparation d’actions militaires, conduisant des raids engageant des effectifs significatifs ou participant directement aux opérations aux côtés des forces de manœuvre : cela fut le cas des paras britanniques à Bruneval, des Canadiens à Dieppe, des onze unités commando britanniques, des Royal Navy Beach Head Parties, des Rangers et USMC Raiders américains, et pour la France, des Commandos d’Afrique, du Bataillon de choc, du Corps léger d’intervention (CLI), des fusiliers-marins commandos, du commando de l’aéronavale (Ponchardier/SASB) , etc.
  • des commandos stratégiques, agissant le plus souvent indépendamment des opérations militaires, dans leurs intervalles, afin de conduire des raids stratégiques ou de diversion. N’étaient alors engagés que de petits groupes d’hommes, à l’image des actions confiées aux SAS, Special Raiding Squadron, Small Scale Raiding Force, Royal Marines Boom Patrol Detachment, Combined Operations Pilotage Parties, Alamo Scouts, etc.
  • des unités spécialisées dans l’assistance et l’encadrement de mouvements armés (résistants, partisans), chargées de développer les mouvements de guérilla derrière les lignes ennemies. Ces hommes, engagés chaque fois en très petit nombre, étaient pilotés par les services de renseignement (SOE, OSS, etc.) car ils avaient une double fonction
    politique et militaire. S’ils accompagnaient en opération les guérillas qu’ils soutenaient, leur rôle était principalement celui de formateurs et non de commandos se voyant fixer leurs objectifs par les états-majors : leur mission principale consistait à multiplier les foyers d’insécurité sur les arrières adverses. C’est ce que firent les Jedburghs, la Force 136, les Operational Groups de l’OSS et certains commandos aéroportés soviétiques.

Bien évidemment, au cours du conflit, la plupart de ces unités[2] remplirent d’autres rôles que celui pour lequel elles avaient conçues ; certaines furent parfois engagées comme unités d’infanterie classiques en fonction des contingences opérationnelles.

Lorsque le maréchal Slim évoque les « corps clandestins », il parle des deux derniers types d’unités évoquées ci-dessus[3] — et qui sont celles que nous qualifions depuis la Guerre froide de « Forces spéciales ». En effet, les frontières de la clandestinité étaient alors très différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui, car la guerre était déclarée et mondiale. De plus, toute comparaison avec la Seconde Guerre mondiale doit prendre en compte le fait que le distinguo renseignement civil/renseignement militaire n’existait pas à l’époque. Toutes les grandes agences de renseignement extérieures étaient alors — tant par l’histoire que par les conditions (conflit généralisé), — militaires (MI6, OSS, SR, etc.). La distinction s’effectuait alors selon que les unités étaient engagées ou non en liaison directe avec les opérations militaires, c’est-à-dire selon qu’elles étaient pilotées, soit par les états-majors, soit par les services de renseignement.

L’observation des actions « commandos » ou « spéciales » conduites entre 1939 et 1945 permet donc de distinguer deux finalités distinctes : les opérations d’action directe ou indirecte à caractère stratégique ; et les actions de choc, même minutieusement préparées, qui demeurent des interventions ponctuelles et brutales, plus classiques, dans un cadre tactique plus limité.

Ainsi que l’on peut le déceler dans les propos du maréchal Slim, les unités spéciales ont, dès l’origine, été considérées avec une grande réserve par l’Establishment militaire, souvent à juste titre. Elles ont longtemps fait l’objet d’une hostilité marquée des unités régulières et des états-majors qui se méfiaient de ces unités atypiques, à l’esprit fort peu militaire — donc difficilement contrôlables — et les considéraient comme une sorte d’armée privée. Cette défiance est heureusement aujourd’hui révolue.

Eric DENÉCÉ
Janvier 2022


NOTES :

  1. Unités britanniques d’infanterie légère opérant en jungle derrière les lignes japonaises. Elles furent créées et commandées par le général Orde Wingate (NdT).
  2. A cette liste, pourraient être ajoutées diverses unités de renseignement opérationnel (30e commando britannique) ou de reconnaissance, notamment celles qui contribuèrent à la mise en œuvre des SAS (LRDG). Toutefois, elles ne furent que rarement chargées d’actions directes.
  3. Il convient également d’évoquer les missions des unités Brandebourg allemandes, qui n’hésitaient pas à intervenir en civil (Pologne, etc.) ou sous uniforme adverse (bataille des Ardennes), et les unités mixtes SOE/Palmach, composés notamment de volontaires juifs ashkénazes opérant déguisés en Allemands.

POUR EN SAVOIR PLUS : 

  • Eric Denécé, La nouvelle guerre secrète : unités militaires clandestines et opérations spéciales, ouvrage rédigé en collaboration avec Alain-Pierre Laclotte, Mareuil éditions, Paris, 2021.
  • Eric Denécé, Commandos et forces spéciales, Ouest France éditions, Rennes, 2011.
  • Eric Denécé, Histoire secrète des forces spéciales de 1939 à nos jours, Nouveau monde éditions, Paris, 2007 (traduit en polonais et en portugais).
  • Eric Denécé, Forces spéciales, l’avenir de la guerre, collection “L’Art de la guerre”, éditions du Rocher, Paris, 2002 (traduit en italien).
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Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité internationale.  Il a pour objectifs : - développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement et à la sécurité internationale ; - apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration, parlementaires, médias, etc.) ; - démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public. Télécharger la présentation du CF2R
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