Organisée par l’IRSEM, une journée d’études se déroulera à l’école militaire le 7 février 2013 à l‘Amphithéâtre Louis de l’École militaire. Le thème sera « Comment les armées se laissent-elles saisir par les sciences sociales et quel(s) type(s) de résistances sont-elles susceptibles d’opposer à la démarche scientifique ? ». Une question parmi tant d’autres émerge : « Quelles opérations le chercheur effectue-t-il pour contourner les obstacles et faire des sciences sociales au sein des armées alors que les logiques universitaires et militaires ne coïncident pas forcément ? ». Le programme de cette journée montre cependant que les sciences sociales se limiteraient à la sociologie, ce qui ne me semble pas exact.
Colloque donc intéressant mais focalisé sur les besoins des chercheurs et non sur ceux des armées, encore moins sur ceux des opérations, je ne pense pas qu’il conquerra « les cœurs et les esprits » des armées. Abordé sous une dimension sociologique traditionnelle sur des thèmes largement débattus depuis des dizaines d’années, il omet ou écarte presque totalement la dimension opérationnelle et surtout en quoi les sciences sociales pourraient contribuer à la résolution d’un conflit.
De quoi parlons-nous ?
Jugement sévère me direz-vous. Peut-être mais alors pourquoi ? Les armées sont d’abord dans l’attente d’une approche socioculturelle des théâtres d’opération, domaine qui n’est pas traitée par le renseignement. Les données sont en effet ouvertes. Cette approche a pourtant été exprimée et définie dans différents documents doctrinaux du centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentation (CICDE) depuis 2011 sous le terme d’environnement humain des opérations (EHO). Celui-ci a été intégré dans la doctrine interarmées des forces (2011) et le concept d’influence en appui aux engagements opérationnels (2012). Son analyse doit contribuer non seulement à la connaissance socioculturelle de la zone d’engagement mais aussi à la détermination du meilleur mode d’action dans le cadre d’une approche globale du conflit.
Ensuite, les sciences sociales ont pour objet d’étude les sociétés humaines, entités distinctes regroupant les humains pour des motifs divers. Elles ne peuvent être dissociées des sciences humaines qui ont pour objet d’étude ce qui concerne les cultures humaines, leur histoire, leurs réalisations, leurs modes de vie et leurs comportements individuels et sociaux.
On peut ainsi déclarer que les sciences humaines et sociales rassembleraient, sans constituer une liste exhaustive, les branches suivantes : l’axiologie (ou science des valeurs), la sociologie, l’anthropologie (dont l’ethnologie et l’ethnographie), les sciences politiques et sociales, la philosophie, les sciences de la religion, la culture sous ses différents aspects, l’archéologie, la psychologie notamment sociale, la communication interculturelle, la linguistique. Que de domaines qui me paraissent bien utiles pour la conduite d’un conflit !
Une guerre au milieu des populations
Quel est donc l’intérêt pour les armées de faire appel aux sciences humaines et sociales ? Je me permettrai juste de me référer au rapport que j’ai rédigé fin 2009 pour aider à la rédaction des documents sur l’influence en appui aux engagements opérationnels.
Les opérations impliquent un effort de perception et de compréhension de la complexité des contextes d’opération, dans leurs dimensions humaine, sociale, culturelle, et bien sûr informationnelle. Les forces armées occidentales sont engagées directement au contact de peuples et de sociétés aux valeurs et aux références culturelles très différentes des leurs. Il est donc important que les militaires aient une conscience précise de ces différences, non seulement pour se prémunir contre des erreurs d’appréciation, mais aussi pour optimiser l’usage de ce « décalage » pour atteindre les objectifs de l’opération.
La connaissance de l’environnement humain des opérations vise donc à identifier d’une part les représentations culturelles, d’autre part le jeu des acteurs des sociétés au milieu desquelles les forces armées, le plus souvent terrestres, agissent en vue d’en intégrer les caractéristiques favorables ou défavorables, dans l’élaboration des modes d’action. Cette connaissance est indispensable tant à l’anticipation stratégique qu’à la préparation opérationnelle et à l’action dans les champs physiques et informationnels.
Une approche ancienne et empirique
L’Afghanistan, la Libye, aujourd’hui le Mali et la zone sahélienne, tous ces engagements rappellent au politique et au soldat que la connaissance de l’environnement humain des opérations est une nécessité qui fait appel à des disciplines des sciences sociales bien plus diverses. Cela n’est cependant pas une problématique récente.
En avril 2012, Christian Olsson rappelait dans une étude la parution en 1921 du roman autobiographique d’Auguste Pavie : « Conquérir les cœurs ». Arrivé en 1886 comme sergent de l’armée coloniale puis agent civil des télégraphes et enfin vice consul de 2ème classe, il explique la réussite de l’extension coloniale en Indochine par le fait qu’il vit au milieu des populations « par leur langue et se comporte comme elles » grâce à quoi il a pu séduire, retourner les guerriers, rallier à sa cause. Selon cette étude, il a influencé Gallieni et Lyautey dans leur approche de la pacification des nouveaux territoires.
Les Etats-Unis ont ainsi créé les « human terrain teams », équipes de 7 à 9 universitaires (ethnologues, anthropologues, sociologues…) en appui aux brigades terrestres pour comprendre les Afghans. Une équipe a été détachée auprès de la Task Force La Fayette. Leur aide a été importante au profit des Provincial reconstruction teams. En France, le centre d’actions sur l’environnement (CIAE) créé à Lyon le 2 juillet 2012 et rassemblant experts des opérations militaires d’influence, experts de la coopération civilo-militaire, doit pouvoir aussi s’appuyer sur ces experts des sciences humaines et sociales pour se mettre à la place de l’Autre et non le voir selon nos « yeux » bien occidentaux.
Des sciences humaines et sociales en appui aux opérations
La problématique est là et l’intérêt des sciences humaines et sociales aussi. La guerre des démocraties se fait aujourd’hui au sein des populations. Alors, il est vrai que le monde universitaire n’est pas toujours favorable à contribuer à « l’effort de guerre ». Je l’ai entendu dans quelques colloques. Le débat a eu lieu aussi aux Etats-Unis. Les armées doivent cependant bénéficier de ces compétences de chercheurs suffisamment jeunes et volontaires pour aller sur le terrain en appui aux forces. L’IRSEM peut leur donner ce cadre favorable tout comme l’accès aux forces en opération. C’est sans aucun doute sa vocation. Cependant, l’universitaire/ chercheur a besoin de publier pour exister et les opérations militaires exigent un décalage dans le temps des publications des travaux. Il y aura un juste milieu à trouver.
Par ailleurs, les armées ne peuvent se reposer sur les seuls experts civils. Or les armées pour des raisons budgétaires, par un manque d’appétence sans doute aussi, font désormais plus ou moins l’impasse sur les sciences humaines et sociales qui permettraient d’anticiper un conflit, de le comprendre lorsqu’il éclate, de pouvoir agir sur le (ou les) bon (s) levier (s) pour le succès de la stratégie choisie, en accompagnement du recours à la force. L’armée de terre, la plus au contact des populations, abandonne la formation d’experts en sciences humaines et sociales. Est-ce bien raisonnable ? Peut-on abandonner cette capacité à connaître l’environnement humain alors que nous combattrons de plus en plus au milieu des populations ?
Pour conclure, l’approche « sciences humaines et sociales » ou socioculturelle des opérations vise à se placer « dans l’état d’esprit des acteurs locaux ». Elle doit notamment contribuer à identifier les besoins réels et utiles des populations locales et non ceux que les forces projetées estimeraient nécessaires en croyant bien faire. Elle nécessite de mobiliser les ressources des sciences humaines et sociales, de croiser les différentes approches disciplinaires. Elle devrait faire l’objet d’une synergie interministérielle pour mettre à la disposition de la stratégie de l’Etat ces éléments d’aide à la prise de décision. Il y a donc un vrai chantier interministériel à conduire !