dimanche 1 septembre 2024

Renouveler la stratégie maritime

Les éditions Argos (www.editionsargos.fr) dirigées par Olivier Zajec, ont publié « Renouveler la stratégie maritime », ouvrage rédigé par Joseph Henrotin. Celui-ci analyse les apports de Julien Corbett (1854-1922) dont le principal ouvrage théorique est « Some principles of maritime strategy ». Publié en 1911, il n’a fait l’objet d’une édition française qu’en 1992 grâce au professeur Coutau-Bégarie, directeur ce qui est aujourd’hui appelé l’institut de stratégie et des conflits.

Décédé en 2012, il me paraît bon de rappeler qu’Hervé Coutau-Bégarie, stratégiste d’abord naval, a sans aucun doute beaucoup apporté à la réflexion stratégique des officiers stagiaires de l’Ecole de guerre. J’ai une pensée pour lui.

Qui était Julien Corbett ?

Pour en revenir à l’ouvrage, Joseph Henrotin, son auteur, est à la fois intervenant dans différents Ecoles de guerre et rédacteur en chef du mensuel « Défense & sécurité internationale ». « Renouveler la stratégie maritime » bien sûr aborde la biographie de Julian Corbett, un des stratèges anglo-saxons les plus célèbres sur la stratégie navale bien que je ne sois pas sûr qu’il soit bien connu des Français. L’ouvrage décrypte ensuite ses théories de Julian Corbett, son influence hier et aujourd’hui. Pour mieux comprendre le sujet, il faudrait sans doute que nous lisions l’ouvrage principal de Corbett car ses principes ne sont pas toujours discernables des réflexions de l’auteur de cet ouvrage mais ce travail reste tout à fait intéressant.

Julian Corbett est avant tout un historien naval qui a écrit de nombreux ouvrages sur la marine de guerre britannique et sur ses opérations. Peu à peu, il devient un stratégiste civil avant de rédiger ses principes de la stratégie maritime. Il contribue aussi à l’élaboration de plans d’opération dont les succès mitigés pourront lui être reprochés (Dardanelles, Jutland). Mis en retrait, il reçoit la mission d’écrire l’histoire officielle des opérations navales britanniques de la Première guerre mondiale.

Ce qu’en retire l’auteur est que Corbett a non seulement réfléchi à l’art de la guerre navale mais l’a surtout intégré dans la stratégie militaire et la stratégie générale, c’est-à-dire au niveau politique. Si je me réfère comme Joseph Henrotin à l’amiral Castex (1878-1968), autre stratège naval cette fois français, l’influence d’une capacité navale dans les grandes crises de ce monde est « fonction de la force aéroterrestre qu’elle est capable de déployer », une force amphibie interarmes par exemple comme celle des troupes de marine (dont c’est la vocation), et elle est d’autant plus efficace qu’elle est appuyée par « une force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance ».

Quelle application contemporaine ?

Ces réflexions valident aujourd’hui la puissance donc d’un groupe aéronaval constitué autour d’un porte-avions (Cf. à titre d’exemple la vidéo de lexercice naval franco-britannique d’octobre 2012, le blog « Le fauteuil de Colbert » sur l’ambition navale française en 1945 ) mais aussi de groupes amphibies dont il faut cependant prendre conscience de la faiblesse même si ils existent (Cf. Le Fauteuil de Colbert sur le renouveau des moyens amphibies du 3 janvier 2013).

En effet, l’ambition de la France, atteinte au bout de nombreuses années, est de pouvoir projeter par mer un groupement tactique interarmes de 1400 à 1500 hommes (équivalent d’un battle group ou d’un gros régiment), bien sûr fortement équipé. Nous sommes bien loin du débarquement de Normandie mais tout à fait dans les ambitions européennes de pouvoir projeter par terre, par mer ou par air en peu de temps une force interarmées disposant de capacités décisives terrestres pour un temps limité.

En effet, la question qu’il faudra cependant bien résoudre est celle des effets recherchés qu’ils soient militaires et/ou psychologiques, y compris dans le domaine diplomatique. Quelle peut l’efficacité d’une force limitée à terre à 1400 hommes, bien que fortement appuyée par la mer et par les airs ? Quelle force ennemie est-elle capable d’engager, pour combien de temps, dans quel type d’environnement (zone littorale dégagée, zone urbaine, port à saisir), dans quelle profondeur à l’intérieur des terres (5, 10, 50, 100 km). Dans tous les cas, les ambitions nationales sinon européennes resteront limitées.

Cependant, cette vision contemporaine est parfaitement en phase avec les réflexions de Corbett. Résultat d’une forte planification interarmées, cette opération interarmées où actions terrestres et navales, sinon aériennes, sont étroitement liées, doit conduire au moins pour un temps limité, à la maitrise de la mer et éventuellement, dans le cas d’une opération à terre, de la maîtrise du rivage en vue de la fin à atteindre, ces maîtrises n’allant pas l’une sans l’autre. Cependant à l’époque, les capacités militaires au moins existaient pour l’exploitation suite au débarquement.

Lecteur de Clausewitz, Corbett conçoit la puissance navale « comme un instrument de la politique des Etats » en raison de l’influence qu’elle a sur l’ensemble des opérations militaires dans une logique interarmées. La diplomatie y trouve d’ailleurs sa place au titre de la stratégie générale mais comme le signale J. Henrotin, « la politique du militaire n’est pas et ne doit pas être servile. » L’auteur (et je partage modestement cet avis) précise que« si les armes cèdent à la toge, les armes peuvent aussi pallier les déficits ponctuels de la toge, à condition certes de ne pas perdre de vue leur place réelle ». Sujet d’actualité et intéressant depuis le dernier décret du 12 septembre 2013 définissant les attributions du CEMA.

Cet ouvrage aisé à lire évoque aussi l’influence que peut avoir un stratégiste civil sur les chefs militaires en fonction. Les idées de Corbett, civil et sans expérience navale proprement dite, ont pu influencer la stratégie maritime car il a bénéficié de fortes amitiés militaires notamment celle de l’amiral Fisher, first sea lord de 1904 à 1912 puis de 1914 à 1915, grand transformateur de la marine britannique. Sans appui des chefs militaires aux affaires et sans ouverture intellectuelle de leur part, il n’y aura pas d’évolution de la stratégie militaire.

En effet, sur la capacité du stratégiste à faire évoluer les institutions militaires dans la stratégie militaire, effectivement Corbett a été en position de faire avancer les réflexions, ce qui est exceptionnel. Il me semble cependant nécessaire que le stratège militaire doit garder sa vocation à proposer des stratégies innovantes. Celles-ci, se concevant certes de plus en plus dans une logique de stratégie générale, doivent aussi pouvoir être débattues et décidées au sein des armées si, bien entendu, cette appétence et les compétences existent.

Quelques réflexions sur les stratèges et les stratégistes.

Une pensée civile est sans aucun doute utile pour la réflexion militaire, au moins pour débattre d’idées iconoclastes et pas forcément stupides, mais écarter les stratèges militaires ou ne pas favoriser leur capacité à proposer ou à innover est à proscrire. Mêler savoir et expériences pour penser stratégiquement au service de l’action est une alchimie rare et ambitieuse.

Avez-vous remarqué d’ailleurs que les stratèges « spéculatifs », c’est-à-dire ceux qui expriment des idées sur la stratégie, sans en assurer la mise en oeuvre ou l’ayant simplement observée, sont plus nombreux que les stratèges « opératifs », c’est-à-dire les praticiens. Celui qui a fait la guerre, c’est-à-dire qui a planifié et conduit des opérations, laisse peu d’écrits théoriques et transmet avant tout ses mémoires pour expliquer ou justifier ses choix. Celui qui n’a pas conduit (ou peu) d’opérations en tant que chef en revanche réfléchit et propose.

Je vous propose quelques exemples de stratèges « spéculatifs » : Clausewitz, Liddell Hart, Jomini (toujours en état-major), Foch (ses principes de la guerre ont été écrits alors qu’il était chef de cours à l’Ecole de guerre et avant la 1re guerre mondiale), et quelques exemples de stratèges que je qualifierai d’« opératifs » : Napoléon 1er, le Maréchal de Saxe, les généraux français de la seconde guerre mondiale comme De Lattre (sa devise « Ne pas subir ! »), Juin.

Pour conclure

Corbett, stratégiste, a été confronté à la difficulté de diffuser des idées nouvelles face à des stratégies éprouvées et installées dans les esprits. Or, de nouvelles théories, comme toute théorie militaire, sont rarement totalement applicables et encore dans l’instant. Les idées doivent progresser dans les esprits et une formation éclairée des officiers doit permettre cette appropriation même lente. Corbett a eu le rare privilège d’être écouté par des chefs militaires qui l’ont soutenu et ont donc d’éviter la lenteur sinon même l’oubli de ses théories nouvelles.

Aujourd’hui, cette situation mériterait d’être favorisée dans nos armées qui ont pour mission de gagner les guerres avec le plus d’efficacité possible, ce qui est bien différent de la gestion administrative des armées (et de leurs restructurations) qui caractérise leur fonctionnement depuis des dizaines d’années, hormis quelques guerres ci et là…

Certes, on ne peut pas tout changer brutalement sans susciter des réactions opposées notamment s’il s’agit d’en déduire une doctrine (le « comment » mettre en oeuvre cette théorie), une organisation, des équipements, des formations et bien sûr un entraînement, tout ceci méritant du temps. En outre, la nouveauté n’est pas une preuve de pertinence.

Cependant, être innovant signifie être capable de risques mesurés et est aussi une preuve d’ouverture de l’esprit. C’est que nous apprend, à mon avis cet ouvrage sur Corbett. Il nous fait comprendre le lien difficile à établir, hier comme aujourd’hui, dans l’art de la guerre entre théorie et pratique.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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