L’affaire de la tribune des généraux n’en finit pas de rebondir avec la publication d’une nouvelle tribune dans Valeurs Actuelles et diverses publications ou lettres publiques d’audience moindre. Au-delà des passions du moment, des leçons se dégagent de ce qu’il faut bien désormais appeler une crise informationnelle qui divise l’opinion et crée un malaise parmi les militaires eux-mêmes.
Le fond des textes en question relève du débat politique, nous le laisserons de côté pour nous intéresser davantage à la forme. Le propos des signataires a été, nous dit-on, mal compris. Nous n’avons aucun mal à le croire. La France est un très vieil État de droit où le principe cedant arma togae n’a jamais été remis en cause. Même Bonaparte a failli rater son coup d’État et si son frère Lucien, président du Conseil des 500, n’avait pas accusé les élus de s’être mis hors la loi et exhorté lui-même les soldats à intervenir, ces derniers n’auraient pas suivi dans cette aventure un général que pourtant ils adulaient. En 1961, le fameux putsch d’Alger ne prit pas et révéla surtout que le légalisme des armées primait leur désarroi.
Imaginer des généraux retraités ou en deuxième section menacer la République est une idée cocasse qui ne mériterait pas qu’on s’y attarde si seuls comptaient les faits objectifs. Seulement voilà, nous sommes dans une société de l’information. Indépendamment des intentions de son émetteur, un message est désormais inséparable des perceptions qui s’y rattachent ou qui en découlent. Le cadre n’est plus simplement dialectique, il est celui des guerres informationnelles. Une formulation ambiguë, un ton douteux, une contradiction dans le discours peuvent provoquer un effet boomerang d’autant plus dévastateur que le jeu médiatique consiste à créer le buzz, sans souci des conséquences. L’agenda politique des uns, les impératifs d’audience des autres ou les visées subversives de certains contribuent à tirer une polémique d’un propos. Cette réalité est connue et doit être prise en compte en amont. C’est une erreur de se laisser surprendre.
Les Français ne font malheureusement pas la différence entre des soldats n’engageant qu’eux-mêmes et l’institution militaire. Les tribunes publiées récemment entretiennent cette confusion, nous semble-t-il. D’autre part, lorsqu’un militaire s’exprime en tant que tel, et non en tant que citoyen, sur une question politique, il prend le risque de réveiller des fantasmes bien ancrés dans l’inconscient collectif de certaines franges de la population. Le premier est celui d’une gauche radicale, dont l’hostilité de principe à l’ordre établi s’étend naturellement aux corps en uniforme, qu’elle soupçonne de préparer dans l’ombre un pronunciamiento de carnaval inspiré des contrées exotiques d’Amérique latine. Le second est le militarisme d’opérette d’une droite extrême qui rêve de surhommes à la mâchoire carrée surgissant à l’horizon dans un cliquetis de croix et de médailles pour mettre la chienlit au pas et redresser une société à la dérive. La haine des uns est aussi irrationnelle et dangereuse que l’adulation des autres ; elles ne gagnent pas à être réveillées.
Dans un contexte de « déconstruction », l’armée est un des derniers symboles fédérateurs de la nation. Les enquêtes d’opinion montrent qu’elle recueille la confiance de neuf de nos concitoyens sur dix, une adhésion qui est un plébiscite et une force. C’est elle qui permet à nos soldats de se battre, assurés du soutien politique, moral et financier de la communauté nationale. Elle est la clef de leurs remarquables succès opérationnels. Le chiffre de 58% des Français approuvant la tribune des généraux – assimilée rappelons-le à une tribune de l’armée par l’opinion, est donc finalement préoccupant. Il signifie qu’une fraction significative de nos concitoyens la désapprouvent. Or, l’armée est celle de tous les Français, pas d’une simple majorité. Comme la femme de César, cette force régalienne ne doit pas être soupçonnée.
Les récentes polémiques jettent également le doute à l’étranger sur les valeurs et les intentions de nos soldats déployés en opération, déjà victimes d’offensives informationnelles dures, au Mali par exemple. Ces derniers jours, les médias étrangers, anglo-saxons notamment, se sont interrogés avec délectation sur la menace que ferait peser l’armée française sur la démocratie ! Dans un contexte de lutte d’influence entre Paris et Washington sur le rôle de l’OTAN, c’est un coup porté à la légitimité des projets français d’Europe de la Défense et d’autonomie stratégique de l’Union, dont nos forces sont le moteur. L’exploitation partisane d’une initiative mal conçue à l’origine a finalement desservi l’image et la crédibilité de la France.
L’espace informationnel n’est pas un terrain neutre mais un champ de bataille. Aussi faut-il, avant de s’y aventurer, analyser le contexte général et particulier, anticiper la perception possible d’un message par les différentes audiences, définir un effet à obtenir, planifier son idée de manœuvre en tenant compte des risques et des opportunités…
Avant d’utiliser une arme à feu, chaque soldat apprend par cœur les règles de sécurité. Il les assimile et les intègre de manière à éviter un accident de tir. L’arme informationnelle doit être appréhendée de la même manière. Une tribune doit toujours être considérée comme une arme chargée. Il ne faut jamais pointer ou laisser pointer une polémique sur une cible que l’on ne veuille pas détruire. Enfin, l’auteur doit être sûr de son objectif et de son environnement avant de publier. Le respect de ces principes simples limiterait les accidents cognitifs à l’avenir.
Thierry BARRAULT