dimanche 21 juillet 2024

Ukraine : une situation intérieure tendue mais un relatif statu quo sur la ligne de front

Période sans aucun doute passionnante pour la communauté militaire même si la guerre n’est jamais une situation bien agréable, ce conflit affiche avec brutalité aux yeux de notre société le manque de vision stratégique, de nos gouvernants successifs qu’ils soient français ou européens, c’est-à-dire au-delà des simples mandats électoraux. Nos vulnérabilités militaires, énergétiques, économiques, bien souvent consenties au nom de principes de moins en moins applicables au niveau international, ont entravé nos capacités d’action et remettent en cause aujourd’hui l’avenir de l’occident confronté à la realpolitik des Etats autoritaires. Il est temps nous aussi d’être réalistes dans un XXIe siècle aux nombreux défis menaçant finalement à terme notre survie.

Intervenant une vingtaine d’heures par semaine sur LCI depuis bientôt cinq mois, ce qui laisse malheureusement peu de temps pour écrire, il est néanmoins temps de prendre un peu de recul et de faire un point de situation alors que l’inquiétude des Français me semble bien perceptible comme en témoignent les forts taux d’audience des émissions de LCI sur l’Ukraine au détriment d’autres thématiques.

Ci-joint les derniers liens des émissions auxquelles j’ai participé (Echange avec l’ambassadeur de Turquie lors de l’émission du 15 juillet 2022 https://twitter.com/i/status/1548824789019680768 ; 16 juillet 2022 : https://www.tf1info.fr/replay-lci/video-le-22h-de-darius-rochebin-avec-garance-pardigon-du-16-07-2226714.html ; lundi 18 juillet 2022, Le 9h-12h du lundi 18 juillet 2022 | TF1 INFO, Lundi 18 juillet 2022 : LCI Midi du lundi 18 juillet 2022 | TF1 INFO)

Après la rencontre sur un de ces plateaux avec un des auteurs, j’invite à lire « Marioupol sur les Routes de l’enfer » par Liseron Boudoul et Charles d’Anjou suite à leurs quatre mois du côté russe. Témoignant sur Sud-Radio, ce témoignage de Liseron Boudoul est bien significatif : « après ce voyage les Ukrainiens m’ont mis sur une liste de journalistes considérés comme terroristes et m’ont prévenue que je ne pourrais pas entrer en Ukraine. » (https://www.sudradio.fr/medias/liseron-boudoul-donbass-republiques-autoproclamees-donetsk-lougansk)

Pour en revenir à la guerre russo-ukrainienne, la situation intérieure se tend en Ukraine alors qu’un relatif statu quo s’est établi sur la ligne de front.

En effet, après s’être alarmé et avoir mis en garde la population ukrainienne la semaine dernière sur la désinformation russe annonçant une nouvelle offensive, le président Zelenski a suspendu son procureur général pour ne pas avoir agi plus efficacement contre la corruption et le directeur du renseignement pour ne pas avoir su détecter les agents d’influence russes dans ses services. Des procédures pour « trahison » sont lancées pour 651 personnes dont une partie en zone occupée, les « collabos ». Enfin, le ministre de la défense ukrainienne a annoncé la mobilisation d’un million d’hommes pour la reconquête des territoires.

Que peut-on déduire de ces différentes interventions sinon des signaux faibles d’un possible effritement de la volonté de résistance des Ukrainiens ? Comme tout chef de guerre, le président Zelenski s’emploie à préserver la cohésion et la volonté de combattre d’un peuple face à une guerre qui dure depuis près de 150 jours. Malgré quelques contre-attaques au succès limité vers Kherson dans le Sud, il n’y a pas de victoires militaires significatives alors que les villes de Severodonetsk et de Lyssytschansk dans le Donbass ont été perdues. Les pertes humaines principalement dans les forces terrestres sont estimées à 18 000 tués et 20 000 blessés, ce qui, sur une armée de terre de 145 000 hommes de l’armée d’active et de quelque 110 000 membres des brigades territoriales (une pour chacune des 26 oblasts), représente une sévère attrition.

Diploweb du 14 juin 2022 (Cyril Gloaguen)

Sur la ligne de front proprement dite, de près de 1000 kilomètres, quatre zones de combat terrestres se distinguent : la zone arrière des combats avec des frappes incessantes par missiles russes, au Nord la région de Kharkiv où les Russes maintiennent la pression et fixent les forces ukrainiennes, au Sud la région d’Odessa et de Kherson où les Ukrainiens maintiennent la pression et fixent les forces russes. Enfin et surtout à l’Est, la conquête totale du Donbass reste l’objectif principal de la Russie.

En effet, malgré des frappes significatives bien médiatisées sur des dépôts de munitions et de carburants grâce à l’artillerie fournie par les occidentaux, l’effort de guerre russe ne paraît pas amoindri. Certes le ciblage ukrainien sur la logistique a contraint l’armée russe à disperser les dépôts et à les éloigner de la ligne de front. Les responsables ukrainiens affirment avoir détruit 30 centres logistiques et de munitions russes avec les systèmes fournis par leurs alliés. Les pertes humaines s’élèveraient par ailleurs à 20 000 tués et 50 000 blessés sur une armée de terre totale initiale d’environ 350 000 hommes. De fait, la priorité est de détruire l’artillerie qui, par sa portée entre 40 à 80 km (HIMARS, Caesar, obusiers divers), surclasse les capacités russes (entre 20 et 30 km pour l’artillerie). Cependant, cette destruction de la menace ukrainienne ne peut être envisagée que par des frappes aériennes alors que la maîtrise du ciel ne semble pas assurée par l’aviation russe confrontée à la présence de multiples armes antiaériennes.

De fait, même si l’on peut s’étonner que cela soit communiqué publiquement, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a déclarée que la « pause opérationnelle » de la Russie était officiellement terminée. Une « pause opérationnelle » ne signifie pas l’arrêt des combats mais le temps nécessaire pour se réorganiser pour la phase suivante Les forces terrestres ont sans doute recomplété une partie des effectifs, les munitions, relevé les unités en première ligne et assurer l’entretien des matériels (mécanique, nettoyage de l’armement dont les canons…). Ce que l’on oublie souvent de rappeler, un matériel militaire n’est pas inusable … Pendant ce temps, l’artillerie a continué de façonner le champ de bataille, le préparant pour la phase suivante : conquérir le saillant Sloviansk-Bakhmout à 30 km des lignes russes.

Que peut-on conclure temporairement de ces cinq mois de guerre ? L’Ukraine résiste mais ne semble pas en mesure de se lancer dans une contre-attaque significative malgré les affirmations çà et là de quelques experts. Il lui faudrait être en mesure de rassembler une force cohérente aéroterrestre susceptible d’obtenir une victoire militaire sur le terrain qui conduirait la Russie à négocier à condition d’ailleurs que ce soit le but recherché par les Ukrainiens. Pour sa part, l’armée russe maintient son grignotage du territoire ukrainien, laissant cependant actuellement un grand doute sur sa capacité à prendre une ville comme Kharkov/ Kharkiv ou Odessa, encore moins Kiev.

De fait, l’issue de cette guerre se situe dans un accord de paix qui ne peut se concevoir aujourd’hui sans une victoire militaire de l’un des deux camps ou l’attrition des deux belligérants. Aucun ne veut céder sur ses objectifs : reconquérir totalement l’Ukraine, Crimée comprise, ou garder les zones « russophones » sous son autorité.  Dans ce contexte de « guerre totale » où la haine mutuelle guide les deux États, un autre facteur reste le soutien occidental à l’Ukraine mais durera-t-il ? Oui sûrement au niveau des gouvernants mais celui des opinions publiques, en fait des citoyens des différents états, faiblit compte tenu des conséquences sociales et économiques de cette guerre : énergie, économie, inflation…

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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9 Commentaires

  1. la seule chose à la portés des Ukrainiens est de forcer l’armée Russe a repasser sur la rive gauche du Dniepr, l’artillerie fournie par l’Otan devrait convaincre / forcer la Russie de ce replier; les premiers bombardements des 3 seuls ponts ont commencés hier.
    Les deux seules choses à la portées des Russes est de s’emparer du reste du Donbass et d’essayer de terroriser la population ukrainienne par des bombardements aveugles sur les villes; la Russie à un atout elle pourra toujours expliqué à sont peuple qu’elle à gagné du fait des gains territoriaux.
    ce qui est inquiétant c’est que la Russie à fait la démonstration de la limite de son armée et de sa puissance militaire…
    la peur du classement hante la Russie l’aventure militaire en Ukraine risque de le confirmer et de rebattre l’équilibre géopolitique dans l’ex URSS, soyons préparés
    merci pour vos articles

    • Bonsoir
      effectivement ce qui se passe au sud de l’Ukraine depuis quelques jours peut être le signe avant-coureur d’un réel affrontement militaire initié par les Ukrainiens. Si cela se concrétise, les Russes devraient être contraints de se replier sur la rive sud du Dniepr en position défensive plus facilement défendable. A voir. Quant à l’avenir de la Russie, difficile à prédire. bien cordialement

  2. La politique US est insensée car pilotée en réalité par quelques « néo-cons », liés aux industriels de l’armement, en permanence à l’attaque contre la Russie, mais sans objectifs clairs.
    La politique des pays de l’UE est également insensée car les conduisant à agir radicalement contre leurs intérêts. On sait sous quelle influence.
    La politique française dans le crise ukrainienne ? Faire la guerre à notre alliance de revers historique ? Pour faire plaisir à l’oncle Biden qui ne sait pas ce qu’il fait ? Ça n’est pas « Plus con que moi, tu meurs », puisqu’on est dans le « en même temps ». Non seulement on est TRÈS cons mais on va AUSSI en mourir. Économiquement d’abord. Pas sûr qu’on n’arrive pas à mieux.
    Plus cocus que les Français sur ce coup, je ne vois que le peuple Ukrainien. Mais, nous, on ajoute le déshonneur et le ridicule. Présentez armes !

  3. Bonjour Monsieur Chauvancy,

    Très bon point de siuation, je constate que vous avez pris beaucoup de recul sur le sujet par rapport à votre dernier point.
    Vous êtes courageux de continuer à intervenir sur LCI où l’on entend beaucoup de bêtises tout les jours !

    Effectivement un front « stabilisé » avec la prise/chute de Sieversk en ligne de mire immédiate mais de grosses difficultés s’annoncent quant au Bastion défensif Slaviansk-Kramatorsk-Artemosk bien garni en troupes et de plus en plus en armement lourds. Il est probable qu’un épisode charnière du conflit s’y joue là bas.

    Je doute des capacités opérationnelles ukrainiennes sur le front sud. Pour suivre la ligne de font chaque jour depuis le début de conflit, il y a eu très peu de mouvement sur les derniers mois avec d’incessantes prises et reprises de village (comme davydib brid). Il y a peut un doute sur les positions situées au nord ouest de Kherson où les ukrainiens auraient avancé significativement.
    Mais les ukrainiens n’ont pas la capacité d’opérer en profondeur et sont vulnérables à des contres attaques sous couverture aérienne et les russes n’ont pas la capacité (où pris la décision) de concentrer suffisament de forces dans ce secteur où ils sont sur la défensive depuis un moment.
    En revanche j’ai l’impression que pour la deuxième fois (après la livraison de NLAW et des javelins) on observe un impact de la livraison d’armemement lourd sur le conflit ! Les ponts sur le Dniepr et le pont du détroit de Kerch sont menacés par les Himars. Il y a aussi des frappes en profondeur que vous avez mentionné. Affaire à suivre.

    A l’international, occidentaux exclus, la russie remporte succès diplomatique sur succès diplomatique (Arabie Saoudite : épisode 1 et 2, rencontre trilatérale avec l’iran et la turquie, BRICS, soutien de l’OPEP, de l’indonésie, de l’inde, sans parler de la chine qui joue sur le deux tableaux…). L’occident est un peu plus à la peine avec des succès mitigés, notamment au Pakistan (renversement d’Imran Khan mais victoire aux élections partielles…).

    A l’intérieur, la Russie est solide. Comme vous le dite, beaucoup d’incertitude en ukraine avec beaucoup de désinformation. On prédisait la chute du dombass et l’effondrement du moral des troupes il y a déjà un mois. Chez les russes, le moral est meilleur mais pas si bon (?).

    Difficile de prédire ce qui va se passer, ce qui est passionant par ailleurs. Quels sont vos scénarios ?

    *A 50% je prédirais le statu quo avec accord de paix: partition de l’ukraine (dombass + territoires pris dans le sud sur la ligne du Dniepr) avec une russie affaiblie militairement et économiquement et une ukraine affaiblie.
    *A 20% une victoire russe avec l’invasion d’odessa et de kharkov en plus des gains actuels avec une désintégration de l’état ukrainien actuel +/- une perte des territoires ouests (galicie) au profit de la pologne. L’OTAN faisant face à des troubles économiques abandone l’ukraine dans ce scénario.
    *A 15% un echec militaire russe avec une paix favorable aux ukrainiens qui sortent très fort avec l’autonomie accordée aux territoires du dombasss (sans indépendance)
    *A 10% un coup d’état en russie avec un arrêt de la guerre et un retrait des troupes en laissant le dombass à son triste sort
    *A 5% excédés par les livraisons d’armes et les échecs sur le terrain, un élargissement du conflit entre l’OTAN et la Russie avec une guerre nucléaire

    • Merci pour votre retour. Malgré ce que l’on pourrait croire, je n’ai pas pris de recul. Sur le plateau d’une chaine en info en continu, nous sommes contraints de réagir vite. L’analyse (et non le parti pris dans mon cas, je ne privilégie aucun des belligérants) se fait à partir des infos (dépêches et images) reçues pendant le plateau, avec bien souvent un temps limité. Il existe un conducteur (la construction de l’émission) qui n’est pas figé. Difficile de prendre du recul. En revanche quand on a le temps d’écrire, la pensée et donc la réflexion peuvent se « poser » et donc effectivement prendre du recul.
      Autre point, je ne suis pas convaincu qu’il y ait beaucoup de « bêtises » exprimées sur le plateau. Les journalistes font bien leur travail mais vous avez des intervenants « propagandistes ».
      sur les scénarios que vous évoquez (je m’engage) afin d’obtenir un traité de paix à respecter par les deux camps (cela implique une implication des Etats européens si la sécurité collective leur importe et des Etats-Unis sans doute incontournables.

      1) victoire militaire d’un des deux camps. Une défaite militaire significative est obtenue et impose une négociation. Je ne vois pas une victoire significative du côté russe (région sud de l’Ukraine) à la date d’aujourd’hui mais la possibilité d’éviter une défaite totale par l’emploi d’une arme nucléaire tactique, donc relativisant la défaite sans l’effacer.

      2) Usure des deux belligérants aboutissant à un cessez-le-feu n’effaçant pas le risque d’une situation comme le Donbass a connu depuis 2014. Conflit « gel » donc continent européen en guerre jusqu’à (position à voir des européens dans un soutien militaire sur le long terme)

      3) Autres événements pouvant affecter ces deux scénarios: changement politique en Russie peu vraisemblable aujourd’hui mais à terme? pression des occidentaux sur l’Ukraine: les citoyens européens demandent à leurs politiques de modérer leur soutien à l’UKraine (voir sondage de mai 2022 d’ECFR).

  4. Bonsoir mon général,

    Je suis un commissaire en chef des armées (ex marine !!!), désormais retraité, dont le métier a toujours laissé place à l’étude historique, militaire, comme un « jardin secret », avec depuis quelques années un intérêt particulier pour la fascinante Russie.

    J’apprécie vos interventions sur LCI, mais je suis ce conflit avec un certaine anxiété car il me semble bien que l’approche est devenue presqu’exclusivement conflictuelle, avec l’exclusion a priori de tout élément qui ne servirait pas l’intérêt ukrainien. Au moins dans les apparences de la communication, Le dossier est instruit exclusivement à la charge de monsieur Poutine, dont la personne est confondue avec la Russie dans son ensemble. L’approche contradictoire fait entièrement défaut, parfois dans des termes si caricaturaux, que cela tient à la propagande tout court. Car enfin, est-il raisonnable d’écarter, comme mensongère a priori, l’hypothèse d’Ukrainiens tirant sur la centrale nucléaire de Zaporijia, privilégiant plutôt l’hypothèse de Russes tirant sur eux-mêmes ? De même, est il tout aussi raisonnable de tout de suite qualifier de manipulation l’implication éventuelle de l’Ukraine dans l’assassinat de madame Douguina ? Un rapport d’Amnesty International qui a le malheur de constater que les positions militaires ukrainiennes sont dangereusement imbriquées dans les infrastructures civiles, mettant en danger la population, un rapport qualifié immédiatement de partial ?

    La Russie pratique certes la manipulation mais sans la moindre finesse, avec de « gros sabots », de telle façon qu’elle en fait un parfait bâton pour se faire battre. Mais je ne suis pas convaincu que l’Ukraine n’ait pas elle-même pris en otage les pays occidentaux, par une communication subtile et saturante : monsieur Poutine a tout pour ne pas être cru avec ses petits cruels, sa raideur, son attitude insensible alors que monsieur Zelenski , qui a bien intégré la psychologie occidentale, a une apparence sympathique, crédible et fragile dans son habillement simple, avec une parfaite maîtrise des réseaux sociaux. Pourtant j’ai bien l’impression que nous avons à faire à deux chefs qui présentent bien des similitudes : monsieur Zelenski est certainement autoritaire, comme par exemple dans ses purges du personnel judiciaire, administratif ou militaire et il me paraît avoir une grande capacité de manipulation, au service d’un « jusqu’auboutisme » qui nous mène, nous Européens, dans un engrenage inquiétant, nous faisant perdre de vue le poids de l’Histoire et surtout nos intérêts supérieurs.

    L’Histoire de la Russie est singulière, mais depuis des siècles elle a regardé vers l’Occident, avec curiosité, souvent avec de l’intérêt : quelle belle histoire que celle de Pierre le Grand qui, incognito, parcourt l’Europe de l’ouest pendant près de deux années, pour s’instruire par exemple du charpentage, pour prendre tout ce qui est bon pour son pays ! Cependant, la Russie n’a connu ni la Renaissance, ni les Lumières, ni les effets de la Révolution française et donc la capillarité avec les changements européens n’est pas naturelle : l’impératrice Catherine aimait certes correspondre avec Voltaire, lire des ouvrages des Lumières, mais elle affirmait néanmoins, « mon métier, c’est autocrate !!

    Cependant, le contact n’a jamais été rompu avec l’Europe moderne : en 1812, les soldats russes qui campaient dans Paris se sont très bien comportés, en quelque sorte respectueux, et quelques années plus tard, Alexandre II donnait une impulsion considérable à son pays en abolissant le servage et en jetant les bases d’un système judiciaire indépendant. Mais il a été assassiné car la Russie est traversée depuis le XVIII siècle par une puissante et violente opposition à l’attirance pour l’Europe occidentale, synthétisée par ce mouvement « Vieux Russe » pour qui la Russie est unique, ni européenne ni asiatique, appuyée sur des valeurs intérieures, qui lui ont donné cette cohérence pour vaincre les agressions venant du Nord (de la Suède, de la Pologne ou des principautés baltes) ou du Sud avec les Mongols puis les Turcs qui ont pris la relève. Aujourd’hui, monsieur Douguine est un « Vieux Russe ».

    C’est dans ce terreau que le conflit actuel s’est enflammé. L’intérêt supérieur de l’Europe est de bâtir un ensemble économique et politique quand cela est possible, et en tout cas avec pragmatisme, avec la Russie. L’intérêt supérieur de notre pays est, dans ce bien commun, d’équilibrer la vocation dominante de l’Allemagne (qui en passant risque de devenir la première puissance militaire conventionnelle, avec ses annonces de réarmement massif). L’occasion était historique avec la dislocation du Bloc de l’Est et la désagrégation de l’Union Soviétique : elle a été saisie pour l’unification de l’Allemagne, elle a été ratée pour la Russie. Il faut bien dire qu’au lieu d’une main tendue, les pays occidentaux n’ont cessé de mépriser la nouvelle Russie, de s’en méfier et de la tenir à l’écart. Et, pour solder tout cela, la situation a basculé d’un monsieur Gorbatchev ou même d’un monsieur Eltsine attirés par le moderne Occident, à un monsieur Poutine et à son entourage, qui sont retournés cela fait une dizaine d’années au mouvement « Vieux Russe », de la Russie intrinsèquement originale, qui doit réussir à survivre dans un monde qui ne la comprend pas et dont la survie reposera sur sa capacité à ne pas adopter le modernisme occidental.

    Lorsque les hostilités ont commencé en Ukraine, notre courageux président Macron avait je pense tout cela bien en tête en tentant jusqu’au bout la négociation. Mais il était trop tard car la Russie avait déjà basculé dans cette approche « Vieux Russe » et le monde anglo-saxon voulait la confrontation. Alors nous sommes aujourd’hui froidement dans une situation dramatique

    – Une Ukraine qui se fait détruire méthodiquement, menée par monsieur Zelenski « jusqu’au boutiste », et entièrement sous perfusion militaire américaine.
    – Une Russie également « jusqu’auboutiste » car les choses ont été trop loin, avec une implication militaire américaine sans complexe, qui nous place de fait dans une position de belligérants par interposition, avec désormais un ennemi de taille à nos portes.
    – Une fragilisation militaire de la France dont la doctrine de la dissuasion est mise à mal car l’hypothèse de l’arme atomique dans sa version tactique est une possibilité certes fragile mais néanmoins qui ne peut plus être écartée : et dans ce cas, que fait on ?
    – L’hypothèse la moins catastrophique d’un conflit larvé de longue haleine, pendant lequel l’Europe paierait sans compter pour faire vivre l’Ukraine, selon cette triste logique, déjà vue en Afghanistan ou en Palestine : l’Europe paie la reconstruction et les grandes puissances cassent ce qui a été rebâti.
    – Et surtout cette construction d’un ensemble Européen avec la Russie, qui attend depuis Pierre le Grand, encore renvoyée à bien plus tard, dans des décennies.
    – Enfin et ce n’est pas anodin, pas le moindre mouvement pacifiste, mais au contraire la place nette pour les « va t’en guerre » de tout poil, plus ou moins compétents, mais qui la plupart du temps n’ont pas connu le combat : et pourtant il y a matière à réfléchir désormais sur la viabilité de l’action militaire, coincée entre la logique « soft » du conflit asymétrique, spécialité française qui ne marche pas, comme en Afghanistan ou au Sahel, et la confrontation classique ne pouvant être que considérablement destructrice, en raison de la puissance de feu des armes (c’était déjà la problématique du premier conflit mondial, sans vainqueur véritable ou du second avec une destruction considérable et moralement irréparable).

    Stratégiquement, je ne vois guère qu’un aspect positif : ce conflit mène l’Europe et notre pays à repenser notre indépendance, en particulier sous l’angle économique. Mais cela risque de nous mener à un repli sur soi alors que la mondialisation économique a bien des avantages.

    Vous le comprenez je suis assez pessimiste. Il aurait fallu certainement temporiser au début du conflit, ne pas accepter l’exclusive des injonctions de monsieur Zelenski, laisser une place à l’approche russe du problème, même si c’est l’agresseur, quitte à voir l’Ukraine « rentrer dans le rang russe ». Le cordon sanitaire de l’OTAN aurait toujours été un modérateur et une assurance.
    Kiev a une résonance historique particulière qui ne peut être restreinte à la famine provoquée par Staline : il y a toute une histoire commune qui explique le sentiment ambivalent de la population russe : de la tristesse face à une guerre fratricide et de la résignation car c’est l’Histoire. Du temps aurait été donné pour que la génération de monsieur Poutine, formatée « à la soviétique » et trop marquée par la désagrégation des années 90, soit remplacée par une nouvelle génération, plus éloignée de tout cela, moins encline naturellement au repli « Vieux Russe ».

    Aujourd’hui il est encore urgent de temporiser, en figeant la situation dans un « non affrontement » qui durera longtemps, en arrêtant d’alimenter la guerre par des armes et de prendre sans le moindre esprit critique les volontés de monsieur Zelenski, qui ne nous mène qu’à une dangereuse fuite en avant.
    Pour cela, il faudrait des voix apaisantes mais j’en entends peu et le temps est désespérément je le crains aux « va t en guerre ».

    Je vous souhaite bon courage et je vous remercie cependant pour votre objectivité à chaque l’occasion qui vous en est donnée.
    Commissaire en chef ® Dominique Eon

  5. J’ajoute à mon exposé précédent deux lectures très éclairantes : d’une part « Le malheur russe : essai sur le meurtre politique », une méditation de madame Hélène d’Encausse sur la place de la violence et du crime politique dans l’histoire russe des origines jusqu’à la fin du siècle dernier ; d’autre part « Un russe nommé Poutine » d’Héléna Perroud, une enseignante franco russe (comme madame d’Encausse), qui a enseigné longtemps à Petersbourg : on y voit bien que monsieur Poutine est le fruit de l’histoire russe, dans un pays original par le poids considérable dans son présent de son histoire.

    Une note d’expérance : les changements régimes, les inflexions fortes, ont souvent été données par des officiers rebelles : c’est avec l’appui des régiments de la garde que l’impératrice Catherine a pu faire assassiner son époux incompétent, pour pleinement gouverner. Bien plus tard, ce sont les généraux qui ont déchu le dernier Tsar, car Nicolas menait la Russie au gouffre et lui infligeait des souffrances insoutenables. Peut-être qu’il en sera de même pour monsieur Poutine, s’il est trop « jusqu’auboutiste ».

    Commissaire en chef (r) Domiique Eon

    • merci monsieur le commissaire en chef pour votre longue contribution. Pour ma part, je ne vois pas de divergences majeures avec mes propos presque quotidiens sur LCI, certes avec le « nez » un peu sur l’actualité. Je serai cependant moins pessimiste que vous. L’humanité ne progresse que par les crises qui la contraignent à s’adapter à la réalité. mon optimiste qui se fonde sur notre capacité à nous adapter aux événements, tout en acceptant la « surprise » et les erreurs, me laisse supposer que nous saurons faire face à ce retour de la guerre en Europe, sans cependant être en mesure d’entrevoir ce qui adviendra. Mais gardons le calme des vieilles troupes! Bien cordialement

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