Est-il possible que l’origine de la concurrence franco-américaine au Liban remonte aux années 1820 ? Une telle question se pose légitimement car le XIXe siècle a été celui de l’installation de la présence culturelle et éducative des États-Unis au Liban avec le mouvement de prosélytisme protestant américain qui a envoyé des missions biblistes dans la région, à commencer par la Palestine, dès 1819.
Au Liban, l’événement le plus marquant fut la fondation, en 1866, de l’université américaine Syrian Protestant College, SPC, qui sera nommée, à partir de 1920, l’American University of Beirut, (AUB).
Depuis 1827, il y avait, côté français, une véritable méfiance vis-à-vis de cette présence américaine : les Français pensaient qu’elle aurait des effets nuisibles aux intérêts français aussi bien sur le plan culturel que commercial. La réplique française se résuma d’abord par le renforcement des activités missionnaires et éducatives catholiques au Liban ; par son rapprochement avec les maronites, notamment après l’expédition française en 1860 à Beyrouth qui visait à les protéger des massacres commis en 1860. En 1875, la création de l’Université Saint-Joseph, USJ, par les jésuites marqua une nouvelle étape. Dès lors, on assistait à une sorte de guerre d’influence éducative : université contre université. Beyrouth devint le terrain d’une concurrence entre deux systèmes pédagogiques : le système français et francophone, et le système anglo-saxon.
Une « francophobie américaine » au Levant
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a pu s’imposer comme une puissance mandatrice au Levant après un climat d’incertitude. Mais les États-Unis, se comportant comme un acteur interventionniste, avaient tenté, lors de la Conférence de la paix à Versailles en 1919, de promouvoir une solution défavorable à un mandat français au Levant. On sait que, durant la guerre, les Français et les Britanniques avaient décidé secrètement, dès l’été 1915, le partage de l’Empire ottoman dans le cadre des accords dits Sykes-Picot (1916). En mai 1919, à Versailles, l’arrangement inter-européen sur le sort des pays proche-orientaux était loin d’être atteint. L’intervention du président américain, Woodrow Wilson, imposa ce qu’on appelle « le mandat international » au Levant sous le contrôle de la Société des nations (SDN). En même temps, il proposa l’envoi d’une commission d’enquête internationale chargée de recueillir l’avis des populations de la Syrie, du Liban et de la Palestine vis-à-vis de leurs futurs choix à l’égard des États mandataires après l’effondrement de l’Empire ottoman. C’est ainsi que la commission King-Crane fut créée afin d’enquêter en Palestine, Syrie, au Liban et en Cilicie, à partir de mai et jusqu’à juillet 1919, en recueillant des pétitions et des auditions auprès des différentes communautés. Les recommandations de cette commission remettaient en question l’accord Sykes-Picot. Mais le retour des États-Unis à une politique isolationniste en 1919, à la suite de la victoire des républicains lors des élections législatives en novembre 1919, facilita le partage de la région par les deux puissances française et britannique, sans toutefois mettre fin à l’aspect culturel et idéologique de la concurrence franco-américaine.
Le mandat français au Levant a donc débuté au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans une période marquée par le retour des États-Unis à une sorte d’isolationnisme. Il n’empêche que dans l’entre-deux guerres, les actions des agents idéologiques et religieux américains étaient basées sur un refus moral et religieux de la colonisation européenne et de toute influence catholique en général, et française en particulier, au Levant. L’administration du mandat français se heurtait au défi de la francophobie chez les missionnaires américains et certains personnels de l’AUB, qui demeura une base des activités antifrançaises pendant l’entre-deux guerres. Les services français de renseignements soupçonnaient à l’époque les responsables américains, de l’AUB, d’être les inspirateurs des mouvements antimandat. L’AUB et l’ensemble des institutions missionnaires américaines à Beyrouth, à Tripoli (au nord du Liban) et ailleurs constituaient un moyen par lequel les États-Unis « vantent la moralité, l’énergie, la richesse des Américains. Tout ceci tend à créer en Syrie (au Levant en général) un état d’esprit favorable aux États-Unis pour (…) attirer une clientèle morale et commerciale pour l’avenir ».
La fin du mandat français
Le mandat français au Levant a pris fin dans le sillage de la défaite de la France pendant la Seconde Guerre, alors que les États-Unis ont consolidé leur rôle en tant qu’une grande puissance internationale.
La défaite de 1940 a été coûteuse pour le statut international de la France. Au Levant, la mise en cause du mandat a été accélérée par la fameuse « guerre fratricide » de 1941. La politique des États-Unis et les intrigues britanniques vinrent aggraver les choses pour la France.
Après que les troupes allemandes eurent envahi les Balkans, le regard des dirigeants du Reich se tourna vers le Proche-Orient. Plusieurs facteurs auraient pu jouer au profit de l’Allemagne pour gagner cette région, notamment le contrôle du Liban et de la Syrie par l’armée fidèle au gouvernement de Vichy et le succès du coup d’État antibritannique en Irak en avril 1941. Dans le sillage de la signature de l’armistice entre la France et l’Allemagne, des délégations allemandes et italiennes, civiles et militaires, se sont installées progressivement au Liban et en Syrie. En même temps, sous le prétexte de la guerre, le gouvernement de Vichy s’est gardé de reconnaître l’indépendance libanaise. Ce comportement est allé à l’encontre des termes du traité franco-libanais du 13 novembre 1936, mais il a été souhaité, pour ne pas dire dicté, par les Allemands qui ont voulu écarter le risque d’une emprise britannique sur le Liban une fois l’indépendance obtenue.
Des historiens exposent que l’attitude du gouvernement Vichy au Levant a inquiété les États-Unis bien que ces derniers ne fussent pas encore entrés officiellement en guerre. Le risque d’une percée allemande au Proche-Orient pesa donc sur les choix américains. D’un côté, Washington a adopté une série de sanctions contre les intérêts français ; de l’autre, il a jugé que le Proche-Orient, en tant qu’une zone vitale et stratégique, nécessitait désormais sa « protection », sans approuver pour autant les sanctions économiques imposées par les Britanniques contre les zones soumises au mandat français, gérées jusqu’ici par les pro-Vichy. Or cette « protection », face à l’utilisation des aérodromes syriens et libanais par les troupes allemandes pour soutenir les insurgés irakiens contre les Anglais, nécessitait une action militaire au Levant contre les forces vichystes. Autrement dit, les États-Unis ont approuvé une intervention militaire, habilement planifiée par les Britanniques et à laquelle ont participé les troupes de la France libre.
Sur le terrain, l’action américaine a eu une dimension plus politique que militaire. Les États-Unis ont noué un contact direct avec le patriarcat maronite au Liban. Ils ont affirmé aux maronites qu’il serait dans l’intérêt « des chrétiens et des maronites en particulier » de soutenir tout acte visant à l’élimination de la menace allemande au Proche-Orient. Ainsi, cette initiative américaine a amorcé un tournant géopolitique au Levant : les États-Unis sont désormais un acteur dans la région.
Il n’en demeure pas moins que les dirigeants maronites ont bien tiré la leçon des évolutions défavorables à la puissance française. Ils ont compris qu’ils ne pouvaient plus compter sur la protection française pour conserver leurs privilèges, alors que la superpuissance américaine faisait son entrée en scène.
Les Mémoires du général de Gaulle constituent un témoignage permettant de voir qu’il fut conscient que la bataille du Levant allait provoquer l’affaiblissement de la France dans cette région. Cet affaiblissement est subordonné à un déséquilibre des forces en faveur des Britanniques. Le chef de la France libre a été bien informé des « intrigues » nouées par ces derniers, mais il a favorisé, malgré tout, l’offensive menée conjointement par les forces britanniques et les forces de la France libre contre les troupes vichystes, croyant que c’était le seul moyen de défendre l’Orient contre les desseins allemands. Le général de Gaulle n’évoque pas les intentions américaines dans cette affaire.
Pourtant, l’attitude américaine a été manifestement antifrançaise au Levant. L’historien Henry Laurens montre que les États-Unis n’ont pas hésité à soutenir la Grande-Bretagne dans ses multiples campagnes contre l’administration gaulliste du mandat français déjà fragilisé au Liban et en Syrie après 1941. Une telle attitude ne peut pas être dissociée d’un constat important : il est notable que les positions sceptiques et méfiantes des responsables américains à l’égard du général de Gaulle, pendant la Seconde Guerre, ont eu de lourds impacts sur les relations franco-américaines. Cela s’est traduit, en effet, par un rejet du président américain Franklin Roosevelt de toute influence française dans les anciennes colonies.
C’est dans ces conditions que la France a finalement reconnu l’indépendance du Liban le 22 novembre 1943, grâce à l’initiative du général de Gaulle. Ultérieurement, les États-Unis ont reconnu, à leur tour, cette indépendance le 19 septembre 1944, accordant désormais à ce pays un intérêt nouveau. Mais la rivalité entre Paris et Washington dans ce pays était loin d’être terminée…
Cet article fait partie d’une thèse de doctorat de sciences politiques intitulée « Convergences et rivalités des diplomaties française et américaine à l’épreuve des crises libanaises de 1958 à 2008 », sous la direction de M. Charles Saint-Prot, soutenue à l’Université Paris Descartes – Sorbonne Paris Cité, le 27 novembre 2014.
Nabil EL-KHOURY
Docteur en sciences politiques
Source : L’ORIENT – LE JOUR