THEATRUM BELLI ouvre une nouvelle rubrique consacrée à la Maintenance, au soutien et aux problématiques liés à l’externalisation. Cette rubrique s’ouvre avec la diffusion de la thèse du capitaine Quentin COMMINE soutenue en avril 2020 à l’université de Strasbourg sur le thème « Définition d’une théorie de l’externalisation dans les armées – le cas de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre ». Avec l’aimable autorisation de son auteur, cette thèse sera progressivement et intégralement publiée de façon segmentée sur le site de TB. Pour se repérer dans la diffusion des chapitres, un chiffre est mentionné devant le titre.
Avec cette nouvelle rubrique TB entend publier des textes et recueillir des commentaires pour enrichir cette thématique. Vous pouvez nous envoyer vos contributions à l’adresse suivante : contact[@]theatrum-belli.com.
Avant-propos
« Vous savez mon capitaine, nous sommes des militaires et des passionnés d’aviation…s’il le faut et quelles que soient les conditions, on travaillera jour et nuit. Il n’y a pas de plus belle satisfaction pour nous que d’être sous le disque rotor d’un hélicoptère que l’on a contribué à réparer pour que les opérations puissent se réaliser. C’est notre travail, notre raison d’être et c’est pour cela qu’on s’est engagés ».
Adjudant Bruno, Barkhane 2017
« On a soigneusement étudié l’outil : le canon, le cheval ; et le moins possible l’ouvrier par qui seul pourtant vaudra l’outil ».
Hubert Lyautey (1854-1934), maréchal de France.
Ces mots de Hubert Lyautey illustrent l’essence de la problématique posée par cette thèse et l’interrogation initiale de cette recherche. Il y a quelques années et alors engagé pour ma première opération extérieure quelque part en bande sahélo-saharienne en tant qu’officier mécanicien sur EC665 TIGRE, j’ai réalisé la contribution opérationnelle de nos maintenanciers sur le terrain et ce qui fait l’essence de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre : une Arme essentielle au combat interarmes dont la maintenance ne peut se permettre de défaillir en toute circonstances et permettant la fulgurance et la violence de la décision tactique au sol. L’Aviation Légère de l’Armée de Terre est une Arme technologique dont l’action est résolument tournée vers la décision à terre, dans ce qui s’appelle l’Aérocombat et qui est défini par le général de division Jean-Claude Allard (2008) de la manière suivante : « l’hélicoptère est un système de combat terrestre dont la finalité est la manoeuvre tridimensionnelle terrestre, planifiée en interarmes et insérée dans un cadre interarmées et international ». Le général de corps d’armée Michel Grintchenko (2019) indique ainsi : « Tout d’abord, elle doit se conformer comme n’importe quelle autre aviation aux standards du monde de l’aéronautique, aux normes rigoureuses s’appliquant à préserver au maximum ces matériels rares et chers que sont les avions et les hélicoptères. Mais, elle doit également satisfaire aux exigences de l’Armée de terre, qui se déploie là où le besoin tactique se fait sentir, paradoxalement souvent bien loin des facilités qui permettraient de soutenir aisément les matériels aéronautiques. Ainsi, insécurité, précarité, absence de connexions informatiques, déplacements perpétuels, sont les contraintes communes des déploiements de l’Armée de terre ». L’Aviation Légère de l’Armée de Terre doit être en mesure d’oeuvrer en contexte dégradé, elle doit être en mesure d’oeuvrer quand d’autres organisations seraient soumises à diverses défaillances.
Ces défaillances que l’Aviation Légère de l’Armée de Terre ne peut se permettre sont d’ordre triple. Premièrement, la sécurité aérienne est l’impératif majeur et le principe cardinal de toutes les actions de la maintenance. Deuxièmement, l’impératif de disponibilité technique opérationnelle doit toujours permettre à l’Aviation Légère de l’Armée de Terre de s’inscrire dans le continuum et des opérations en plaçant le maintenancier comme « forgeron » des armes qui permettront d’emporter la décision face à l’ennemi. Troisièmement, comme appris par l’un de mes anciens : le principe de « réversibilité technique et tactique » qui fait parfois passer chaque maintenancier (et chaque militaire) d’un état de spécialiste technique au service de l’opérationnel à celui de soldat de France devant toujours conserver et exprimer un « esprit guerrier » pour faire face à une confrontation hostile directe et imminente.
Travaillant sur cette thèse depuis la fin de mon master en gestion lors que j’étais à l’université militaire de Munich en Allemagne, j’ai réalisé un soir de septembre 2017 ce que devait être l’orientation de ma théorie. A moitié endormi sur mon lit de camp dans l’alvéole de ma tente, je suis soudainement réveillé par un bruit sourd. Assis sur mon lit, j’entends alors sonner les détecteurs d’attaques de tirs indirects (IDF) et je me précipite au sol. Après avoir entendu un, puis deux et enfin un troisième obus tomber et exploser, je vérifie que tous mes hommes ont quitté leur alvéole et rejoint l’abri avant de le rejoindre à mon tour. Lors de l’appel que je réalise, un homme manque. Ce sous-officier expérimenté est l’un des meilleurs techniciens avioniques que j’ai rencontré et je l’employais alors également en tant que chef de piste adjoint sur Tigre. Soudain, j’entends décoller le Tigre en « QHRA » pour riposter et protéger le camp tout entier. Je me rappelle alors les efforts menés par mon chef d’atelier, mon contrôleur, mon documentaliste aéronautique et mes hommes pour « sortir » cette machine afin d’éviter une rupture de ladite QHRA…et je décide également de contacter la piste Tigre pour savoir si mon sous-officier manquant s’y trouve. La réponse ne se fait pas attendre : le personnel manquant est présent et a participé à la mise en oeuvre de l’aéronef ayant permis de mettre en fuite nos ennemis avec les équipes de la piste TIGRE HAP/HAD. Le lendemain, je fais le point avec ce maréchal des logis-chef qui me dit : « je me suis dit qu’ils pourraient avoir besoin de moi, alors j’y suis allé dès que j’ai pu pour donner un coup de main ». Si la situation pouvait présenter un certain danger inhérent au théâtre sur lequel mes hommes et moi-même étions projetés, le déroulement des évènements et le calme affiché par l’ensemble de notre personnel m’ont offert l’illustration de cette « normalité du danger » lié à une acceptation intrinsèque de celui-ci due à notre état de militaire.
Mes réflexions sur l’action de toute la chaîne de maintenance durant les trois heures d’attente faisant suite à l’attaque avant la levée de l’alerte ainsi que la simplicité et l’essentialité de cet échange qui m’ont alors fait comprendre ce qui allait devenir l’orientation du questionnement de l’externalisation à l’origine de cette théorie, s’appuyant notamment sur le concept de cardicité. Ce concept n’est néanmoins pas le seul et cette soudaine « illumination » n’est qu’un complément dans ce qui peut être nommé en tant que conditions cardinales de l’externalisation en organisations atypiques.
La question de l’externalisation de la maintenance aéronautique dans les forces armées, et ici dans l’ALAT, est un phénomène très contemporain et connu notamment au travers de l’exemple d’HELIDAX. De nombreuses questions se posent sur des possibilités de verticalisation (et parfois d’externalisation de capacités) dans le Maintien en Condition Opérationnelle Aéronautique (MCO-A) des forces armées. Ainsi, et du fait d’une forte implication montrée par la ministre des Armées, les problèmes de Disponibilité Technique Opérationnelle (DTO) sont devenus une priorité nécessitant des résultats rapides, francs et tangibles. On peut illustrer cette dimension par la phrase suivante issue du discours d’Evreux du 11 décembre 2017, fait par la ministre des Armées, Mme Florence PARLY :
Il était temps que le MCO aéronautique suscite l’action. Ce temps est arrivé.
Payer plus pour voler moins : ce n’est pas précisément une situation à laquelle je me résous.
Or, le MCO suscite l’action et ce discours, accompagné de la création de la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) dont l’ossature de direction a été fortement remaniée (au profit de la DGA1), montre un tournant dans la vision et les approches contractuelles du ministère face aux acteurs privés. Cette nouvelle vision est donc décisive dans l’étude du phénomène d’externalisation.
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(1) Cette nouvelle structure est maintenant directement subordonnée à l’Etat-Major des Armées (EMA) et ainsi retirée de la subordination à l’armée de l’Air et de l’Espace.
Résumé de la thèse
L’externalisation n’est pas un phénomène nouveau, elle a toujours été un problème décisionnel complexe, y compris pour les forces armées. De nombreuses théories existent pour décrire l’externalisation mais cette thèse considère deux principales théories : la théorie des coûts de transaction (aspect « mécanique » de la décision) et l’approche par les Core Competencies. Cette dernière approche est basée sur la concentration de ressources en vue de la constitution de compétences stratégiques pour l’organisation qui peut, ce faisant, obtenir un avantage comparatif sur le marché. L’observation initiale et la constitution du cadre théorique relatif au phénomène des externalisations dans les organisations atypiques laissent apparaître une non-coïncidence totale entre la littérature scientifique existante et les observations de terrain dans les forces armées.
Le cadre théorique de cette thèse s’inscrit de manière concourante dans la TCT, l’approche par les ressources, et les Core Competencies. Ces théories respectives sont ainsi complémentaires par l’aspect relatif à la « mécanique contractuelle » de la TCT et l’approche plus liée à la délimitation des périmètres qui est quant à elle relative aux Core Competencies. L’action militaire est par nature très incertaine et est définie par Clausewitz avec le terme de « brouillard de la guerre » dans lequel le déroulement des opérations n’est pas une chose totalement prévisible et qui, dans le cas d’un recours au secteur privé, peut produire d’importants risques contractuels. Cet exemple illustre la question de la réversibilité de l’externalisation. Les externalisations sont un phénomène ayant pris une ampleur exponentielle depuis la fin du service militaire en France et de nombreuses raisons ont poussé le ministère des armées à s’interroger sur la faisabilité d’externalisations dans le monde militaire. Les bénéfices ciblés sont nombreux et sont essentiellement d’ordre économique : rentabilité des projets, stimulation de l’économie locale, baisse des coûts, réinvestissement des coûts économisés dans des programmes de modernisation ou sur des programmes plus axés sur le « coeur de métier » alors défini des forces : les fonctions de combat.
Cette thèse définit un modèle de décision pour l’externalisation en HRO, ledit modèle ne devant pas uniquement reposer sur une comparaison de coûts mais plutôt sur une combinaison de variables. De nombreux travaux antérieurs ont montré que, dans le cas des forces armées, l’externalisation de concerne tous types d’activités. Néanmoins, on remarque qu’une fonction externalisée dans un certain contexte peut ne pas l’être dans un contexte différent.
Le cas du mercenariat anglo-saxon, totalement en opposition avec les pratiques françaises, est un exemple de cette relativité du rapport à l’externalisation d’une organisation qui est fonction du contexte. Cette dépendance envers l’environnement, et ces différences de mise en oeuvre de l’externalisation entre des contextes distincts, nécessitent un modèle prenant en compte des variables autres que les coûts ou les compétences. La « dynamisation » de la décision d’externaliser semble ainsi dépendre de l’expérience acquise par les agents, que l’on peut traduire en termes « d’apprentissage de l’externalisation », mais également de la propension à externaliser des agents. L’apprentissage de l’externalisation peut être interne, mais également « externe » à l’organisation : c’est-à-dire qu’il peut résulter d’un « benchmarking » auprès d’organisations voisines ou de forces étrangères. La propension à externaliser d’un agent repose fortement sur les aspects socioculturels qui « environnent » l’organisation. Les différences de culture sont considérées dans la littérature comme un facteur important d’échec de l’outsourcing. Ainsi, « ce qui se fait ailleurs » ne peut forcément s’exporter au sein d’une organisation évoluant dans un contexte différent.
Cette thèse, en visant l’exploration et la description des intrications liées à la question principale de recherche, suit une visée consistant à « informer, analyser et expliquer » afin de rendre intelligible une question de recherche. Afin d’illustrer le cheminement de cette recherche, cette thèse se compose de trois parties et d’une conclusion.
- La première partie définit le cadre théorique du phénomène d’externalisation et son angle d’approche particulier dans le cadre des HRO.
- La deuxième partie présente le design de la recherche. Celle-ci repose sur une méthodologie abductive portant sur des cas multiples et fondée par une observation initiale et une étude de données secondaires. La méthode suivie dans cette thèse est celle d’une étude de cas multiple au sens, notamment, de Yin (2003). L’utilisation d’études de cas permet de rendre compte de la réalité donnée d’un contexte. Une analyse robuste des données permet d’y relier un modèle. La méthode de « triangulation » des données permet également une grande validité.
- La troisième partie est consacrée à la présentation des résultats de l’étude empirique, elle est organisée en 2 chapitres. Cette étude de cas multiples concerne 12 cas différents et 22 cas de type « QCA » avant traitement par minimisation booléenne (algorithme de Quine-McCluskey).
- La quatrième partie de la thèse se décompose en deux chapitres. Le premier chapitre traite des implications théoriques et pratiques du modèle ainsi développé afin de répondre à la problématique de cette thèse. Les implications pratiques de cette thèse montrent une potentielle généralisation du modèle à l’ensemble des HRO. Le dernier chapitre de cette thèse vise à poser la question de la généralisation du modèle à d’autres types organisationnels plus classiques et à conclure notre analyse en dressant différentes perspectives de recherche et d’opérationnalisation.
Ainsi ces quatre parties aboutissent à la définition d’un modèle décisionnel propre au contexte actuel de l’ALAT en se fondant sur des dimensions communes aux forces armées, et qui se retrouvent à la base d’une théorie de l’externalisation dont l’extrême simplicité permet une grande adaptabilité afin de borner l’externalisation dans toutes les organisations de ce type. L’utilisation de méthodes d’analyse de type qualitatif-quantitatif comparé (QCA/AQQC) permet une modélisation rigoureuse du phénomène.
Il apparaît enfin primordial de clarifier le but général, en termes d’implications managériales, de cette thèse. Ainsi, l’externalisation est un phénomène complexe et, au moment de la rédaction de ce travail de recherche, un sujet fortement actuel où de très grandes perspectives semblent pouvoir se dessiner.
Cette thèse n’a pas pour objectif de porter un jugement sur les bienfaits, d’éventuels méfaits, ou des effets pervers dus à des pratiques d’externalisation dans la maintenance de l’ALAT. Il s’agit d’en modéliser le processus décisionnel. L’ALAT est une organisation complexe empreinte d’une forte culture d’Arme et contenant de multiples écosystèmes pour lesquels l’externalisation s’exprime (où ne s’exprime pas, justement) à sa manière. L’objectif de cette thèse est de décrire l’externalisation telle qu’elle se déroule au sein de l’organisation idéal typique qu’est l’ALAT pour confronter cette description à la théorie faisant l’objet de cette recherche et en déterminer les possibilités d’application dans une dimension plus générale.