Aérodrome de Tymbou. Vérifications, harnachements, chargements… Décollage : 4 h 30, direction : l’Égypte…
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On aborde la ligne de terre très à l’est de Port-Saïd, au-dessus du territoire contrôlé par les Israéliens, et l’on s’enfonce dans le Sinaï. Puis on vire à droite, vers l’ouest, à couper le canal, puis à droite encore, vers le nord. C’est en remontant du sud au nord que les Noratlas, en lignes de trois, se suivant à vingt secondes, vont cracher leurs paras à raison de deux sticks de 15 hommes par appareil. C’est-à-dire qu’à chaque seconde, 6 hommes sautent et qu’en quinze secondes, 90 hommes ont été largués ; mais déjà, cinq secondes plus tard, un nouveau lâcher commence. En deux minutes, plus de 500 hommes sont à terre. De toute évidence, on les y attend, et on leur a même préparé un « comité de réception » : la zone de largage — un quadrilatère de trois à quatre cents mètres de côté — est vide, mais sur son périmètre, des mitrailleuses et des mortiers sont en batterie, qui font feu de toutes pièces, Du côté du pont jumelé, route et voie ferrée, qui enjambe au sud de Port-Saïd le canal de jonction et qui constitue un objectif naturel (et pour les Français, l’objectif principal de cette attaque), c’est un véritable barrage qui est installé, renforcé de treize pièces d’artillerie. Favrel se retrouve à terre, « sans même s’en apercevoir » et « à trente mètres d’une mitrailleuse » dont les servants le regardent, hébétés, puis commencent à tirer, maladroitement. Heureusement, le terrain est une sorte de tourbière, parsemée d’excavations qui forment autant d’abris sur mesure. Les paras s’y terrent, préparant leur bond suivant. Favrel lance un coup d’œil circulaire, essayant de repérer si tous les gars qui l’accompagnaient dans l’avion de tête sont bien là. Examen satisfaisant : le capitaine Engels, n°4 dans le stick, est là-bas ; lui, Favrel, le grand-père endolori, n° 5 dans le stick, là aussi.
Un peu plus en avant, le sergent Bellon, qui a sauté avec le n° 13, se reçoit à peu de distance d’une mitrailleuse égyptienne. Le mitrailleur tire : Bellon est tué net, le premier des Français tués à Port-Saïd (1). Ses camarades ont vu la scène ; ils repèrent le mitrailleur, l’ajustent soigneusement. Ce n’est plus la guerre, c’est la vengeance, et la peau de ce gars-là. bien précisément, qu’ils veulent, Ils l’ont.
Incendiés par les Egyptiens pendant leur descente, celui qui va servir à la liaison avec le quartier général volant du général Gilles, qui surveille la bataille du haut du ciel, et à la liaison avec l’aviation. On « attaque » les patrouilles sur le « Ground Attack n° 1 », indicatif Belly Dance n° 5, n° 11 et n° 12… Ça marche… les six appareils en alerte en vol sont prêts à tirer à la demande… Le capitaine Engels se dresse, foulard bleu au poing. C’est le signe de ralliement. En avant ! La classique progression par bonds, en direction du pont… Les avions attaquent le barrage égyptien… l’une après l’autre, les batteries se taisent… La progression continue… on tire, on s’abrite, on avance… Au bout d’une heure et demie de combat, le pont est pris.
L’aviation, avertie avec retard, tire encore sur le pont, alors que les Français sont déjà de l’autre côté. Au loin, à droite, on a vu s’effondrer la passerelle, objectif de la Compagnie, juste au moment de l’arrivée de celle-ci. Au centre, c’est le 11e Choc qui avance vers l’Usine des Eaux. Deux paras du 11e Choc, tombés trop en avant dans le bosquet qui entoure l’usine et retenus dans les branchages par leurs sangles emmêlées, ont été achevés à la baïonnette par les Egyptiens. Pour le reste, le 2e RPC compte ses morts : sept, plus un disparu dont le parachute est resté accroché à la queue de l’avion au moment du saut. On a réussi à le larguer un peu plus tard au-dessus du canal (on retrouvera dans un abri son corps mutilé). Du côté égyptien, les pertes sont lourdes : pour ce combat seulement, elles dépassent la centaine de morts.
Dès que l’Usine des Eaux est prise, Château-Jobert installe son poste de commandement dans la villa du directeur. Favrel l’y rejoint. Le téléphone n’arrête pas de sonner : d’abord, ce sont des Égyptiens qui cherchent à joindre le personnel de l’usine, puis des non Egyptiens qui se proposent comme intermédiaires pour ouvrir des pourparlers avec les autorités égyptiennes.
Château-Jobert répond qu’il exige une reddition immédiate. Il s’institue alors de longs échanges téléphoniques : les Egyptiens ne veulent se rendre qu’aux Français, mais Château-Jobert doit en référer à son supérieur hiérarchique, le général anglais Butler (2).
Le téléphone est libre ? Favrel s’en empare et appelle au Caire des amis personnels auxquels il demande des nouvelles de la capitale et annonce sa proche arrivée, en leur conseillant de mettre dès maintenant « le whisky au Frigidaire ». Connaissant Favrel, ils promettent de mettre au frais plusieurs bouteilles dans leur réfrigérateur.
L’aviation reprend ses attaques, mais sur l’autre rive, au sud de Port-Fouad. Les Français savent ce que cela signifie : dans quelques minutes, les deux autres compagnies du régiment vont être larguées…
Dans l’avion de tête, le colonel Fossey-François, qui sautera le premier. En face de lui, en tête de l’autre stick, un photographe de presse, Daniel Camus… « Préparez-vous… Debout… Accrochez… Go ! » Là encore, la zone de largage est dégagée, mais soigneusement entourée de postes de mitrailleuses et de mortiers. Le feu commence. Pourtant, les tireurs égyptiens qui se sont postés le long du canal, allongés sur la berge oblique, ne laissant dépasser que leur fusil et un petit bout de leur casque, ont une douloureuse surprise : car s’ils canardent avec précision et presque impunément les paras de Fossey-François, ils offrent autant de cibles magnifiques à ceux de Château-Jobert, de l’autre côté du canal. Et les hommes qui ont sauté le matin se mettent à « faire des cartons » de précision sur ceux qui sont en train de tuer leurs camarades. Pas un des Égyptiens postés sur la berge n’en sortira indemne. Les plus chanceux reviendront blessés. Ils seront peu nombreux.
À l’Usine des Eaux, le général Butler arrive en hélicoptère, au milieu de l’après-midi. Avec Château-Jobert, et en attendant les instructions du haut commandement, il se met en devoir de préparer des conditions de reddition à dicter aux Egyptiens. Favrel est transformé en diplomate. « Puisque tu as été à la peine avec nous, lui dit Château-Jobert, il est juste que tu sois aussi à l’honneur. D’ailleurs, tu as été en Corée et tu y as vu de près un armistice. Tu vas nous tuyauter. »
Les parlementaires égyptiens arrivent à 17 h 30. Tout le gratin de l’endroit : le général El Moguy, commandant le secteur Port-Saïd-El Kantara, et sosie de Nasser ; le général Hassan El Banna, commandant la police ; le colonel Anwar, commandant le secteur fortifié, et le colonel Rushdi, commandant le département d’Investigation Criminelle. On les fait attendre. Ils s’impatientent.
Entre-temps, le quartier général envoie ses conditions de reddition, rédigées par le général Stockwell, en accord avec le général Beaufre qui commande le corps expéditionnaire français, la « Force A ». Les Égyptiens déclarent qu’ils doivent en référer au Caire. Ils repartent. On leur a accordé une trêve de 17 h 30 à 23 h 30. À 23 h 25, ils téléphonent : Le Caire refuse. Le feu reprend à Port-Fouad. Mais clans la nuit, les troupes égyptiennes quittent la ville et se replient sur Port-Saïd. Les autorités locales se rendent à Fossey-François.
Favrel et les officiers ont dormi dans la villa du directeur de l’Usine des Eaux qui sert de poste de commandement. Au matin, ils sont réveillés au canon. Un seul cri : « Les salauds ! » Les généraux et colonels égyptiens qui étaient venus la veille avaient soigneusement noté l’emplacement du PC et avaient envoyé un char qui, posté sur l’autre rive du canal de jonction, tirait sur la villa où étaient rassemblés les officiers français. Ce char fait du bruit comme quatre : il apparaît, tire un coup de canon, et puis va s’abriter sous les frondaisons des villas voisines. Un moment après, il réapparaît un peu plus loin, tire à nouveau, recommence à se cacher. On appelle l’aviation qui est en train de protéger le débarquement de Port-Fouad. Elle arrive, elle attaque. Mais, une fois les Corsair passés, l’insaisissable blindé reparaît aussitôt et refait des siennes. Finalement, il faut en arriver aux grands moyens : au canon et à la bombe, les avions démolissent tout le groupe de villas où est embusqué « le » char ou, plus probablement, où sont embusqués « les » chars. Alors, enfin, le tir ennemi cesse, Mais, dans l’affaire on a atteint de plein fouet des citernes d’essence qui explosent, dressant une immense chandelle noire dans le ciel.
Les transmissions annoncent que le débarquement du matin a réussi, et que les pertes sont faibles — trois morts : un soldat du génie noyé en débarquant et deux paras tués par un excès de zèle des obus de la flotte française. Les paras du 1er REP (3) ont même eu la surprise d’être accueillis par une délégation de porteurs de pancartes : c’étaient ceux du 2e RPC (4) qui avaient sauté la veille sur Port-Fouad et qui les accueillaient avec une ironique commisération. Sur les pancartes, ils avaient écrit : TROP TARD…
Au quartier général de Château-Jobert, on attend le général Massu, et surtout ses chars. Il ne vient pas on lui a débarqué ses chars sur la rive ouest, sous prétexte de travaux sur l’autre rive et ils ont été aussitôt réquisitionnés par les Anglais. Quant à Massu et quant à son état-major qui ne rêve que plaies et bosses, on les a déposés gentiment sur la rive est, en leur recommandant d’attendre sagement le reste de leurs troupes.
Au rendez-vous du pont sud, ce sont les chars anglais Centurion qui se présentent devant les paras français. Le moment est critique, car les Egyptiens possèdent, eux aussi, des Centurion, et leur attaque du matin a montré qu’ils pouvaient avoir envie de se servir de leurs chars. Toutes les pièces, tous les mortiers, toutes les mitrailleuses sont en alerte et l’aviation prête à intervenir. Mais les signaux de reconnaissance sont bien ceux qui ont été annoncés et bientôt émerge de la tourelle du premier char un colonel manchot et anglais qui agite en souriant son bras articulé. C’est la minute d’émotion.
Puis, les Centurion vont prendre position le long du canal, sur la route du Traité, d’où, le lendemain, ils doivent avancer’ vers Ismaïlia.
En fin d’après-midi, arrivent à l’Usine des Eaux les généraux Beaufre, Massu et tout l’état-major de la 10e Division Parachutiste qui s’installe chez Château-Jobert — en serrant un peu, tout le monde tiendra… À leur suite, la cohorte des correspondants de guerre, arrivés par mer et qui entourent aussitôt Favrel, le seul d’entre eux qui ait participé à l’opération du matin précédent.
Favrel, qui ne s’était jamais connu autant d’amis dans la presse, est fêté, arrosé, questionné. Il se veut bon prince et raconte quelques faits et anecdotes, mais en modifiant certains détails. Par exemple, soit pour éviter le risque que la famille de Bellon apprenne la mort du sergent par les agences, ou peut-être à la suite d’un conseil reçu de l’état-major, à moins que ce ne soit par un soupçon de malice à l’égard de ses avides petits camarades, il modifie le nom du sergent Bellon et l’appelle Blondel… Et tous les journaux racontent à l’envi la mort de ce « Blondel, grand nom de la philosophie catholique », qui s’appelait en réalité Louis Bellon (5).
Mais, déjà, officiers et journalistes s’affairent en vue du grand mouvement qui, le lendemain, par terre et par eau (car on a prévu des convois sur le canal où les petits chalands peuvent passer malgré les obstructions), doit emporter la division vers Ismaïlia. Favrel, lui, s’éclipse discrètement. Il rentre sur Chypre le plus vite possible. Le grand-père-parachutiste rejoint un autre régiment de paras français, avec lequel il va sauter à nouveau « dans quarante-huit heures ». Objectif (secret) : la banlieue du Caire. Et si Favrel est tellement pressé d’y aller, au Caire, tout le monde croit que c’est par patriotisme ou bien simplement pour gagner sa vie de reporter. Erreur profonde : il a hâte d’arriver au Caire parce qu’il sait que, depuis certain coup de téléphone donné de Port-Saïd en guerre, le whisky est déjà au frais…
Mais le destin avait d’autres projets et, quarante-huit heures plus tard, ce ne sera pas dans la banlieue du Caire que se retrouvera le correspondant de guerre, mais dans celle de Paris, où il atterrira de la manière la plus ordinaire.
Henri AZEAU
Le piège de Suez
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(1) Mais non le premier des Français tués dans la guerre de Suez ; en effet, le lieutenant de vaisseau Lancrenon, de l’Aéronavale, a été abattu quelques jours plus tôt au-dessus de l’aérodrome d’Almanza.
(2) Château-Jobert est placé sous les ordres de Butler entre le moment où il touche terre et le moment où son supérieur normal, le général Massu, aura pu installer son quartier général à terre, le principe étant de ne jamais laisser un Français disposer d’un commandement autonome et de toujours le subordonner à chaque instant à un supérieur britannique. Il s’agit d’éviter tout risque d’initiative conquérante, et c’est pourquoi le général Stockwell réquisitionne les chars de Massu (dont il n’a que faire), dès leur débarquement, pour les empêcher de foncer vers le sud, et place systématiquement un bouchon de chars Centurion anglais au débouché sud de la tête de pont. Il n’y a là, de la part des Britanniques, absolument aucune animosité contre leurs alliés ; il s’agit d’une politique différente, qui vise d’autres buts.
(3) 1er régiment étranger de parachutistes
(4) 2e régiment de parachutistes coloniaux
(5) La même erreur se retrouvera par la suite dans un certain nombre d’ouvrages consacrés à l’affaire de Suez.