Les premiers systèmes sol-air S-300P sont entrés en service en 1978 mais ce n’est qu’au milieu des années 1980 qu’ils commenceront réellement à être largement déployés sur le territoire soviétique. Si la configuration de base était connue des Occidentaux (un radar de conduite de tir 30N6-FLAP LID, un radar de veille air longue portée 64N6-BIG BIRD, un radar tridimensionnel 36D6-TIN SHIELD et un radar de veille basse altitude 76N6-CLAM SHELL), il a fallu attendre le milieu des années 1990 pour comprendre que ce système pouvait être connecté aux autres radars de veille déployés sur le territoire russe. Cette logique prévaudra pour tous les systèmes dérivés, que ce soient les nouvelles versions de S-300, le S-400, le S-350 ou le nouveau S-500. Je renvoie le lecteur à l’article que j’ai écrit sur le fonctionnement du S-400 pour comprendre comment ces systèmes s’articulent avec les autres radars et les avantages tactiques que cela procure, notamment en termes de résistance au brouillage et de détection des cibles furtives.
Au milieu des années 1990, la Russie était un pays très affaibli qui ne représentait plus de menace pour l’OTAN. Aussi, les Occidentaux ne s’inquiétèrent pas du fait que les brouilleurs analogiques aéroportés qu’ils utilisaient alors, conçus au début des années 1970, ne couvrent pas les bandes de fréquences basses utilisées par ces radars russes, alors même qu’ils étaient déjà en mesure de fournir une désignation d’objectif aux systèmes antiaériens. En effet, les AN/ALQ-99 américains couvraient une bande de fréquences allant de 500 MHz à 18 GHz en deux sous bandes représentées chacune par un pod différent. Ces brouilleurs étaient utilisés sur les avions de guerre électronique EF-111 et les EA-6B PROWLER. Traditionnellement, un EA-6B PROWLER embarquait un pod bande basse et deux pods bande haute. A l’arrivée du EA-18G GROWLER, par mesure d’économie, il fut décidé de réutiliser les pods AN/ALQ-99 qui sont toujours en usage aujourd’hui. Néanmoins ces brouilleurs analogiques commencent à accuser leur âge et, outre le fait qu’ils ne sont pas en mesure de contrer les batteries antiaériennes russes les plus modernes, ils posent des problèmes de fiabilité et interfèrent avec les radars AESA des AE-18G. Un programme Next Generation Jammer (NGJ) a donc été lancé de façon à produire des brouilleurs de nouvelle génération.
Le NGJ : la réponse américaine aux radars bande basse russes
Ce programme de nouveau brouilleur donnera naissance à l’AN/ALQ-249 qui, contrairement à son prédécesseur, couvrira la gamme 100 MHz à 18 GHz, donc également une partie des bandes de fréquences basses utilisées par les radars de veille russes.
L’AN/ALQ-249 se décompose en trois modules :
- le NGJ-LB couvrant la bande 100 MHz à 2 GHz ;
- le NGJ-MB couvrant la bande 2 GHz à 6 GHz ;
- le NGJ-HB couvrant la bande 6 GHz à 18 GHz.
Chaque pod dispose de 2 blocs d’émission actifs AESA (Active Electronically Scanned Array) pour effectuer les brouillages. Pour le moment, seul le NGJ-MB est entré en pré-production, en petite série (LRIP-Low rate initial production), en vue des essais opérationnels qui doivent débuter en 2023. Les ingénieurs de Raytheon présentent le NGJ comme étant capable de bloquer les systèmes antiaériens S-300 et S-400 et de s’adapter aux futures menaces sol/air. On pourrait dire qu’il était temps, sachant que les premiers S-300 sont entrés en service il y a 43 ans et le S-400 il y a déjà 7 ans…
96L6-AP la nouvelle approche russe en matière de détection
Le système antiaérien de moyenne portée S-350 remplace peu à peu les anciens systèmes S-300P ainsi que les plus anciens systèmes TOR M1-2. Il reprend la configuration générale des S-400 pour les radars, dont il utilise des versions dérivées, ainsi qu’une partie des missiles. Néanmoins, en mai 2021, une évolution du S-350 a été rendue publique. Alors que jusque-là la composition du système était assez classique – avec un radar de veille 91N6 modernisé, un ou deux radars de conduite de tir 50N6 et un radar 96L6-TsP de veille air 3D haute et basse altitude -, trois nouveaux systèmes se sont ajoutés, formant le système radar 96L6-AP. Ce sont trois goniomètres 96L6-VP qui, associés au radar 96L6-TsP, forment le système 96L6-AP. Les trois goniomètres sont répartis de façon circulaire autour du radar principal dans un rayon d’une dizaine de kilomètres.
L’ajout de ces goniomètres permet, très probablement, de faire fonctionner le radar 96L6-TsP en mode multistatique avec un émetteur (le radar principal) et quatre récepteurs composés du radar principal et des trois goniomètres. Le 96L6-AP devient ainsi le premier radar au monde à la fois monostatique et multistatique. De fait, ce système radar bénéficie des avantages des deux mais au prix d’une logistique plus lourde (trois véhicules en plus).
Les avantages de ce système radar sont multiples :
- une très forte résistance au brouillage. Quel que soit le type de brouillage réalisé (bruit, barrage, intelligent), il n’aura que peu d’impact sur la capacité de détection du radar. Il sera très difficile de brouiller de manière cohérente quatre récepteurs géographiquement espacés et, même en cas de brouillage massif omnidirectionnel, le brouilleur pourra être localisé de manière passive par les récepteurs ;
- le fait de disposer de plusieurs récepteurs espacés permet aussi de recevoir des réflexions déviées et donc de détecter bien plus facilement les cibles « furtives ». La Russie dispose déjà d’un large parc de radars fonctionnant en dessous de 1 GHz (bandes basses) et donc capables de détecter les avions furtifs. Elle anticipe ici le fait que les plateformes à venir pourraient étendre leur niveau de furtivité vers des fréquences plus basses (commençant autour des 2 GHz au lieu des 6 Ghz environ des plateformes furtives actuelles) ; mais surtout cette configuration permet de détecter des cibles (drones, munitions guidées) qui sont généralement trop petites pour être détectées par des radars en bande basse. La bande de fréquences centimétriques utilisée par le radar rend théoriquement possible la détection de micro ou nano-drones, même à très courte distance, grâce à la présence des goniomètres qui ne limitent plus la distance minimale de détection à la distance aveugle du radar. Cette solution est, peut-être, une réponse intéressante face à la multiplication des menaces : le même système pourra être en mesure de détecter aussi bien les avions de combat, les missiles de croisière, les missiles balistiques ou les drones, qu’ils soient furtifs ou non ;
- il est également possible, voire probable, que ces radio goniomètres soient aussi en mesure de localiser certaines émissions électromagnétiques des appareils ennemis (liaisons radio, radar…).
Un tel dispositif impose une synchronisation temporelle extrêmement pointue entre le radar et les goniomètres, ainsi qu’une connaissance très précise de la position relative de chaque goniomètre par rapport au radar. Tout ceci nécessite donc une liaison de données entre ces différents véhicules (antenne repliée sur le dessus du goniomètre). Cela a aussi demandé le développement d’algorithmes de traitement particulièrement complexes.
Bien entendu le principal inconvénient de ce dispositif est le poids logistique que cela impose, tant en matériel qu’en personnel. Quand une batterie MAMBA franco-italienne n’utilise qu’un seul véhicule radar, le S-350 en nécessite, lui, six ou sept selon le nombre de conduites de tir associées. Bien entendu, la comparaison s’arrête là tant les capacités de détection de l’un et l’autre sont différentes.
* * *
Le système radar 96L6-AP introduit une nouvelle dimension dans la détection radar en offrant de très larges capacités de détection de cibles. Il est probable que ce système soit intégré au futur S-500, qui doit arriver en unité dès l’année prochaine, étant donné qu’il doit utiliser la même version du radar 96L6-TsP. Il est aussi probable qu’il intègre les batteries S-400 lors de leurs modernisations.
On pourrait se dire que le développement des nouveaux brouilleurs aéroportés américains AN/ALQ-249 arrive déjà trop tard. C’est en partie exact si on considère la défense antiaérienne russe, mais la menace n’est pas uniquement constituée par la Russie, il y a aussi la Chine, l’Iran etc. Il est donc indispensable de développer des capacités de brouillages offensifs dans de larges gammes de fréquences ; cela ne sert pas uniquement à neutraliser les radars, mais aussi les moyens de communication. On pourrait regretter que les États-Unis aient mis si longtemps à se décider pour développer une nouvelle génération de brouilleurs offensifs mais on remarquera aussi que ce sont pratiquement les seuls à le faire en Occident. Cette capacité est donc essentielle même si elle ne sera pas « l’arme ultime » espérée pour contrer la défense sol/air russe.
Grâce à ce dispositif, la Russie renforce encore sa volonté de sanctuariser son territoire mais au prix d’une logistique assez lourde. Avec ce nouveau système radar, la problématique A2/AD (Anti-Access/Aerial Denial) se complexifie encore un peu plus. La Russie prouve ici qu’elle est toujours capable de développer des concepts en rupture avec les approches traditionnelles et que la « supériorité technologique occidentale » peut être mise à mal avec un peu d’imagination et de savoir-faire.
Olivier DUJARDIN / CF2R
Bonsoir,
Deux F-117 peuvent témoigner de l’efficacité de la détection passive au-dessus de l’ex-Yougoslavie…
https://www.meta-defense.fr/2021/08/27/la-detection-passive-va-t-elle-simposer-dans-les-engagements-militaires-a-venir/
La furtivité du F-35 n’est qu’un avantage temporaire jusqu’à 2030, le temps que les adversaires stratégiques s’adaptent.
Cordialement.
Un radar n’est jamais seul, il fait partie d’un réseau multi-couche anti-aérien et c’est bien cela qui en fait une épine sérieuse sur la domination aérienne sans partage à laquelle nous sommes habitués depuis des décennies:
https://meta-defense.fr/2024/09/03/f-35a-vs-s-400-rcs-detection/