Alors que l’attention internationale se concentrait sur le sommet de l’OTAN et la question kurde, la Turquie a signé le 27 novembre 2019 avec le gouvernement Libyen de Tripoli un accord de délimitation de leurs zones économiques exclusives (ZEE) respectives (1). Cet accord prévoit une délimitation de la Méditerranée orientale entre les deux pays, de manière disons « harmonieuse et équitable ». Problème : la Turquie n’est pas membre de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) de 1982, dite « de Montego Bay » (2). La Libye n’en est que signataire et non « État partie ». En conséquence, la Turquie applique une vision du droit international maritime « coutumière ». Ce refus d’adhésion est essentiellement lié à la question chypriote, mais aussi à l’imbrication des îles grecques le long des côtes turques.
Selon cette vision proprement nationale, la Turquie refuse le principe selon lequel les îles « projetteraient » des ZEE : pour Ankara, une telle zone n’est projetée que par les côtes continentales. Toute zone économique attribuée à une île ne pourrait être que l’objet d’un accord bilatéral dédié au cas par cas après avoir délimité les zones continentales, comme celui que la Turquie a « négocié » avec la République turque de Chypre du Nord, territoire largement sous perfusion de la Turquie et reconnu par elle seule.
Les conséquences de ce refus sont claires : comme le montre la carte, la Turquie ne reconnaît aucune zone économique exclusive qui serait liée à Chypre ou aux îles grecques (notamment la Crète et le Dodécanèse).
Ratifier la CNUDM reviendrait, pour la Turquie, à abandonner ses revendications sur l’essentiel de sa vision de la ZEE. Pour mémoire, selon la CNUDM une ZEE peut s’étendre jusqu’à 200 miles nautiques de la limite des eaux territoriales, elles-mêmes fixées à un maximum de 12 miles de la ligne de base (la côte pour simplifier). Lorsque deux États sont situés à moins de 424 miles nautiques, la CNUDM prévoit une répartition équitable et négociée et, surtout, consacre le principe selon lequel les îles « permanentes » sont source de ZEE (3). C’est d’ailleurs grâce à ce principe que la France revendique le deuxième domaine maritime mondial, via sa souveraineté sur de nombreux archipels, notamment dans le Pacifique (4).
La question de la ratification par la Turquie de la CNUDM est ancienne et fait partie des nombreux sujets insolubles liés à une éventuelle candidature d’adhésion turque à l’Union européenne. Pour l’UE ce traité est un « acquis communautaire » : l’UE a ratifié la CNUDM en tant qu’organisation et attend de tous ses membres qu’ils fassent de même, la CNUDM étant située à cheval entre les compétences de l’UE et celles des Etats membres. Tout État « candidat » doit se mettre en conformité avec les « acquis » communautaires, dont la CNUDM (5). La reconnaissance de Chypre en tant qu’État indépendant fait également partie de ces « sujets insolubles », Ankara désignant toujours la moitié sud de l’île comme « partie de Chypre sous administration grecque ». Il est délicat de rejoindre une union dans laquelle on ne reconnait pas un des membres…
Il faut rappeler également que l’assemblée nationale turque a voté, en 1995, un droit de « casus belli » permettant au gouvernement d’Ankara de déclarer la guerre à la Grèce si celle-ci décidait d’étendre ses eaux territoriales de 6 à 12 miles nautiques, comme la CNUDM lui en donne pourtant le droit. La Turquie a d’ailleurs procédé à cette extension en 1964, à son profit… Bien entendu, la Grèce a toujours fait du retrait de ce « casus belli » une question de principe préalable à toute négociation d’adhésion (mais n’a jamais « franchi le Rubicon ») (6).
Avec cet accord, le président Erdogan fait monter la pression en Méditerranée orientale, en cherchant des soutiens internationaux à ses revendications. Les enjeux sont de taille, puisque la région pourrait renfermer environ 1,5% des ressources mondiales de gaz naturel. En plus des ressources gazières également présentes sur zone, la délimitation des ZEE libyennes et turques enferme de facto le projet de gazoduc porté par l’Egypte, Israël et la Grèce, et qui devait passer par la ZEE de cette dernière et faciliter ainsi les exportations de gaz vers l’Europe, tout en contournant les infrastructures mises en place par la Turquie et la Russie (Turkstream) (7). À l’opposé, la carte suivante, qui montre les ZEE revendiquées par les Etats de la région signataires de la CNUDM, ne laisse clairement pas à la Turquie la possibilité de barrer la route à aucun projet de gazoduc pas plus qu’elle ne donne à Ankara d’accès significatif aux champs gaziers déjà découverts. On voit, en creux, se dessiner un irrédentisme insulaire turc, qui invoque volontiers l’héritage ottoman et parle de spoliation concernant la souveraineté grecque en Mer Égée.
Ce mouvement turc suit de quelques semaines les tensions qui avaient accompagné les missions de forage prospectif dans la zone revendiquée comme ZEE par Chypre et que la Turquie juge se dérouler dans sa zone de souveraineté économique. Les Européens avaient fait preuve d’une inhabituelle fermeté dans leur soutien à Nicosie, avec la prise de sanctions économiques par l’UE et l’envoi par la France d’une frégate sur zone. La France, mais aussi l’Italie, ont des intérêts via les groupes pétroliers Total et ENI qui sont concessionnaires pour l’État chypriote (8).
À un moment ou la solidarité transatlantique est l’objet de spéculations autour de son électroencéphalogramme, la question des eaux chypriotes et grecques est un vrai défi pour l’Union européenne. Avec le Brexit et le départ du Royaume Uni, traditionnellement impliqué dans les questions chypriotes et détenant toujours deux bases sous sa juridiction sur l’île, la position européenne se fragilise (9). Or l’UE se doit de tenir bon aux côtés de Chypre et de la Grèce : il en va de la crédibilité de tout l’édifice européen, qui ne peut se permettre de laisser un État, fut-il membre de l’alliance atlantique, miner la souveraineté des Etats européens reposant elle-même sur l’application de principes universels de droit international. Pour la France, par exemple, ne pas soutenir la Grèce reviendrait à admettre que l’ensemble de ses ZEE insulaires ne sont finalement qu’hypothétiques. Il en va donc bien au-delà de la question gazière, même si celle-ci est d’une importance bien entendu capitale : l’avenir de l’UE en tant qu’entité politique capable de défendre l’intégrité de ses membres en dépend, avec ou sans l’OTAN.
Stéphane AUDRAND
Consultant spécialisé en maîtrise des risques, contrôle du commerce des armes et questions liées aux droits de l’homme
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(2) https://www.un.org/Depts/los/convention_agreements/convention_overview_convention.htm
(3) https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_e.pdf. La CNUDM ne distingue pas, en fait, les côtes « continentales » des côtes « insulaires ». Les seuls régimes spéciaux invocables pour l’insularité sont ceux des atolls ou des îles non permanentes ou artificielles.
(4) https://www.gouvernement.fr/10-chiffres-a-connaitre-sur-la-mer-3109
(5) https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_e.pdf