Tribune à contre-courant de l’air du temps
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En déroute, les Américains ? À en croire les tribunes qui fleurissent depuis quelques jours, c’est l’hallali, la catastrophe, Azincourt en Asie Centrale, Stalingrad à Kaboul. De Michael Moore à Marianne, du Figaro au Monde, on commente à l’envie le « désastre » américain, qui serait annonciateur à minima d’une recomposition majeure du monde, voire d’un effondrement imminent de l’Empire, à l’image de l’URSS. Les comparaisons, faciles, avec le retrait peu glorieux des troupes soviétiques d’Afghanistan en 1989 et la déroute de l’évacuation de Saigon en 1975, se multiplient. À Pékin, on menace Taïwan, on prévient que son tour arrive, que la protection américaine n’est plus qu’une illusion. À Londres et à Berlin, on s’indigne, on s’interroge, on feint de découvrir l’unilatéralisme d’un protecteur qui ne consulte pas ses vassaux. À Paris, on espère, comme toujours avec illusion, que le moment de l’Europe de la défense est enfin venu (spoiler : non). Alors, fini, l’Oncle Sam ? Défait dans les montagnes par quelques montagnards barbus malgré sa puissance et ses milliards ?
En vérité, il semble que toutes les opinions antiaméricaines jubilent et expriment leur bonheur en croyant — en voulant — voir la défaite de leur meilleur ennemi, là où il ne faut sans doute voire qu’un recentrage, que le retrait en (presque) bon ordre d’un théâtre mineur qui ne procurait plus que des inconvénients. Dans un grand arc de convergence qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite, la détestation de l’Amérique, par ses meilleurs alliés ou par elle-même, est toujours un moment privilégié de démission intellectuelle. À trop vouloir rejeter l’imperium américain, souvent d’ailleurs pour de bonnes raisons, on veut voir partout les signes imminents de sa chute. Le même discours en fait… Depuis le début de la Guerre froide, depuis 1950. Un vœu pieux. Rien de plus.
Mais pourtant, ils ont perdu en Afghanistan, non ? Non. Sur le strict plan militaire, l’expérience américaine en Afghanistan n’a rien d’une « défaite », encore moins d’une « débâcle ». Tout au plus peut-on parler d’atteinte partielle des objectifs recherchés. Ayant fêté en 2020 les 80 ans de la débâcle de juin 1940, nous devrions savoir, en France, ce que le mot « débâcle » peut représenter. Où sont les colonnes de milliers de véhicules américains détruits et abandonnés ? Les longues files de GI’s prisonniers, hagards, humiliés ? Les généraux retenant leurs larmes en devant signer une humiliante capitulation qui verrait leur pays privé de souveraineté ? En 1815, en 1870, en 1940, oui, nous avons connu la défaite sur le sol national. En 1867 au Mexique ou en 1954 à Dien Bien Phu, oui, nous avons connu la défaite outre-mer. Oui, l’Union soviétique fut en partie vaincue en Afghanistan et décida de se retirer d’un bourbier qui lui coutait d’importantes pertes humaines et matérielles. Rien de tel pour les Américains en 2021.
Le parallèle avec le Vietnam est également sans objet, bien qu’il soit souvent mis en avant, du fait de la symbolique de l’évacuation en hélicoptère de l’ambassade, au grand agacement du président américain. Mais ce n’est pas parce que l’image est la même que l’évènement qu’elle a la même signification. En 1975, les États-Unis s’étaient retirés au terme de plus de dix ans d’engagement direct sur le sol vietnamien[1], qui avait vu un pic à plus de 550 000 hommes sur le terrain en 1969, contre 100 000 en Afghanistan en 2010. 10% d’une génération de jeunes américains y furent engagés et les pertes représentèrent plus de 58 000 hommes, tués et plus de 150 000 blessés. 30% des tués étaient des appelés du contingent, ce qui avait ouvert de violentes polémiques sur le sol américain et divisé profondément la société civile. L’engagement militaire en Asie du sud-est était au cœur des luttes politiques, aux côtés de la question des droits civiques. Les forces américaines y usèrent leur potentiel, prenant du retard dans la modernisation de leur corps de bataille en Europe. Finalement, l’engagement s’était avéré désastreux et contreproductif, tout en infligeant des souffrances massives au peuple vietnamien. Les Américains se retirèrent peu glorieusement après avoir tenté en vain de « vietnamiser » le conflit, et le régime sud vietnamien s’effondra après des combats assez durs.
Et déjà, en voyant la chute de Saïgon, les commentateurs anti-américains pronostiquaient le déclin de l’Empire américain. Quinze ans plus tard, le pays sortait grand vainqueur de la Guerre froide. Aujourd’hui, pas plus qu’hier, l’évacuation, peu glorieuse, d’un théâtre périphérique ne signifie rien en termes de fondements de puissance et très peu en termes de perte d’influence. Surtout vu le coût limité du conflit actuel pour l’Amérique.
De 2001 à 2021, les forces armées américaines ont perdu, en vingt ans, un peu plus de 2 300 morts en Afghanistan. Un chiffre à mettre en perspective avec les quelques 18 300 militaires américains morts accidentellement pendant la même période aux États-Unis (en moyenne 918 par an). Et pendant ces vingt années, même si certains combats furent très durs, jamais l’armée américaine ne fut défaite en rase campagne. Jamais la situation ne fut même aussi critique qu’autour du réservoir de Chosin en 1950 ou même que pendant l’offensive du Têt de 1968. Et l’engagement s’étant fait sans recours à un service militaire forcé, l’impact sur la société civile a été très modéré. Le sujet est loin de définir une génération, comme cela pouvait être le cas en 1975.
Même le coût financier de la guerre se révèle, au final, assez modeste. Environ 2 260 milliards de dollars ont été dépensés par les Etats-Unis pour cet engagement sur vingt ans. Dans la même durée, le PIB des États-Unis est passé de 11 000 à 22 000 milliards de dollars par an, soit environ 326 000 milliards de PIB cumulés sur la période. Le coût de ce « désastre » serait donc de 0,7% de la richesse nationale. Il faut garder en outre à l’esprit que la majorité de ces dépenses a concerné les forces armées américaines : des soldes versées sur des comptes bancaires aux États-Unis et dépensées par des familles américaines, des achats auprès d’entreprises quasi exclusivement américaines, qui versent des salaires sur le sol américain… Bref un excellent retour fiscal stimulant la consommation intérieure. On peut s’en désoler, à la fois sur le plan humaniste ou économique, mais les États-Unis sont (pour l’instant) capables de mener des guerres prolongées sans se ruiner. Le problème principal de ces dépenses est qu’elles ont été financées non pas par des impôts comme les guerres de Corée ou du Vietnam, mais par des emprunts. Mais, à l’ère des émissions monétaires massives liées à la pandémie actuelle, il faut relativiser les quelques 4 000 milliards d’intérêts à payer pour ce conflit : la monétisation de la dette par l’inflation est dans l’air du temps, même si elle prendra des chemins plus détournés qu’en 1920. Pour paraphraser Nixon, c’est toujours leur dollar, c’est toujours notre problème.
Enfin, surtout, pas de division profonde de la société américaine à propos de cet engagement. Autant la guerre de 2003 en Irak fut rapidement impopulaire, avec une majorité d’Américains hostile dès 2007 à cette intervention, autant l’engagement en Afghanistan a bénéficié d’un soutien relatif et d’un large désintérêt. Plus de 60% des Américains ont rejeté le Vietnam ou l’Irak. En 2019, presque le même nombre s’opposait au retrait d’Afghanistan. Mais, seuls 12% des sondés disaient « suivre » ce qui se passait dans le pays. Il ne s’agit pas d’ailleurs de dire que tout va bien aux États-Unis. Entre l’explosion des inégalités, l’accaparement de la croissance par les classes supérieures, la crise des opioïdes, la crise des institutions et les divisions profondes qui traversent le pays, la société américaine n’est pas en bon état. Mais la chute de Kaboul n’y est pour rien et n’aggrave rien, pas plus qu’elle n’entame l’attractivité du pays pour les réfugiés du monde entier.
La vérité est que l’Afghanistan, loin d’être un bourbier couteux et sanglant pour les États-Unis, était devenu un conflit mineur d’arrière-cour, brulant à bas bruits, dans l’indifférence générale. Joe Biden aurait très bien pu renier ou renégocier les accords de Doa signés par Donald Trump avec les talibans. Il ne l’a pas fait, car il en approuvait le principe, à défaut de la lettre. Si le retrait semblait justifié depuis le Bureau ovale, c’est pour d’autres raisons. Il fallait « solder », « se réorienter », « prioriser », mais pas « s’extraire d’un enfer ».
Sur le terrain, le contraste avec le Vietnam est également frappant. Alors que de 1965 à 1975 les Américains furent incapables de « gagner les cœurs et les âmes » et cumulèrent les violations du droit international humanitaire, bombardant, défoliant et torturant, l’intervention sur le sol afghan a été beaucoup plus modérée. La comparaison avec l’intervention soviétique ne doit pas non plus faire rougir à Washington. Les plus de 70 000 civils qui ont trouvé la mort en vingt ans en Afghanistan (dont la grande majorité du fait des talibans et des groupes terroristes) constituent une indéniable tragédie. Mais de 1979 à 1989, les troupes de l’Armée rouge (qui y perdirent plus de 26 000 hommes — soit un taux de pertes vingt fois supérieur aux Américains) avaient littéralement décimé ce pays d’à peine plus de dix millions d’habitants alors : de 50 000 à 100 000 moudjahidines et de 500 000 à 2 millions de civils tués selon les estimations, et plusieurs millions de réfugiés. Cette guerre, et la longue guerre civile qui suivit, laissa le pays en ruines et les populations meurtries. En 2021 le pays n’est pas en ruine, il a été reconstruit. L’intervention occidentale a cherché à protéger les civils, entrainant malheureusement des victimes collatérales, là où l’intervention soviétique avait terrorisé systématiquement, visé les civils, posé des mines, brulé des villages entiers… De fait, on n’assiste pas à des manifestations de liesse populaire face au départ d’un odieux envahisseur américain. La population afghane semble plutôt assister au départ américain avec une certaine résignation attristée, sans doute consciente, au moins dans les zones urbaines, de l’essor de modernité qu’a malgré tout connu le pays en vingt ans de conflit.
De 2001 à 2021, l’Afghanistan est passé de vingt à quarante millions d’habitants. Perfusé par l’aide internationale, le pays s’est couvert d’infrastructures modernes, routes, centrales électriques, hôpitaux, aéroports et voies ferrées. La question de la continuation de cette aide internationale après la victoire talibane est d’ailleurs un dilemme éthique autrement plus important que le maintien de relations diplomatiques. D’autant que, même si la corruption a souvent abouti au détournement massif de crédits internationaux, la population a « quand même » vu ses conditions de vie s’améliorer pendant les vingt dernières années et qu’un arrêt brutal des aides internationales aurait des conséquences immédiates et désastreuses. Alors qu’en 2001 presque aucune fillette n’était scolarisée, elles sont 40% à l’être en 2021. La mortalité infantile a baissé de 50% dans le même temps. L’Indice du Développement Humain (IDH) du pays calculé par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) est passé de 0,347 en 2005 à 0,511 en 2020, un chiffre proche de celui du Sénégal.
L’agglomération de Kaboul est passée de 1,5 millions d’habitants en 2001 à plus de 5,5 millions en 2021. Des urbains qui vivent une vie beaucoup plus moderne, connectée à internet, et qui accèdent à de nombreux services considérés comme essentiels en Occident : eau courante, électricité, presse écrite, magasins alimentaires, ensembles résidentiels. Les femmes, au-delà des droits civiques qu’elles ont gagnés, sont devenues (dans les villes) des acteurs économiques autonomes essentiels. Même si le vieux fossé avec les campagnes afghanes est toujours ouvert, la puissance de l’économie urbaine et son importance pour la stabilité du pays va contraindre mécaniquement les talibans à faire des choix et, on peut l’espérer, à reculer sur leurs pratiques les plus extrêmes et infâmes. Lénine disait que la révolution c’est « les Soviets plus l’électricité », c’est un peu le contraire avec la charia… C’est d’ailleurs un des plus grands défis qui attend le nouveau « gouvernement » taliban : conserver assez de spécialistes pour faire marcher le pays et se faire accepter, sans se faire déborder par une base militante constitué de ruraux conservateurs. Il est peu probable que les populations de Kaboul acceptent un retour à la situation matérielle et énergétique de 2001 sans broncher. Les nouveaux maîtres du pays doivent donner des gages à la communauté internationale, mais aussi (surtout) à leur propre population. Une fois encore, l’aide internationale est sans doute le meilleur « levier » que nous avons pour faire pression sur les talibans, si le devenir de la population afghane nous intéresse vraiment. L’aide internationale représente plus de la moitié du budget de l’État afghan. « Pour une fois » les sanctions internationales et la fermeture du robinet de l’aide pourraient bien être des arguments utiles, même s’il est possible que la Chine puisse vouloir « acheter » les talibans.
Revenons aux États-Unis, les « perdants » : un coût financier au final limité au regard de la richesse nationale, des pertes militaires très modestes, un bilan sur le terrain pas complétement nul envers les populations civiles. Et pourtant, on parle de « défaite ». Parce que, au final, les Occidentaux ont échoué à installer un État de droit et laissé les talibans reprendre le pays. Comme si, implicitement, la victoire contre les talibans étaient de la seule responsabilité des Américains et non de la société afghane elle-même. Néocolonialisme humanitaire ?
Bien entendu, les erreurs américaines et occidentales ont été bien réelles et il ne s’agit pas de nier leur importance dans le retour des talibans. La première erreur, sans doute la plus importante, a été dès 2001 de négliger le problème de la drogue, puis de le traiter en dépit du bon sens. Alors que les Talibans avaient tenté de limiter la culture du pavot lors de leur précédente prise du pouvoir, les Américains ont choisi de l’ignorer dès le début de leur intervention, souhaitant l’appui des potentats locaux. Finalement, des actions ont été engagées, « à l’américaine » : du ciblage par arme guidée de soi-disant laboratoires identifiés d’après des reconnaissances aériennes ou satellite, sans lien sur le terrain et qui, la plupart du temps, n’étaient que des bâtiments vides. Aucune action sérieuse pour limiter la culture et les trafics. Bilan : une guerre contre l’opium qui est un échec total, des taxes de 20% sur les trafics perçus par les talibans, des surfaces cultivées de pavot qui ont triplé entre 1999 et 2019.
Comme le souligne l’expert des réseaux mafieux Roberto Saviano, les Talibans sont devenus « d’abord des trafiquants de drogue ». Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), l’Afghanistan est maintenant la source de 90% de l’héroïne mondiale. Une situation de monopole qui a évincé toute la concurrence du Triangle d’or. Selon un rapport de l’US Institute for Peace, la valeur de la récolte d’opium afghan a plus que triplé entre 2001 et 2021. Le sous-financement chronique de la lutte internationale contre la drogue et le manque d’efforts américains sur le terrain en la matière a couté « cher » en Afghanistan. Alors qu’on a dépensé beaucoup d’argent (80 milliards) pour former une armée afghane nationale composée de soldats mal payés, on a échoué à leur « couper les vivres » sur le plan financier.
Cet échec face au pavot a été doublé d’un choix de mauvais alliés, problème assez chronique dans les interventions occidentales qui misent trop souvent sur des exilés charismatiques et qui appliquent une grille de lecture trop ethnique, religieuse, voire tribale. Il est faux de dire que les Américains n’ont pas « essayé » de comprendre la société afghane. Mais ils l’ont fait avec leur prisme, avec leur propre vision du monde. Ils se sont appuyés, comme au Vietnam, sur des exilés et des élites urbaines corrompues qui avaient leur propre agenda, sur des potentats qui, comme en Amérique du Sud à l’époque des Contras, étaient plus intéressées par le développement du trafic de drogue que par la construction d’un État de droit. Des chefs de guerre, soutenus envers et contre tout, malgré leurs crimes, à l’image du général Dostum. C’est un peu le paradoxe d’une realpolitik américaine mal assumée : déclencher des guerres au nom de la démocratie et s’avérer incapable d’aller au bout de la logique en aidant la société civile à la faire émerger, préférant s’appuyer sur des « brutes utiles ». Immoral, incohérent… Et inefficace pour « gagner ».
Ce piège du tribalisme, d’une approche ethnique simpliste, mettant l’accent sur une vision « au raz du terrain », dévalorisant, court-circuitant et rendant impuissant « l’État afghan » va à contrecourant de ce que l’Occident est censé promouvoir : le gouvernement par les lois et non par les hommes, l’Etat et non la féodalité. Il est assez baroque de constater que, en 2021, les champions du « nationalisme afghan » sont les talibans, alors que les Américains ont sans cesse « joué » les chefferies et n’ont pas été capables d’imposer l’État de droit. Le fait qu’une partie du succès des talibans soit passé par l’installation d’une justice, de proximité certes, mais qui applique un droit fiable et équitable (en tous cas plus que les chefferies locales), est pour les Occidentaux un échec majeur.
L’autre erreur, la plus grande, a sans doute été le virage de 2003 et l’invasion de l’Irak. L’administration Bush, qui dirigeait objectivement la coalition en Afghanistan malgré un verni international, a choisi… De ne pas choisir. Décidant que le théâtre irakien était l’enjeu le plus important, les Américains ont réduit drastiquement leur effort en Afghanistan. Moins de deux ans de présence ne pouvaient guère avoir éliminé le problème taliban, protégé par un allié pakistanais avec lequel les relations iront de mal en pis. Mais malgré la diminution de l’effort, l’administration Bush a choisi de rester, de continuer « comme ça », sans traiter le problème de la drogue, en s’appuyant sur des chefs de guerre corrompus, sans vrai plan défini. L’effort de l’administration Obama pour « revenir » dans le pays fut trop tardif et mal maîtrisé. Même l’élimination en 2011 — au Pakistan — d’Oussama Ben Laden aurait pu être prétexte à un départ. Il n’en a rien été. C’est à Donald Trump qu’est revenu le soin de préparer le départ. Il l’a fait selon son style, celui d’un milliardaire qui liquide rapidement une position boursière devenue déficitaire.
Au-delà de ces erreurs, la vraie question à se poser n’est sans doute pas « était-il possible de gagner » en Afghanistan, mais « qu’aurait-voulu dire gagner » ?
En effet, la question de savoir si le retrait américain est une « défaite » nous renvoie à nos conceptions occidentales de la guerre et aux malentendus contemporains qui s’y attachent. Des conceptions un peu sclérosées par Clausewitz et Saint Augustin : la guerre juste, la guerre bien définie, celle du jus ad bello, de la déclaration formelle, de l’armistice formelle, de la soumission politique par la force, d’Austerlitz et de la clairière de Rethondes. Mais cette conception occidentale, née au XVIIe siècle dans la douleur de la guerre de Trente Ans, n’est qu’un avatar historique parmi d’autres des formes de violence collective qui ensanglantent les sociétés humaines depuis le néolithique et qui n’ont jamais été centrée sur l’idée d’une soumission politique via des traités écrits. En Afghanistan, une victoire « à l’occidentale », c’est-à-dire « nette, juste et formelle » était impossible. Parce qu’il n’y avait pas d’adversaire qui comprenait cette logique (sans même parler de l’accepter).
Mais, répétons-le, le bilan accompli n’est pas nul pour autant, surtout au regard de l’objectif initial de l’intervention : en 2001 l’Afghanistan était un sanctuaire pour Al-Qaida. Il ne l’est plus, et il est peu probable que les talibans de 2021 se risqueront à renouveler une expérience qui leur a couté vingt ans de pouvoir. Pour le reste, il s’agissait d’une course contre la montre entre l’aide au développement — massive — et la poussée conservatrice et religieuse des campagnes afghanes, soutenue par le Pakistan et le Qatar et alimentée par le trafic d’opium. La seule chance de « victoire » était et est toujours qu’une société afghane modernisée et éduquée finisse par rejeter les talibans. Mais pour cela, il faut admettre que les racines de la radicalisation, à Kaboul comme au Sahel, ne sont pas religieuses mais bien sociales.
La gestion du départ voulu par Joe Biden n’est pas exempte d’erreurs, c’est indéniable, il y aura beaucoup de retex à faire, lorsque la poussière sera retombée. Il semble que la coordination entre les militaires du Pentagone et les diplomates du Département d’État ait été mauvaise, tout comme l’évaluation de la capacité de résistance de l’armée afghane surestimée. Ou plutôt mal comprise : la résistance de l’armée afghane ne pouvait se poursuivre que tant que des troupes étrangères étaient là pour se battre contre les talibans. A partir du moment où, depuis les accords de Doa signés par l’administration Trump, il était certain que les Américains allaient partir et laisser les talibans agir, il était difficile d’imaginer que l’armée afghane, sachant la dynamique talibane forte, voudrait se battre. La victoire talibane actuelle ne se fait d’ailleurs pas dans le sang, mais presque sans tirer un coup de feu. Les talibans ont négocié et acheté leur victoire et son entrés dans la plupart des capitales provinciales sans combattre. Leur principale « qualité » militaire aura été de savoir durer et de trouver de bons alliés pour les protéger. Pour le reste, ils n’ont pas vaincu ni chassés les Américains. La prise de l’aéroport de Kaboul par les talibans a ainsi attendu que le dernier vol américain ait décollé. L’évacuation américaine s’est déroulée sans aucune attaque des talibans contre les Américains. Ils ont attendu, d’une patience carnassière, que leurs adversaires partent, pas par ce qu’ils sont battus, pas même par épuisement, mais parce qu’ils ont mieux à faire ailleurs. Conflit devenu mineur à leurs yeux, stérile, assez couteux par rapport à l’avantage politique à en tirer, et dont les inconvénients dépassaient les avantages stratégiques, il fallait « liquider cette position » rapidement, d’autant qu’elle était « mentalement chronophage » pour le Pentagone.
C’est peut-être une des principales motivations du départ américain : même si l’impact budgétaire était limité au regard de la richesse nationale, l’Afghanistan absorbait toujours des ressources et un temps d’activité important des états-majors, des planificateurs, des officiers généraux. Le théâtre consommait beaucoup de potentiel pour le transport aérien militaire, il attirait les meilleurs officiers soucieux de faire des passages « sur le terrain ». Bref, il enfermait un peu l’appareil militaire américain dans une logique de petite guerre asymétrique contre-insurrectionnelle, à un moment où il semble, du point de vue de Washington, que l’urgence est de se recentrer sur la préparation de conflits conventionnels de grande ampleur, contre la Russie ou la Chine. Ne plus passer du temps à planifier des rotations de C17 à Kaboul, à entretenir des bases dans les vallées afghanes et à tester des petits matériels d’infanterie pour combattre les talibans, c’est à avoir du temps pour renouveler les forces blindées et l’artillerie de l’US Army, pour tirer le plein potentiel du F-35 et pour monter des exercices sérieux avec le Japon ou la Pologne.
Pour le reste, partir est toujours plus difficile que d’entrer, comme le témoigne l’engagement français au Sahel. Un retrait plus graduel aurait-il été plus facile à gérer ? Rien n’est moins sûr et le risque existait d’un enlisement de la procédure de replis, avec un harcèlement terroriste par les groupes de l’État islamique, comme les attentats meurtriers de ces derniers jours l’ont montré. Tout au plus Joe Biden a-t-il été sans doute mal conseillé dans le tempo de l’opération d’évacuation. Mais, pas plus à Washington qu’à Paris ou Berlin, il n’y avait plus de majorité pour « se battre contre les talibans », et les empêcher de « gagner ». Cela fait-il de cette évacuation une défaite ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que les talibans n’auront sans doute plus le même comportement d’accueil vis-à-vis d’Al Qaida (problème de 2001 réglé donc) et ensuite parce que les conséquences sur le prestige américain seront transitoires. A quatorze mois des élections de mi-mandat et en pleine pandémie, l’affaire ne coutera pas grand-chose à Biden, la volatilité mémorielle des réseaux sociaux sera passée à autre chose. Tout comme la victoire contre Saddam Hussein n’avait permis à George Bush d’être réélu : aux États-Unis plus encore que dans les autres pays, ce qui compte, d’abord et avant tout, sur le plan électoral, c’est la situation intérieure. En pleine pandémie, liquider le théâtre afghan est pour Biden un cadeau facile fait à l’aile gauche de son parti dont l’impact est limité, qui libère le Pentagone pour des enjeux plus pressants. Pour le reste, les élections de mi-mandat seront gagnées ou perdues en fonction de la situation économique intérieure et de l’évolution de la question ethno-sociale sur le sol américain.
Vis-à-vis de la Russie et surtout de la Chine, le retrait américain n’est pas une défaite, mais sonne plutôt comme une forme d’invitation à agir. Les articles fleurissent depuis quelques jours qui semblent découvrir la richesse du sous-sol afghan en métaux rares. Mais vu de Pékin, est-il raisonnable d’entrer dans le pays et d’en faire une vitrine de la brutalité chinoise en matière de maintien de l’ordre ? D’autant que la Chine tient à la cohérence de sa politique de « non-ingérence dans les affaires intérieures ». Quant à Moscou, il est illusoire de penser que Vladimir Poutine serait assez fou pour « revenir » autrement que via quelques mercenaires du groupe Wagner. Joe Biden semble dire à ses homologues « je m’en vais, essayez, pour voir ». Si elle s’y risquait, la Chine y ruinerait définitivement son image dans le monde, ce qui serait cyniquement une excellente affaire pour Washington. Et une nouvelle tragédie pour le peuple afghan.
À Kaboul, la crise afghane est une tragédie, avec le retour d’un gouvernement rétrograde, inique et brutal. A Washington, c’est presque un non-évènement dans le cadre d’une grande stratégie qui regarde ailleurs. En Europe, comme souvent, c’est prétexte à une farce tragique qui ne résout rien. Les partis politiques européens se sont empressés de se positionner sur la question des réfugiés afghans (beaucoup plus que sur la question des réfugiés du Belarus). La gauche pour appeler à leur « large accueil », la droite pour mettre en garde contre une « submersion migratoire ». Un non-sens, dans un cas comme dans l’autre : les spécialistes du pays, comme Olivier Roy, indiquent que l’émigration vers l’Europe ne concernera sans doute que quelques dizaines de milliers de personnes, intellectuels et techniciens. Ceux qui sont actuellement rapatriés, quelques milliers, ont travaillé avec les occidentaux et les instances internationales ces vingt dernières années et, dans leur immense majorité, leur intégration est à la fois un impératif moral et un non évènement migratoire. Gesticulation électoraliste donc, qui ne fait pas une vision géopolitique.
Sur le fond, la puissance américaine n’est aucunement remise en cause. D’ailleurs, au-delà de quelques effets de manche, aucune chancellerie, de Tokyo à Berlin, ne songe ne serait-ce qu’un instant à remettre en cause l’alliance américaine. Et pour cause : quoi qu’en pensent certains commentateurs, cela ne signifie nullement que le « bouclier » américain a perdu en fiabilité. Il faut une certaine myopie, une certaine mauvaise foi ou un certain cumul des deux pour comparer l’enjeu que représentait Kaboul pour Washington en 2021 avec son engagement auprès de l’OTAN, du Japon, de la Corée du Sud ou même de Taiwan. Les intérêts politiques, économiques, stratégiques et la proximité culturelle sont sans commune mesure. Et sont adossés à de solides traités. Or, les États-Unis ont tendance à respecter les traités qu’ils signent depuis 1945, c’est aussi pour cela qu’ils en ratifient bien peu. La dynamique actuelle des États-Unis les conduit à pousser les feux dans « l’Indopacifique », une zone dont ils ont largement créé le concept même, ce qui montre la puissance de leur capacité prescriptive sur le plan idéologique (avant la revue stratégique de 2017, aucun livre blanc français ne parlait d’Indopacifique). Ils y parviennent à former, autour du « Quad » (dialogue Australie, Inde, Japon, États-Unis), un vaste ensemble objectivement érigé en barrage aux ambitions chinoises, mais sans vraiment « déserter » l’Europe. Et s’il y a retrait américain du Moyen orient, il est tendanciel, de long terme, et illustre « simplement » le fait qu’à l’ère de la mondialisation des flux de l’énergie et de la diversification des sources de pétrole, la zone a perdu beaucoup de son caractère crucial.
La puissance américaine est déconcertante, surtout quand on cherche sans cesse les signes de sa faiblesse. Il en est allé de même pendant le début de la pandémie : la gestion calamiteuse de l’administration Trump a fait croire à Pékin que le moment était venu pour lâcher ses « loups combattants », que les États-Unis ne se relèveraient pas. Mais Joe Biden a montré que l’Amérique pouvait rebondir en peu de temps, revenir avec une compétence diplomatique remarquable, vacciner à tour de bras, envoyer des chèques à chaque américain et continuer à en faire payer la note par les autres États de la planète. Comme le disait Warren Buffet, « never bet against America ». Dommage, bien entendu, que ce déploiement de puissance, de volonté, de richesse et de technologie se fasse encore au détriment et pas au service du climat et de l’environnement.
Évidemment, il y aura bien un jour ou les Cassandre de l’anti-américanisme auront raison en prophétisant la chute de la puissance américaine. Mais ce n’est pas la prise de Kaboul par les talibans qui y changera quoi que ce soit, tout comme les défaites de Londres dans les guerres anglo-afghanes n’avaient rien représenté, au regard des guerres mondiales qui furent le vrai tournant de l’affaiblissement de la prééminence anglaise dans le monde. S’il y a une leçon à garder à l’esprit pour les Européens, mais les Français l’ont admis depuis longtemps, c’est que les États-Unis se considèrent comme les « chefs » du camp occidental, et pas de simple alliés. En tant que tels, ils estiment pouvoir prendre les décisions qu’ils veulent, au besoin sans consulter personne. Ils aident leurs alliés, mais en contrepartie, ceux-ci n’ont pas vraiment voix au chapitre. Il n’y a pas de relation d’égalité possible avec Washington. Pas même pour Londres, dont la relation spéciale est bien mal en point, car ses fondations concrètes ne sont plus là, comme l’a souligné le RUSI.
Malgré la chute de Kaboul, le colosse américain est toujours debout, toujours aussi puissant. Il peut être bienveillant envers ceux qui sont dans ses jambes, mais il n’écoute toujours personne.
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- On notera tout de même que les États-Unis s’étaient engagés au Vietnam depuis 1955, qui est la date initiale retenue par le mémorial des vétérans à Washington, ce qui place le Vietnam à égalité avec l’Afghanistan en termes de durée de guerre.