mardi 26 novembre 2024

Audition du CEMA (Assemblée nationale, 25 septembre 2024)

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd’hui le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées.

Mon général, c’est avec un grand plaisir que notre commission, dans sa nouvelle configuration issue des élections de juillet dernier, vous reçoit. Il nous semblait important, avant d’aborder l’examen du projet de loi de finances pour 2025, de faire le point sur les opérations en cours de l’armée française.

Chaque jour, nous constatons que l’ordre international est de plus en plus troublé. Nous sommes dans un monde où les compétitions et les contestations, voire les confrontations, sont de plus en plus désinhibées, un monde où la force est de plus en plus présente, un monde où le droit international est de plus en plus bafoué.

Dans ce contexte, nos armées sont déployées dans plusieurs zones géographiques : au Liban, avec l’opération Daman ; au Moyen-Orient, avec l’opération Chammal ; en Méditerranée et en mer Rouge ; en Europe de l’Est, dans le cadre des opérations Lynx et Aigle. À l’intérieur de nos frontières, nos armées sont notamment déployées dans le cadre de l’opération Sentinelle, des opérations Harpie et Titan en Guyane, des opérations de lutte contre la criminalité en mer, ou encore d’opérations de sécurisation telles que celle menée lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 (JOP), qui vient de s’achever.

Cette liste bien incomplète nous permet de constater que l’armée française est une armée d’emploi. Ce qui frappe, c’est l’extrême diversité des engagements opérationnels, qui illustre pleinement l’intérêt d’un modèle d’armée complète. L’armée française doit être prête à faire face à des menaces particulièrement variées, parfois hybrides, dans les champs matériel et immatériel et dans des milieux divers – sur terre, dans les airs, dans l’espace, en mer et sous les mers.

Tout cela exige des moyens humains et matériels à la hauteur de la complexité des missions qui vous sont confiées. La loi du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (LPM) répond pleinement à cette ambition. Alors que nous examinerons très prochainement le projet de loi de finances pour 2025, vous pouvez compter sur les parlementaires pour veiller à la bonne exécution de la LPM.

Pour vous paraphraser, mon général, je rappellerai que les moyens alloués à une armée ne doivent pas être taillés pour ce qu’elle fait, mais pour ce qu’elle doit être capable de faire. Demain, notre armée doit être capable de mener des opérations.

M. le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées. C’est un grand plaisir pour moi de répondre à votre invitation, et d’autant plus compte tenu du thème que vous avez choisi. Les opérations sont la finalité des armées. Pourquoi avons-nous une armée ? Que fait-elle ? Inscrire ces questions à l’ordre du jour de ma première audition devant la nouvelle commission est logique.

En préambule, il est bon de rappeler que le monde change, et qu’il change très vite. Il en résulte une remise en cause de certains paradigmes. Si tout n’est pas à jeter à la corbeille, il faut prendre conscience que les nombreux changements en cours impactent fortement notre posture et les missions qui nous sont confiées.

Au cours des trente dernières années, les armées ont surtout été employées pour gérer les conséquences des crises. Cela n’est plus suffisant, au vu des conséquences de ces crises, qui laissent rarement place à un retour en arrière. Nous devons adopter une posture davantage préventive et être capables d’agir plus vite, en acceptant de prendre des risques supplémentaires.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue le fait que les stratégies de long terme sont indispensables. Ce n’est pas parce que le monde s’accélère qu’il faut céder à la tentation de ne faire que des « coups ».

Enfin, agir avec des partenaires dans le cadre de coalitions est, pour les forces armées, plus que jamais une nécessité. Il n’en résulte pas qu’il faut renoncer à tout réflexe de souveraineté et à toute capacité d’agir seuls, mais l’action collective, dans le monde qui nous environne, s’avère la plus appropriée.

Je commencerai par l’évolution de notre environnement stratégique.

Il est important de bien caractériser notre environnement stratégique car nous n’agissons pas en suspension, hors de tout référentiel. C’est en fonction du monde qui nous entoure que nous menons des opérations et que des ordres nous sont donnés. J’identifie quatre grands marqueurs structurants du mouvement de recomposition stratégique que nous vivons.

Le premier est la dynamique de la force. Le recours à la force totalement désinhibée apparaît, aux yeux de beaucoup, comme le moyen le plus efficace et le plus rapide pour imposer sa volonté et régler les différends.

Nous assistons à une escalade dans l’emploi de la force et dans le niveau de violence, auquel nous nous accoutumons, probablement un peu trop. Dans le débat public, nous avons tendance à considérer que, si 300 missiles sont tirés et 295 interceptés, si les bâtiments civils en mer Rouge sont visés par des missiles antinavires qui sont interceptés, cela n’est pas si grave. Si, c’est très grave. Nous devons veiller à ne pas tomber dans une forme d’accoutumance à l’augmentation du niveau de violence.

Au sein de cette dynamique de la force, nous constatons un autre fait nouveau : la recherche de létalité. Les modes d’action choisis par certains belligérants visent délibérément à provoquer le plus de pertes possible, comme pour marquer leur détermination.

Le deuxième marqueur est la récusation du modèle occidental. L’Occident est contesté. Sa place dans les équilibres mondiaux a changé. Dans le contexte de la fragmentation de l’ordre international fondé sur le droit édifié depuis 1945, sa place est contestée.

Corollairement, un ordre alternatif monte en puissance, promu par un ensemble de puissances hétérogènes mais bien présentes – que les Russes appellent parfois « majorité mondiale ». Les uns sont mus par la volonté de prendre leur revanche, les autres par celle de remplacer un système qui ne leur paraît plus répondre aux enjeux ou ne leur est pas favorable. Leur dénominateur commun est le rejet du Nord, défini par opposition au Sud global, et que les Russes appellent parfois « l’Occident collectif ».

Le troisième marqueur est la puissance de l’information. Le développement des technologies et la numérisation des sociétés confèrent à l’information une valeur stratégique exceptionnelle. En se déployant sous le seuil de l’affrontement armé, l’information devient une arme très efficace, portant une grande partie de l’expression de la contestation dans la vie de tous les jours. Elle est l’enjeu de la bataille – la prise d’images, le recueil du renseignement sont indispensables – et elle en est aussi le lieu, avec la guerre des narratifs et l’intoxication des éléments adverses.

Il en résulte des actions très offensives de nos compétiteurs, qui agissent sur les perceptions en déployant des stratégies de long terme. Il n’y a pas de victoire décisive dans le champ des perceptions, mais une large palette d’effets, aussi divers que le signalement stratégique, la création d’une caisse de résonance, l’entraînement de partenaires ou la désignation de compétiteurs et adversaires. À l’avenir, la guerre informationnelle structurera de plus en plus les antagonismes en raison de progrès technologiques toujours plus importants, au premier rang desquels l’intelligence artificielle générative, qui ouvre des possibilités aussi vastes qu’effrayantes.

Le dernier marqueur de notre environnement stratégique est le changement climatique. S’il peut sembler d’un autre niveau que les trois précédents, il revêt une importance extrême. Nombreux sont nos partenaires qui sont d’ores et déjà considérablement affectés par le changement climatique, lequel est inévitablement un catalyseur du chaos, sous la forme notamment de déplacements de population, d’insécurité accrue et de guerres pour l’accès aux ressources. Nous devons en tenir compte et l’anticiper, encore davantage que nous ne le faisons déjà. Agir avec des partenaires exige d’avoir conscience de leurs priorités et des menaces auxquelles ils sont exposés.

Tels sont les grands marqueurs de notre environnement stratégique. Aucune stabilisation n’est à espérer à court terme dans un monde où les paliers de conflictualité successifs sont franchis sans perspective de retour en arrière, ce qui n’est pas sans effet sur les missions que nous menons.

J’en viens à un tour d’horizon non exhaustif des opérations dans lesquelles sont engagés les effectifs militaires français.

En Europe, sur le flanc Est de l’Otan, nous avons deux zones d’intervention principales, avec l’opération Lynx en Estonie et l’opération Aigle en Roumanie. S’agissant de cette dernière, la France est nation-cadre. Elle a la responsabilité d’agréger les forces déployées, de leur fournir soutien et moyens de commandement, d’adapter l’effort au besoin et de conduire leur entraînement. Elle a également la responsabilité de la coordination avec la Roumanie, nation hôte. Environ 1 250 militaires sont déployés, dont 300 Belges et 30 Luxembourgeois alternant avec 30 Néerlandais – dans l’attente d’un redéploiement des forces néerlandaises vers le nord. Ils seront rejoints par environ 250 Espagnols d’ici à quelques jours.

D’importants travaux d’aménagement ont été réalisés, avec des moyens locaux, par une compagnie du génie français appuyée par des éléments du génie belge, en vue de s’installer durablement dans cette zone. Cela a permis le déploiement d’un PC de brigade, qui préfigure la brigade susceptible d’être déployée en cas d’activation de certains plans de réaction de l’Otan.

Ce passage au niveau brigade sera joué en partie lors d’un exercice prévu au printemps 2025, incluant le déploiement d’éléments français et étrangers complémentaires. Par ailleurs, la défense sol-air est assurée par le déploiement, sur la côte de la mer Noire, de Samp-T (systèmes sol-air de moyenne portée-terrestres) opérés par environ quatre-vingts militaires de l’armée de l’air et de l’espace (AAE).

S’agissant de l’opération Lynx, la nation-cadre est le Royaume-Uni. Nous contribuons à ce bataillon à hauteur d’une compagnie, un sous-groupement tactique interarmes renforcé, qui compte environ 250 militaires. Il s’agit pour l’essentiel d’infanterie mécanisée, équipée de véhicules blindés multirôles Griffon et d’AMX-10 RC, basée à Tapa, dans le centre de l’Estonie. Ils sont accompagnés par un échelon de soutien national, constitué d’une centaine de personnes, et un échelon de commandement, placé auprès de la division estonienne dans laquelle serait intégré le bataillon en cas d’activation des plans.

Par ailleurs, nous déployons temporairement, dans un cadre bilatéral avec la nation estonienne, le volume d’une compagnie d’infanterie légère, dont le matériel léger est prépositionné sur place. Elle compte 120 militaires et peut être déployée très rapidement, en moins de 24 heures. Cette compagnie, certes intégrée dans les plans globaux du bataillon britannique et de l’Otan, présente l’intérêt d’agir essentiellement en coordination directe avec la Ligue de défense estonienne, qui est l’organisation de réserve de l’armée estonienne. Dans la mesure où celle-ci mobilise toutes les couches de la société, notamment dans la jeunesse, cela permet d’entrer directement en contact avec la population.

Sur le flanc Est, nous déployons des moyens aériens dans le cadre de l’opération de police de l’air Air Shielding. La mission est de garantir l’intégrité de l’espace aérien de la Pologne et des pays baltes, et de renforcer le dispositif de surveillance aérienne de l’Otan. Nous menons aussi régulièrement des missions aériennes de renseignement au profit de l’Otan, au Nord et au Sud de son flanc Est.

L’Armée de l’Air et de l’Espace procède également à des déploiements plus légers, de façon ponctuelle, à des fins de signalement stratégique. Ces missions de deux à trois semaines consistent à projeter quatre à six appareils, avec leurs moyens de soutien, qui opèrent ensuite à partir de bases avancées.

Notre déploiement naval est également significatif.

Le groupe aéronaval, déployé en Méditerranée centrale aux côtés de nos alliés, garantit la liberté d’action dans la zone et permet l’appréciation autonome de la posture russe en Méditerranée orientale. Il mène également des missions d’alerte avancée et de défense aérienne, en projetant ses aéronefs au-dessus de la Pologne, de la Roumanie et de la Bulgarie.

Par ailleurs, les frégates de premier rang et les chasseurs de mines tripartites sont régulièrement intégrés au sein des Task groups de l’Otan, par exemple en Méditerranée orientale et en mer Baltique. Dans le cadre de notre contribution aéro-maritime, nous procédons à des déploiements réguliers d’appareils de patrouille maritime ATL 2 en Méditerranée orientale, en mer Noire et en mer Baltique. Enfin, dans le cadre de la mission d’assistance militaire de l’Union européenne en soutien à l’Ukraine (EUMAM), nous assurons la formation de soldats ukrainiens sur le sol français et surtout en Pologne.

Dans les Balkans, nous contribuons à l’opération de l’Union européenne Althea en Bosnie-Herzégovine. En avril dernier, nous avons déployé un élément de la réserve stratégique pour apaiser les tensions en procédant à un signalement stratégique.

Au Proche et Moyen-Orient, notre objectif est d’éviter un embrasement régional. Le Liban est le point d’application privilégié de notre action. Nous sommes contributeurs à la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). Nous armons la Force Commander Reserve, qui est son élément de réaction rapide, composé de deux brigades tenant le Sud-Liban et de forces placées sous le commandement direct du général commandant la Finul et destinées à intervenir en cas de nécessité. Dans ce cadre, nous déployons 700 soldats, épaulés par une compagnie finlandaise d’environ 200 militaires. Par ailleurs, nous fournissons un appui à la remontée en puissance des forces armées libanaises (FAL) avec des opérations de formation sur zone comme dans le cadre de détachements d’instruction opérationnelle (DIO) envoyés de France.

En ce qui concerne la situation à Gaza, plusieurs opérations humanitaires ont été menées. Le plus visible est probablement l’utilisation du porte-hélicoptères amphibie Dixmude, basé dans un port égyptien, qui sert de navire-hôpital. Nous avons mené plusieurs opérations de ravitaillement par air de la bande de Gaza, essentiellement depuis la Jordanie.

En mer Rouge, nous contribuons à assurer la sécurité des flux maritimes civils dans le cadre de l’opération de l’Union européenne Aspides, placée sous commandement grec. Nous armons le poste de l’adjoint au commandant de l’opération. Participent également l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas.

En Irak, nous menons l’opération Chammal, dans le cadre de l’opération Inherent Resolve (OIR), menée en coalition sous l’égide des États-Unis. Il s’agit principalement de lutter contre la résurgence de Daech. Nous menons, à partir d’une base opérationnelle dans la région, des missions de reconnaissance et d’appui au profit des forces irakiennes. L’opération OIR a vocation à prendre fin, à la demande des Irakiens, qui veulent prendre acte du pas décisif qui a été franchi dans la lutte contre la menace terroriste que représente Daech. La « Mission de l’Otan en Irak » (NATO mission in Irak – NMI) va perdurer. La France en prendra le commandement l’an prochain.

Notre troisième zone d’opérations importante, c’est l’Afrique. Une réorganisation de notre dispositif, dont j’ai esquissé les contours devant cette commission en janvier dernier, est en cours. Elle vise à tenir compte de l’évolution de la menace et de celle des besoins exprimés par certains de nos partenaires.

La transformation de notre système de commandement a abouti à la création d’un commandement pour l’Afrique, dont l’objectif est de tenir compte au mieux des caractéristiques factuelles de l’Afrique telle qu’elle est aujourd’hui.

La première de ces caractéristiques est une instabilité structurelle. Aucun pays n’est à l’abri d’un coup d’État. Celui survenu au Niger en 2023 en est l’exemple le plus probant. Une demi-douzaine de pays aidaient le Niger dans les domaines non seulement de la sécurité, mais aussi de l’économie et de la gouvernance. Le coup d’État a eu pour conséquence le départ de toutes les forces étrangères présentes sur place sans que la menace terroriste ne faiblisse, au contraire.

Cette instabilité structurelle, il ne faut pas se contenter de la constater, il faut s’efforcer de la prendre en compte. Il est difficile d’investir dans un pays dont la stabilité est incertaine à l’échelle d’une décennie. Cette instabilité est à double sens : toute situation peut changer très rapidement. Nous n’en devons pas moins être capables de traverser les phases d’instabilité.

Le deuxième constat est la détermination toujours plus forte des pays africains à affirmer leur souveraineté. Ce n’est pas nous, Français, qui leur en feront grief. Il nous incombe d’identifier les marqueurs de leur souveraineté et ce qui est considéré comme une entorse à celle-ci. Je rappelle qu’en 1966, lorsque nous avons réaffirmé notre souveraineté, nous avons estimé que la présence de forces militaires étrangères sur notre territoire y contrevenait. Il faut comprendre ce phénomène, à tout le moins en tenir compte et en tirer les conclusions.

Notre dispositif tel qu’il était construit produisait de nombreux effets positifs, au premier rang desquels une proximité avec nos partenaires. Il avait toutefois des effets négatifs induits qui ont fini par l’emporter, en particulier dans le champ des perceptions, car nous étions considérés comme une présence militaire étrangère ce qui, du fait de sa lourdeur, héritée de l’histoire, était handicapant en période d’instabilité.

Sa réarticulation est donc menée selon deux axes : réduire notre visibilité, pour contrer les attaques menées par nos compétiteurs dans le champ des perceptions, et réduire notre empreinte, pour pouvoir s’adapter à l’instabilité. Il faut investir de façon déterminée, efficace et constante le champ des perceptions, où nos adversaires mènent la plupart de leurs attaques.

On pourrait se demander s’il faut continuer à produire des efforts pour l’Afrique, mais nous n’avons pas le choix. Les enjeux sont importants. L’Afrique et l’Europe sont deux continents fortement liés : tout ce qui se passe en Afrique a des répercussions à plus ou moins brève échéance sur l’Europe. Nous ne pouvons pas nous désintéresser de l’Afrique, qui présente quatre enjeux majeurs dont nous devons absolument tenir compte.

Le premier enjeu est la lutte contre le terrorisme. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser le Sahel devenir un trou noir au sein duquel certains États tomberaient sous la coupe des terroristes.

Le deuxième enjeu est la nécessité de participer à la lutte contre les flux migratoires, à tout le moins à leur maîtrise. Ils proviennent d’Afrique pour l’essentiel et concernent tous les pays européens, même les plus au Nord du continent.

Le troisième enjeu est la nécessité de contrer l’influence de nos compétiteurs stratégiques – la Chine, la Russie, la Turquie, l’Iran – qui ont compris que l’Afrique est un continent « à prendre », et plein de ressources.

Le quatrième enjeu est de participer à la protection de l’environnement. Certains pays africains commencent à être durement frappés par les conséquences du changement climatique.

Réduire notre visibilité et notre empreinte donc, et accroître l’effort dans le champ immatériel : pour cela, nous fermons nos grandes bases dans les pays qui souhaitent nous voir partir ; dans ceux qui souhaitent que nous maintenions une présence, nous instituons des détachements de liaison interarmées. Ces structures légères feront office de point de contact avec nos partenaires africains, que nous assisterons essentiellement dans le cadre de projections depuis la France.

La dernière zone d’engagement de l’armée française que je souhaite évoquer est le territoire national. Il s’agit de contribuer à protéger les Français contre la dangerosité du quotidien, aux côtés des forces de sécurité intérieure (FSI) et de la sécurité civile.

Nous avons participé à la sécurité des JOP. La première leçon que nous en retirons est que lorsqu’on se prépare, qu’on mobilise des moyens et qu’on travaille de concert, on réussit. Ça en a été une belle démonstration. Cette phase est en train de s’achever, après un démontage très rapide.

Nous continuons à adapter notre posture sur le territoire national, dans le cadre de l’opération Sentinelle : il faut identifier ce qui fonctionne et ce que l’on peut améliorer, en coordination étroite avec le ministère de l’intérieur. Il faut notamment réduire les effectifs déployés en permanence, qui perdent de la visibilité alors que cette visibilité était l’objectif premier. Je rappelle en effet que l’ensemble des moyens alloués à l’opération Sentinelle ne représente que 10 000 hommes, qui viennent en soutien de 100 000 gendarmes et 100 000 policiers. Leur effet n’est donc pas dans le nombre, mais ailleurs : il s’agit de faire passer un message lors du déploiement, et d’accroître l’effort dans des zones très ciblées.

L’un des apports majeurs de l’opération Sentinelle a été l’établissement d’un dialogue civilo-militaire véritablement efficace, notamment à l’échelon de l’autorité qui coordonne l’action des militaires avec celle des autres forces de l’État déployées, autrement dit les préfets de département et de zones de défense. L’une des priorités du nouveau dispositif sera de maintenir et d’améliorer ce dialogue civilo-militaire.

Quant à l’opération Héphaïstos de lutte contre les feux de forêts, menée chaque année, elle a connu un été relativement calme.

Outre-mer, nos engagements sont liés à la dégradation de la situation sécuritaire, toujours en appui des FSI, notamment en Nouvelle-Calédonie, à Mayotte et en Guyane. Nous menons également des opérations de lutte contre le trafic de stupéfiants, qui ont donné lieu cette année à des saisies records.

Ce tour d’horizon non exhaustif illustre le fait que nous travaillons toujours avec d’autres : FSI sur le territoire national, alliés de l’Otan, de l’Union européenne ou de l’ONU à l’extérieur. Toutes nos opérations s’inscrivent dans un environnement stratégique mouvant qui constitue notre référentiel.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Laurent Jacobelli (RN). Mon général, nous apprécions beaucoup vos auditions régulières.

Depuis près de dix ans, l’opération Sentinelle mobilise environ 10 000 soldats. Elle a été lancée en janvier 2015 : les militaires ont été appelés en renfort alors que la France subissait de terribles attentats. Par votre truchement, je remercie les femmes et les hommes engagés dans cette opération Sentinelle, qui, en dissuadant les attaquants, ont rassuré, accompagné et protégé nos concitoyens.

La présence quotidienne, dans les lieux publics, de Français portant l’uniforme à côté de ceux qui ne le portent pas a contribué à renforcer le lien entre les Français et leur armée. Nos militaires ont été très utiles pendant les JOP, qui ont été une réussite en matière de sécurité notamment grâce à leur apport. Cette période étant close, le temps de la réflexion s’ouvre, car l’opération Sentinelle soulève plusieurs questions.

De nombreux soldats ont été agressés dans le cadre de cette opération, qui certes permet de sauver de nombreuses vies. Le 15 janvier dernier, à la gare de l’Est, un de nos soldats a été attaqué au couteau. L’opération Sentinelle fait parfois de nos soldats des cibles vivantes pour ceux qui propagent la violence et la haine. Par ailleurs, les militaires ne sont pas des officiers de police judiciaire (OPJ), ce qui limite concrètement leur action, notamment en matière de contrôle des individus, même si leur présence rassure.

Enfin, je laisse de côté le coût de l’opération pour me concentrer sur une question qui m’est chère, celle des ressources humaines. Les 10 000 hommes et femmes engagés dans l’opération Sentinelle ne sont pas employés ailleurs. À l’heure où nous avons toujours du mal à fidéliser les personnels, peut-être serait-il judicieux d’envisager de les employer à autre chose.

D’autant que nous avons recueilli de nombreux témoignages de jeunes déployés dans le cadre de l’opération Sentinelle : beaucoup d’entre eux sont conscients de son utilité et heureux d’y participer, mais ils ne se sont pas engagés pour une mission relevant de la police.

Quelle analyse faites-vous du succès sécuritaire des JOP ? Quelle est votre vision de l’avenir de l’opération Sentinelle ?

M. le général Thierry Burkhard. Le contrat opérationnel de l’opération Sentinelle prévoit effectivement 10 000 militaires, mais nous ne sommes pas intégralement déployés en permanence.

Oui, les soldats de Sentinelle se font agresser, comme ils le sont sur un théâtre d’opérations : c’est le propre du soldat. Si un soldat de Sentinelle l’est à la place d’un civil, tant mieux : c’est une partie de la mission, même si ce n’est évidemment par le but. Depuis 2015, nos soldats ont toujours parfaitement réagi dans l’emploi de la force, procédant de façon graduée jusqu’à l’usage de la force létale si nécessaire. Ils ont toujours rempli leur mission sans dommages collatéraux, avec un armement qui n’est, logiquement, pas pleinement adapté.

Non, les militaires ne sont pas OPJ. Il faut donc coordonner leur action avec les FSI pour permettre l’intervention d’un OPJ si nécessaire. Ils sont néanmoins un appui à la force publique capable d’agir de façon autonome dans un champ assez large.

C’est vrai, les 10 000 militaires de Sentinelle, qui sont toutefois rarement déployés simultanément, pourraient faire autre chose. Toutefois, il n’est pas incongru de considérer que les Français doivent être défendus là où ils sont menacés. Les membres de cette commission n’accepteraient pas que je ne m’occupe de protéger les Français que contre les menaces extérieures, et non sur le territoire national. Là comme ailleurs, tout est affaire de mesure.

Oui, la motivation des militaires de l’opération Sentinelle est un sujet de préoccupation. Ce fut particulièrement le cas en 2015, lorsque nous avons engagé 10 000 personnes sans avoir les effectifs dont nous disposons à l’heure actuelle. Certaines unités ont été particulièrement sollicitées, de sorte que certains militaires ont participé annuellement à deux ou trois reprises à la mission Sentinelle, ce qui est beaucoup.

Par ailleurs, le dispositif initial était très statique et s’inscrivait dans le cadre d’un dialogue civilo-militaire très réduit. Désormais, l’effectif a été réduit et il est bien plus mobile. Nous cherchons à utiliser les militaires pour leurs capacités spécifiques, ce qui donne aux missions un intérêt opérationnel non négligeable. Par exemple, les unités de Sentinelle qui sont au contact de la population sont des petits groupes commandés par un sergent ou un caporal-chef. Ce sont des militaires qui à ce niveau de grade ont rarement l’occasion d’être placés dans de telles situations de commandement et de décision.

L’opération Sentinelle est donc assez formatrice pour les cadres de bas niveau. Elle leur confère une autonomie de décision et une véritable responsabilité, dans une mission par ailleurs très difficile. Cette responsabilisation est d’autant plus valorisante qu’outre les unités de mêlée que sont l’infanterie et l’arme blindée, les missions sont aussi assurées par des unités du train et de l’artillerie, dont les cadres les moins gradés sont encore moins souvent mis en situation.

J’ai déjà évoqué l’intérêt que présente l’opération Sentinelle en matière de dialogue civilo-militaire, lequel est capital s’il faut engager les armées sur le territoire national. Lors de la crise du covid-19, la capacité à prendre contact, à distribuer des masques et à appuyer l’effort reposait sur ce dialogue. Lors des JOP aussi, pour lesquels nous avons certes eu le temps de nous préparer, si tout a bien fonctionné – et nous aurions été prêts à réagir s’il s’était passé quelque chose –, c’est parce que le dialogue civilo-militaire était éprouvé, notamment à Paris, entre l’officier général de zone de défense et de sécurité de Paris, le gouverneur militaire de Paris et le préfet de police.

La situation n’est pas pour autant pleinement satisfaisante, et certaines modifications sont souhaitables. Il faut identifier précisément les avantages offerts par l’opération Sentinelle et ce contre quoi elle sert à lutter. Trois évolutions me semblent souhaitables.

Premièrement, le socle d’effectifs déployés, qui est d’environ 3 000 militaires à l’heure actuelle, peut être réduit tout en maintenant une présence, des contacts et une visibilité, ainsi qu’un dialogue civilo-militaire.

Mais cela ne suffit pas. L’apport principal des armées, c’est la capacité de se déployer rapidement là où c’est nécessaire. L’effet principal de l’opération Sentinelle, si les autorités politiques décident de déployer les effectifs après un attentat, est d’envoyer un message politique visible sur le terrain très rapidement, généralement en douze heures, soit moins que le temps de rédaction de l’ordre de réquisition. Cela signifie que nous devons plutôt capitaliser sur la capacité à utiliser pleinement une réserve susceptible de se déployer sur tout le territoire national – le défi étant que les armées n’y sont pas réparties également et de façon équilibrée : le déploiement est plus difficile dans certaines zones.

Deuxièmement, la réserve de Sentinelle est orientée vers la lutte antiterroriste. Or, sur le territoire national, le terrorisme n’est pas la seule menace qui pèse sur les Français, ou en tout cas qui perturbe leur quotidien – pensons à une catastrophe naturelle par exemple. Nous pourrions étendre la capacité de réaction de la réserve à d’autres champs et la rendre utilisable plus rapidement – l’objectif est de disposer de personnels prêts à quitter leur quartier en trois heures.

Troisièmement, il faut maintenir la qualité du dialogue civilo-militaire, ce qui suppose de ne pas s’installer dans la routine des relèves tous les deux mois. Sur la base d’un certain socle d’effectifs, il faut pouvoir déployer des effectifs sur une ou deux semaines ; il faut pouvoir dire au préfet que dans dix jours, on déploiera une section à son profit pour surveiller ce qui doit l’être et l’amener à s’interroger sur l’optimisation de son emploi. Il s’agit de marier surveillance globale et appui, ce qui appellera naturellement à faire fonctionner le dialogue civilo-militaire.

Nous devons aussi être capables, comme nous l’avons fait lors des JOP, d’utiliser nos moyens spécialisés, par exemple en déployant ponctuellement des hélicoptères équipés de caméras thermiques ou des quads et des motos plus adaptés pour la surveillance de certaines zones.

M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Mon général, au nom de mon groupe, je souhaite dire notre gratitude aux soldats engagés en opération et j’espère que vous leur transmettrez.

J’aimerais revenir sur la situation au Liban. Les tensions au Moyen-Orient ne cessent de s’aggraver. Le 7 octobre a constitué une nouvelle étape dans l’escalade, lorsque le mouvement terroriste islamiste du Hamas a mené des attaques dans le sud d’Israël. À l’autre extrémité du pays, le Hezbollah accroît lui aussi les tensions en multipliant les attaques dans le nord d’Israël, en violation de la résolution 1701 des Nations unies. La riposte de Tsahal fait craindre une guerre ouverte sur ce front aussi.

Or la France est engagée au Liban depuis 1978, dans le cadre de la Finul. Avec un effectif de 700 hommes, elle en est même l’un des principaux contributeurs, ce qui s’explique tout naturellement par les relations très fraternelles unissant la France et le Liban. Les 700 soldats de l’opération Daman accompagnent et appuient sous mandat de l’ONU les forces armées libanaises, notamment dans le cadre de la Force Commander Reserve.

L’objectif est de mener des actions de coopération civile et militaire au profit de la population du Sud-Liban, dans les domaines de la santé, de l’éducation et du développement. Or, le nouveau président iranien, M. Masoud Pezeshkian, a appelé à une coalition contre Israël il y a quelques jours. De toute évidence, le régime chiite cherche à enflammer la région plus qu’elle ne l’est déjà.

Mon général, nous aimerions vous entendre exposer votre vision de la situation du Liban et notamment du Sud-Liban, ainsi que votre évaluation du risque d’escalade et de guerre ouverte. Je souhaite vous entendre détailler les moyens déployés par la France, les conséquences que peut avoir cette situation sur les forces françaises engagées et les mesures que vous prenez pour y adapter notre dispositif militaire.

M. le général Thierry Burkhard. Vous constatez comme moi que les tensions vont croissant, ce qui est très inquiétant, d’autant que l’un des belligérants a probablement la volonté de pousser l’autre à la faute. Il en résulte des opérations de bombardement massif des positions du Hezbollah, induisant des pertes civiles, dans une zone où non seulement les forces françaises de la Finul mais aussi les autres contingents sont implantés.

Dans cette zone, le Liban est le point d’application principal de l’action de la France dans le domaine militaire, mais aussi diplomatique. 

Plusieurs initiatives ont été prises, rassemblant notamment l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Espagne, pour chercher à consolider, sinon à reconstituer, les forces armées libanaises, ce qui est essentiel. S’il y a au Liban une institution tenant encore lieu de colonne vertébrale du pays, ce sont les FAL ; s’il est un domaine où nous pouvons et avons intérêt à agir, c’est l’appui à la reconstruction des FAL.

Nous tâchons tous d’identifier, en liaison directe avec le chef d’état-major des FAL, ces actions de reconstruction. L’armée libanaise est aujourd’hui très faible et vit sous perfusion, grâce à l’aide des pays que j’ai cités. Il y a eu plusieurs tentatives de relance de la Conférence des donateurs. Nous préparons l’envoi d’un DIO, première étape de la mise sur pied d’une compagnie mécanisée. Au-delà, la reconstruction des FAL excède notre capacité. Nous pouvons l’appuyer, mais pas seuls et pas en première ligne.

En ce qui concerne notre capacité à suivre la situation, une frégate multimissions (Fremm) – la Provence à l’heure actuelle – croise en permanence en Méditerranée orientale. Nos unités engagées au sein de la Finul sont le thermomètre plongé dans la fournaise, et nos moyens aériens sur zone nous permettent d’avoir une appréciation de la situation.

M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Ma question porte sur le statut juridique des militaires envoyés dans nos missions opérationnelles (Missops) Aigle et Lynx. L’an passé, M. le ministre m’a répondu en audition que les Missops n’ont pas le statut d’opérations extérieures (Opex) car il s’agit d’entraînement et non de combat. Somme toute, pour reprendre ses propos, s’entraîner en Roumanie et s’entraîner à Mourmelon sont deux activités comparables.

Pourtant, les militaires envoyés en Missops bénéficient d’un statut qui n’est pas celui de l’entraînement sur le territoire national et qui est proche de celui des Opex. Ils peuvent bénéficier de l’indemnité pour sujétion de services à l’étranger, théoriquement réservée aux Opex, et, en cas de malheur, de la mention « Mort pour la France ». Au demeurant, le financement des Missops est assuré par le budget opérationnel de programme des Opex.

En revanche, les militaires envoyés en Missops ne peuvent bénéficier ni de la bonification de la pension de retraite, ni des médailles, ni de la carte du combattant. De surcroît, le financement interministériel des Missops n’est pas garanti ; il dépend d’un choix qui doit être renouvelé chaque année.

Pourtant, la définition des Opex que donne la LPM 2014-2019 ne fait pas intervenir la notion de combat. Je cite : « L’intervention à l’extérieur du territoire national vise, par la projection de capacités militaires, à protéger les ressortissants français et européens, à défendre les intérêts de la France dans le monde et à honorer nos engagements internationaux et nos responsabilités ». D’après vous, en quoi les Missops Aigle et Lynx échappent-elles à cette définition ?

Il reste une différence fondamentale, qui est démocratique : le vote. Ces missions n’ayant pas été considérées comme des interventions à l’étranger, il n’y a jamais eu de vote ni sur Aigle, ni sur Lynx. Leur attribuer le statut de Missops est donc un véritable contournement de l’article 35 de la Constitution, qui prévoit l’information du Parlement au plus tard trois jours après le début de l’intervention et soumet sa prolongation à un vote si sa durée excède quatre mois.

Si la Roumanie est attaquée, nos armées seront directement engagées et la France sera en guerre ou en situation de guerre sans que jamais leur présence là-bas n’ait fait l’objet d’une décision du Parlement. D’après vous, quel est le fondement légal de la distinction entre Missops et Opex ?

M. le général Thierry Burkhard. La terminologie « Missops » et « Opex » a été adoptée progressivement, et pas de façon simultanée. Les armées n’en sont pas à l’origine, mais l’appliquent. Elle a des effets dans plusieurs domaines.

Cette terminologie donne un cadre juridique à l’engagement de nos forces. Elle en définit les modalités, sur plusieurs plans : budgétaire, juridique… Elle assure aux militaires une protection juridique adaptée, au-delà du strict cadre de leur engagement. Elle prévoit la reconnaissance des militaires, s’agissant notamment des récompenses. Elle comprend enfin un volet relatif aux réparations auxquelles ils sont éligibles, aux modalités sur la base desquelles ils sont couverts en cas de blessure, ainsi que leurs familles.

Les définitions sur lesquelles repose ce cadre – celle des Opex date de 1997, celle des Missops est à peine moins ancienne – ne correspondent plus à la conflictualité d’aujourd’hui, il faut en prendre conscience. Les opérations menées en Roumanie ne sont pas comparables à l’engagement des forces par exemple dans l’opération Serval. Conscient de ce décalage, j’ai commandé une étude pour déterminer comment tout cela peut être mieux raccordé.

Mme Marie Récalde (SOC). Le panorama de nos opérations illustre la grande dureté du contexte international. Emballement militaire au Moyen-Orient, fragmentation croissante de l’ordre international, rapprochement des menaces : ces évolutions commandent l’adaptabilité de notre système de défense et de ses moyens.

Par-delà les opérations de guerre asymétrique que nous connaissons depuis vingt ans, et dont nous aurions tort de croire qu’elles ne se poursuivront pas, par-delà l’affaiblissement du système international et le renforcement militaire d’États ayant recours à la force comme à des opérations plus insidieuses, telles que les attaques cyber et les opérations d’influence, nous nous interrogeons sur notre capacité à déployer des volumes importants de militaires et de matériels, avec les changements d’échelle que vous avez décrits.

Au sein des forces, l’enjeu humain est primordial. L’humain est au cœur de tous les systèmes d’armes. Dévoilé en mars dernier, le plan Fidélisation 360 vise à fidéliser le personnel, notamment en compensant mieux les sujétions militaires, en accompagnant la mobilité et en individualisant les parcours.

Où en sont ces démarches qui vont dans le bon sens, et qu’en est-il du recrutement ? Dans le même ordre d’idée, le Président de la République a annoncé sa volonté de doubler le nombre de réservistes. Où en est-on ? Quelle politique est menée pour favoriser le recensement des réservistes ?

S’agissant des matériels, les exigences de souveraineté industrielle nécessitent peut-être de réévaluer nos besoins en termes de puissance et d’adapter nos marchés, notamment nos marchés publics – sujet qui m’est cher –, pour donner la priorité à du matériel fabriqué en France – ou en Europe, la question se pose. Comment renforcer l’adaptabilité de nos marchés ?

M. le général Thierry Burkhard. Les hommes sont effectivement le cœur de notre richesse. Lorsqu’il n’y aura plus de jeunes Français et Françaises qui voudront s’engager en nombre suffisant, nous aurons des difficultés à préserver la viabilité et la qualité de nos armées. Il ne faut pas l’oublier.

Après une année 2023 assez difficile, qui s’est achevée sur un déficit de recrutements, le ministre des Armées a lancé le plan Fidélisation 360. L’année 2024 se présente beaucoup mieux, non sans lien avec ces mesures. Je suis assez humble au sujet de la possibilité d’identifier les véritables ressorts de notre capacité à recruter et à fidéliser les gens : chacun est maître de la décision de rester ou de partir, qui dépend notamment du marché du travail et de paramètres individuels et familiaux. Il n’en reste pas moins que les mesures de revalorisation et de fidélisation annoncées sont nécessaires et efficaces. Pour 2024 donc, la tendance est bien meilleure. Tant mieux ! Le plan Fidélisation 360 n’y est pas pour rien.

La LPM 2024-2030 prévoit elle aussi des mesures de revalorisation indiciaire, dès cette année pour les sous-officiers et l’an prochain pour les officiers, qui compteront dans notre capacité à fidéliser. Il est absolument essentiel qu’elles soient maintenues.

J’en viens aux réserves, qui font partie intégrante du fonctionnement des armées. Le ministre a lancé un groupe de travail pour atteindre l’objectif d’un militaire de réserve pour deux militaires d’active. Cela me semble être une bonne idée.

Sans même penser à long terme, chacun est conscient que la situation démographique va évoluer. Il y aura, dans dix ou quinze ans, des tensions sur le marché du travail que nous devons anticiper dès à présent. Cela fait partie de nos réflexions, au même titre que la recherche des moyens de faire la guerre avec moins d’hommes, ou d’utiliser des matériels requérant moins de ressource humaine. Il faudra sans doute partager des hommes et des femmes avec le monde civil, ce qui est peu ou prou la définition du réserviste. Il faut s’intéresser de très près à cette question.

Lorsque l’on nourrit l’ambition d’atteindre de tels effectifs, on ne peut pas se permettre de remettre à plus tard la question de savoir comment employer les réservistes. Cela exige de procéder à une introspection assez profonde pour déterminer quelle organisation adopter pour utiliser spécifiquement les réservistes, avec leur flexibilité et leurs caractéristiques propres.

Par exemple, si l’organisation de concours nécessite quatre mois de travail par an, on pourrait confier une cellule concours à deux réservistes, convoqués chacun pour deux mois. D’autres postes nécessitant d’être tenus en permanence pourraient être confiés à quatre ou cinq réservistes qui se relaieraient. Bref, il faut parvenir à une organisation véritablement intégratrice des capacités des réserves.

Par ailleurs, si nous allons aussi loin, et il le faudra, nous devrons faire évoluer le lien entre le réserviste et les armées. Si les armées forment, entraînent et équipent des gens, elles ne peuvent pas admettre qu’ils ne viennent pas lorsqu’elles ont besoin d’eux. À l’heure actuelle, les réservistes viennent lorsque nous les appelons s’ils sont disponibles. À l’avenir, une organisation différente sera indispensable.

Il faut modifier le volontariat pour faire en sorte que, si quelqu’un choisit de prendre un engagement à servir dans la réserve (ESR), il le fasse dans le cadre d’un contrat, autrement dit associé à des engagements. Il ne s’agit évidemment pas de lui demander la disponibilité d’un militaire d’active, mais de s’assurer, par exemple avec un préavis que nous pourrons compter sur lui. Cela exige des travaux, notamment dans le cadre de votre commission, pour modifier un peu la nature du lien entre le réserviste et les armées.

Cela signifie aussi qu’il faut sanctuariser certains crédits. Le budget destiné à payer les réservistes est perçu aujourd’hui comme une variable d’ajustement, notamment dans les derniers mois de l’année, en anticipant qu’il n’y aura pas de réservistes à rémunérer. Cela n’est plus possible. Si nous nous engageons auprès de gens qui signent un contrat de réserviste et qui sont disponibles, entraînés et équipés, il faudra les utiliser – et nous en aurons besoin. Cela induira certaines règles pour la gestion des crédits et marges de manœuvre prévus par la LPM 2024-2030.

En ce qui concerne les équipements, il faut certes privilégier le matériel produit en France et en Europe, mais j’ai surtout besoin de matériel qui marche et qui corresponde à mes besoins. Je n’achète pas du matériel uniquement pour sa provenance française ou européenne. Il y a là un équilibre à trouver, et c’est de la responsabilité des industriels de proposer des matériels adaptés et qui fonctionnent.

Il faut étudier de très près ce qui se passe aujourd’hui s’agissant de la vitesse d’évolution des matériels, de leur composition et de la façon dont ils sont engagés dans les guerres actuelles, notamment en Ukraine, en mer Rouge, en Israël ou au Liban. Nous devons arriver à mettre en adéquation les besoins effectifs des armées, la complexité des équipements nécessaires et la capacité des industriels à les réaliser dans un tempo adapté.

Le code des marchés publics encadre effectivement nos achats. Ce qu’il faut éviter, c’est que je sois amené à vous dire un jour que, parce qu’il fallait le respecter, l’argent public a été employé dans une prestation plus chère et de moins bonne qualité.

Là encore, chacun doit assumer sa part de responsabilité. L’industrie de défense ne peut plus reposer sur quelques grandes sociétés seulement : des start-up et des PME construiront demain plus rapidement et plus efficacement des matériels qui évolueront plus vite. Nous aurons toujours besoin de Dassault, Thales et KNDS France, mais nous ne commandons pas que des Fremm, des Rafale et des systèmes majeurs pour le combat terrestre : il nous faut aussi des drones, de 20 grammes ou de 100 kilogrammes, ou des petits véhicules. Cette variété de besoins peut stimuler la base industrielle française, au-delà du seul secteur de la défense.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Vous avez dit qu’il ne fallait pas s’habituer au niveau élevé de violence que l’on constate actuellement en mer Rouge. Les attaques menées par les Houthis se poursuivent et inquiètent, car l’obligation de contourner le détroit de Bab el-Mandeb allonge les trajets, augmente les coûts et remet en cause le principe même de liberté de navigation. Quelle est la situation en mer Rouge ? Des alliés, qui ne participent pas à l’opération Aspides, ont effectué des frappes au sol, qui n’ont apparemment pas produit de grands effets. Quel est le niveau de violence et de conflictualité ? Comment évaluez-vous la menace, qui va de l’utilisation de drones, notamment marins, assez basiques jusqu’à des tirs de missiles balistiques antinavires ?

De nouvelles conduites de tir, produites par Thales, vont être installées sur les Fremm : quel est l’état de l’adaptation de notre outil naval ? Comment évoluent nos stocks de missiles ? Allons-nous vers le canon et comptons-nous sur les armes à énergie dirigée ?

M. le général Thierry Burkhard. S’agissant du niveau de violence, tout est relatif. Pour un bâtiment militaire, le niveau de menace pesant sur la traversée de la mer Rouge est acceptable ; il ne l’est pas pour un bâtiment civil. On peut donc comprendre que des équipages civils et des compagnies choisissent d’emprunter un autre chemin. Le danger n’est pas extrême, mais la menace est permanente.

Les Houthis sont imaginatifs et développent leur armement rapidement, avec efficacité et pour un coût limité. Les missiles balistiques ne sont probablement pas les armes les plus efficaces, même si les Houthis ont développé une capacité à évaluer la position, le cap et la vitesse des différents bâtiments, informations qui leur permettent de tirer quasiment à l’aveugle avec des résultats assez impressionnants. Ils se montrent habiles sur le plan technique ; ils tirent depuis la côte des missiles antinavires et utilisent des drones de surveillance, d’attaque et de surface prenant la forme de petits bateaux.

Face à cette menace diversifiée, nous utilisons ce qu’il faut pour protéger, sans regarder d’emblée le coût associé ; néanmoins, une question de soutenabilité et d’adaptation se pose. Nos bateaux sont équipés de missiles Aster 15 et 30, de canons de 20 et de 76 millimètres : il s’agit d’utiliser le mieux possible l’ensemble de cette gamme et d’apprendre au fur et à mesure. Il faut également développer d’autres moyens, en particulier les dispositifs autodirecteurs, afin d’améliorer l’efficacité et la précision des canons de 76 millimètres – cela évite de tirer des Aster, dont le coût unitaire est beaucoup plus élevé que celui du drone abattu. Les Aster ne peuvent pas représenter une solution d’avenir unique pour protéger un bateau dans ce contexte, même s’ils feront toujours partie des options employables en opérations, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas incongru de les employer pour protéger un bâtiment d’un coût très largement supérieur.

On peut penser aussi au système laser, en cours d’expérimentation ou aux techniques de brouillage, mais tout évolue tellement vite qu’il ne faut pas compter sur le développement d’un système unique, magique, capable de faire face à toutes les menaces – même s’il existait, il serait vite dépassé. Il y a donc lieu d’installer, comme sur nos bateaux, des moyens complémentaires et redondants. Dans cette optique, il est essentiel de pouvoir compter sur une industrie capable de s’adapter très rapidement. L’achat d’une série de 200 drones ne serait pas cohérent : nous avons besoin de 200 drones, mais plutôt par séries de dix – le dixième lot sera très loin des performances du premier, il se sera adapté et sera toujours compétitif pour mettre l’ennemi en difficulté.

M. François Ruffin (EcoS). Merci à travers vous, mon général, aux femmes et aux hommes qui s’engagent pour notre sécurité.

Après l’incursion israélienne au Liban en 1978, la France avait été à l’initiative du déploiement d’une force internationale dans le sud du pays ; un nouveau mandat avait été donné en 2006 à la suite d’une autre incursion. Des centaines de civils, de femmes et d’enfants viennent de mourir dans des bombardements du territoire libanais. Dans ce contexte, à quoi sert la Finul ? Que peuvent faire les militaires français ? Je lis que la Finul manque d’appui aérien : est-ce le cas ?

Et quelle est la place des forces militaires aux côtés des forces de sécurité intérieure en Nouvelle-Calédonie, où sévit une crise intérieure et non extérieure ?

M. le général Thierry Burkhard. Grâce à la Finul, le niveau de violence est la plupart du temps très inférieur à ce qu’il est actuellement. Mais le mandat de la Finul ne lui permet de faire respecter que ce que les belligérants acceptent. La Force n’est pas équipée pour s’opposer à l’armée libanaise, au Hezbollah ou à l’armée israélienne : si elle devait le faire, elle aurait besoin de 200 000 soldats, pas de 11 000.

Les critiques sont courantes, mais je constate que les Israéliens accusent la Finul de travailler pour le Hezbollah et inversement : cela me semble la preuve que la Finul remplit sa mission en essayant de faire du mieux possible dans la zone. La Finul appuie les forces armées libanaises, qui ne pourraient pas se déployer au Sud-Liban sans elle. Elle aide également les populations. Mais concrètement, dès lors que les acteurs ne respectent plus la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies, la Finul se trouve démonétisée car son mandat ne correspond plus à la situation sur le terrain. Je ne la critique pas – même si l’on peut toujours regretter la lourdeur du système onusien – car elle agit au mieux. Lui fournir un appui aérien reviendrait à modifier sa mission et à changer complètement sa dimension ; on sortirait, dans cette hypothèse, du cadre d’une mission de l’ONU.

En Nouvelle-Calédonie, il ne s’agit pas de lutter contre le terrorisme comme dans l’opération Sentinelle, mais de maintenir l’ordre. Dans un tel cadre, les rôles sont clairement répartis : il revient aux FSI d’agir car elles sont équipées et formées, notamment sur le plan intellectuel, au maintien de l’ordre, tâche pour laquelle les armées ne sont pas faites. Néanmoins, l’acheminement de forces de l’ordre à l’autre bout du monde présente un défi logistique que les armées sont davantage capables de relever.

Ces dernières ont donc contribué avec succès à projeter les FSI – une tâche assez extraordinaire, la Nouvelle-Calédonie se situant à 17 000 kilomètres de l’Hexagone. Les avions A400M et Phénix A330-MRTT, appareils de transport stratégique, ont acheminé hommes et matériels là-bas via Vancouver et Hawaï. L’équipage, constitué de pilotes de l’armée de l’air, changeait à chaque escale afin de ne pas perdre de temps au sol. Les avions poussaient aussi jusqu’à Brisbane pour rapporter du carburant en Nouvelle-Calédonie, afin d’éviter tout risque d’assèchement des réserves. Il s’est agi d’une grosse machine logistique que ne peuvent pas gérer les FSI. Le point focal de ce tour de force était le hub d’Istres – sorte de Roissy 3, plus rustique mais très efficace. Et en Nouvelle-Calédonie même, lorsque les itinéraires étaient coupés, nous avons pu déployer les FSI en utilisant un transbordement maritime, voire aérien, avec de plus petits avions et des hélicoptères.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Vous avez souligné la nécessité de disposer d’une stratégie de long terme, d’agir en coalition et de développer des postures plus préventives. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « postures préventives » ?

Vous avez également mis en lumière l’importance de l’intelligence artificielle, qui ouvre des possibilités effrayantes. Une prise de conscience a lieu, symbolisée par la création de l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad), laquelle doit doter les trois corps d’armée d’un matériel opérationnel. La LPM consacre 2 milliards à l’intelligence artificielle de défense. Avez-vous des retours du terrain ? Quels besoins avez-vous identifiés dans les principaux théâtres d’opérations, notamment en Ukraine ? Avez-vous défini des priorités, par exemple sur l’utilisation des drones, qui embarquent de plus en plus d’intelligence artificielle ?

M. le général Thierry Burkhard. Non seulement la nature des crises actuelles rend leur gestion très difficile, mais elles ne permettent que très rarement un retour en arrière.

Il est essentiel de réfléchir davantage aux conséquences des actes hostiles et de sortir de la simple gestion de celles-ci. Cela impose aux militaires de réfléchir bien en amont des conflits pour élaborer leurs recommandations au pouvoir politique – d’où la nécessité de disposer d’une capacité stratégique d’évaluation autonome de la situation. Les Houthis ont accumulé des missiles antinavires et des systèmes de défense sol-air : il était possible de prévoir qu’ils allaient s’en servir un jour.

L’Amiad marque une prise de conscience salutaire ; néanmoins, l’intelligence artificielle nécessite, avec l’informatique embarquée, des modes de développement particuliers et extrêmement rapides. Nous devons rapprocher l’utilisateur du développeur, car la présence d’intermédiaires, même un seul, fait perdre beaucoup de temps et d’efficacité. Pour cela, il faut déranger un peu le code des marchés publics et faire évoluer le mode de développement capacitaire. Il faut aussi réaliser, de notre côté comme de celui des industriels et des développeurs, que ce que nous développerons ne va pas nous donner de l’avance pendant dix ans, ni même un, mais qu’il faudra évoluer en permanence.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). La France s’est dotée d’un plan national ambitieux en matière d’intelligence artificielle, dans le but d’atteindre le leadership à l’échelle européenne – la création de l’Amiad, installée il y a quelques mois à Polytechnique, s’inscrit dans cette stratégie. Nous avons besoin de ressources humaines, lesquelles représentent un facteur de supériorité opérationnelle.

Les dernières études montrent que les filles s’engagent de moins en moins dans les filières scientifiques – mathématiques, informatique, physique – de l’enseignement supérieur. Ces filières ont besoin de personnels pour les nouveaux terrains de développement, d’innovation et de conflictualité – cyberdéfense, intelligence artificielle, espace, fonds marins. Comment les armées interagissent-elles avec l’éducation nationale ? Comment incitez-vous les jeunes, notamment les filles, à s’orienter vers ces filières, sachant que vous êtes, dans ces domaines, en compétition avec le secteur industriel ?

M. le général Thierry Burkhard. Les entreprises et les armées recrutent effectivement dans le même vivier. Le recrutement de scientifiques et plus généralement de spécialistes constitue un défi important pour nous. Dans les métiers en tension, nous pâtissons d’une surface de contact limitée : c’est difficile à réaliser quand on s’intéresse, comme vous, de près aux armées, mais les trois quarts des Français ne parleront jamais à un militaire au cours de leur vie. Beaucoup de gens n’ont pas conscience qu’ils peuvent devenir militaires, ni d’ailleurs réserviste. Nous devons donc saisir toutes les occasions pour augmenter notre surface de contact.

Dans cette perspective, l’éducation nationale est capitale. Nous avons noué des relations étroites, en particulier avec le directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco). Nous avons développé des initiatives comme les trinômes académiques. Nous cherchons à sensibiliser dès leur formation les jeunes professeurs, qui sont bien plus demandeurs qu’on ne le pense d’échanger avec des militaires sur les sujets relatifs à la défense. Nous avons un portail, qui doit être développé, sur lequel ils peuvent trouver de la matière pour leurs cours et qui sert aussi de boîte à outils, par exemple pour faire intervenir un militaire en classe ou monter une classe de défense. Le Dgesco adhère à cette démarche, mais n’est pas responsable de la formation des professeurs, laquelle dépend du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ce qui nécessite une coordination accrue entre l’ensemble des parties prenantes.

Nous devons faire feu de tout bois. Ainsi, les stages de quinze jours créés par Gabriel Attal pour les classes de seconde au mois de juin paraissent être une bonne opportunité, peut-être meilleure que les stages de troisième : le moment est plus favorable à l’orientation, et les armées pourront attirer une masse plus importante de lycéens, alors que les stages de troisième sont plus difficiles à « industrialiser ». J’espère que cela nous permettra d’accroître notre surface de contact et que les filles comme les garçons prendront conscience que les métiers de l’armée leur sont ouverts.

La désaffection des filles pour les filières scientifiques touche l’ensemble de la société, pas simplement les armées. Il faut donc déployer une démarche globale, à laquelle je veux bien sûr contribuer.

Le problème des métiers en tension est lui aussi général. Nous avons installé un groupe de travail sur les ressources humaines. Le fait est que la vie professionnelle des militaires se différencie de plus en plus de celle du monde civil. Les entreprises recrutent en annonçant une semaine de travail en quatre jours, les armées expliquent qu’on doit être disponible sept jours par semaine et vingt-quatre heures sur vingt-quatre en cas de besoin. Il faut donc forcément déployer des mesures compensatoires, même si je n’aime pas ce terme, pour attirer. L’armée est très bien organisée pour ses cadres qui se situent dans la chaîne de commandement ; mais aujourd’hui, la moitié de ses cadres sont des spécialistes de l’intelligence artificielle, de la cyberdéfense, de l’informatique ou de la mécanique. Il faut faire évoluer la gestion de ces profils, notamment en leur permettant de faire des allers-retours avec le civil. Nous devons explorer les pistes qui permettront cela : cela exigera un travail de longue haleine et le développement de partenariats approfondis mais nous avons tout à y gagner. Reverrons-nous les gens qui seront partis travailler quatre jours par semaine ? Je pense que oui.

M. Yannick Favennec-Bécot (LIOT). Nos soldats sont positionnés le long de la frontière israélo-libanaise et se trouvent donc aux premières loges des affrontements : quelles mesures sont prises pour assurer leur sécurité ? Y a-t-il des blessés à déplorer parmi nos troupes ?

Dans le cadre de l’opération Daman, nos militaires mènent des missions d’appui aux forces libanaises mais aussi des actions de soutien à la population locale : quelle aide ont-ils apportée aux civils ces derniers jours ?

Nous avons entendu des rumeurs de retrait des contingents de certains pays : qu’en est-il sur le terrain ?

M. le général Thierry Burkhard. Nos militaires, qui participent essentiellement à la Force Commander Reserve, ne sont pas en première ligne : ce sont plutôt les unités de secteur qui se trouvent sur la Blue line. Le rôle de l’unité française est d’intervenir en appui, à une dizaine ou une quinzaine de kilomètres derrière. Par mesure de précaution, des alerteurs annoncent les tirs.

L’appui aux forces armées libanaises prend la forme de patrouilles communes ou encore de DIO de formation. Quant à l’appui à la population, il s’agit d’actions civilo-militaires, par exemple de cours de français – qui n’ont pas lieu en ce moment.

Il n’y a pas eu, enfin, de retrait de contingents. En revanche, chacun a sa chaîne de commandement nationale et dans certains contextes, certains pays peuvent décider assez rapidement d’interdire les patrouilles.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Aurélien Rousseau (SOC). Il me semble important, lorsque l’on évoque la situation au Liban, d’avoir une pensée pour les cinquante-huit chasseurs parachutistes tombés il y a quarante et un ans.

La situation sur le flanc est de l’Europe a un impact à la fois opérationnel, capacitaire et budgétaire. Lors de l’examen de la LPM, il a été décidé que l’enveloppe consacrée à l’Ukraine ne serait pas imputée sur les crédits dédiés aux opérations. Qu’en est-il aujourd’hui ? A-t-il été possible, lorsque nous n’avions qu’un gouvernement démissionnaire chargé de l’exécution des affaires courantes, de céder des matériels à l’Ukraine ? Notre soutien atteindra-t-il 3 milliards d’euros comme prévu ? On raille facilement l’Allemagne, mais peut-être ne respecterons-nous pas non plus notre objectif initial.

M. Frank Giletti (RN). En tant que rapporteur pour avis de la mission Préparation et emploi des forces : Air, j’ai choisi cette année de consacrer la partie thématique de mon rapport budgétaire au domaine spatial. Face au spectre d’une conflictualité croissante dans l’espace, la ministre des armées de l’époque, Florence Parly, avait fait adopter en 2019 la première stratégie spatiale de défense. Celle-ci actait notamment la montée en puissance du commandement de l’espace, organisme à vocation interarmées recevant ses directives fonctionnelles du chef d’état-major des armées. Pourriez-vous revenir sur les opérations militaires conduites par les opérateurs de ce commandement ? L’absence de seuil qui caractériserait un acte hostile dans l’espace, ainsi que la nature duale de certains satellites, risquent de nous mener dans la zone grise de la guerre hybride. Comment adapter le droit de la guerre à l’espace, et où situer le seuil entre contestation et affrontement ? Demain, la France devra-t-elle disposer de capacités d’action offensive dans l’espace, et non plus seulement défensive ? Quelles lignes rouges ces capacités devront-elles respecter ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Un ancien aumônier militaire a récemment déclaré que les massacres dont on parle à Gaza constituent un fait de guerre qu’aucun pays au monde ne mènerait comme Israël, suggérant que l’armée israélienne agit de façon exemplaire. Dans la mesure où ces massacres sont au fondement de plusieurs injonctions de la Cour internationale de justice à Israël de faire cesser ce qui pourrait être un génocide, diriez-vous que ce sont de simples faits de guerre et pourriez-vous nous confirmer que ce n’est pas ce que l’on enseigne dans les écoles militaires françaises ?

Y a-t-il, ou y a-t-il eu récemment, des soldats français en Guinée, en particulier à Soronkoni ?

Enfin, des moyens français, qu’ils soient humains, techniques ou de renseignement, ont-ils été employés lors de la bataille de Tin Zaouatène cet été ?

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Vous semblez considérer l’exemple estonien comme instructif et éclairant en matière de culture du risque, laquelle me paraît insuffisamment diffusée au sein de la population française. Comment, selon vous, peut-on mobiliser la population sur ces enjeux ? Cela peut-il se faire avec la réserve ou avec la conscription, que nous avons évoquées ?

M. Frédéric Boccaletti (RN). La LPM 2024-2030 met en lumière l’importance stratégique de l’Indo-Pacifique pour la France, qualifiée de nation indo-pacifique à part entière. Elle souligne la nécessité de renforcer la présence militaire dans cette zone, de sécuriser la deuxième zone économique exclusive mondiale et d’accroître les collaborations multilatérales avec les partenaires locaux. En dépit de certains succès tels que les collaborations avec la marine indienne et les exercices Rimpac (Rim of the Pacific), plusieurs problématiques demeurent. La capacité de la France à maintenir un navire de fort tonnage en Indo-Pacifique est limitée par le manque de soutien technique local. Le remplacement de pièces essentielles, comme la ligne d’arbres d’une frégate multimissions, est impossible sans remorquage vers la France. De plus, l’insuffisance de la couverture satellitaire actuelle par la constellation Syracuse contraint les navires à recourir à des fournisseurs privés, ce qui soulève des questions de sécurité et de protection des données. D’une matière générale, quelles sont les mesures envisagées pour pallier ces insuffisances et assurer la crédibilité opérationnelle de la France dans cette région stratégique ?

M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Dans un contexte d’escalade dans la région, dans quelle mesure la Finul peut-elle respecter son mandat, celui d’assurer la paix et la sécurité et d’accompagner les forces armées au Sud-Liban ? Les casques bleus chargés de protéger les populations pourraient-ils être redimensionnés ou redéployés dans le cadre d’un mandat qui pourrait évoluer à l’épreuve d’une crise de plus en plus intense et mortifère ?

M. Thibaut Monnier (RN). En tant que député de la Drôme, je souhaite saluer l’engagement sans faille de nos soldats, en particulier de ceux du 1er régiment de spahis de Valence, qui composent près de la moitié des 700 militaires déployés au Liban.

Quels sont les scénarios de crise sur lesquels travaille votre état-major, dans l’hypothèse où la protection de nos soldats devrait être renforcée ou bien si le cadre d’intervention de l’opération Daman évoluait – par exemple si le Président de la République décidait l’évacuation des ressortissants français ?

Mme Nadine Lechon (RN). Le conflit russo-ukrainien démontre trois choses essentielles : l’importance des véhicules blindés légers, la place prépondérante accordée à la guerre électronique au plus proche de la ligne de front et le rôle des drones, qu’ils soient terrestres, aériens ou civils reconvertis. Les acteurs de l’armée que j’ai rencontrés m’ont fait part de leur inquiétude quant à notre dotation en unités de guerre électronique et quant à l’usage que nous faisons des drones, pour protéger nos troupes notamment.

Comment l’armée française tire-t-elle aujourd’hui des leçons du conflit ukrainien pour se moderniser, par exemple au regard de l’importance qu’aura à nouveau l’infanterie dans les conflits futurs ? Au-delà du passage du format Proterre au C3T, le concept commun du combat terrestre, d’autres évolutions sont-elles intervenues ?

M. le général Thierry Burkhard. S’agissant des drones, toutes les armées constatent une augmentation très rapide de leur emploi depuis le début du conflit en Ukraine. Parce qu’elles sont en guerre, l’armée ukrainienne et l’armée russe sont très créatives et imaginatives. Celles qui ne le sont pas se révèlent moins réactives, ne serait-ce que parce qu’elles sont généralement tenues de respecter des cadres réglementaires plus contraignants.

L’armée française tient compte de l’importance croissante de la guerre électronique et de la nécessité d’acquérir de nouveaux moyens, comme elle l’a fait par exemple dans le cadre de l’opération Aspides. Nous travaillons sur ce sujet avec les industriels, en cherchant à agir rapidement. Nous ne sommes évidemment pas au même niveau que l’Ukraine en matière d’emploi des drones – nous ne sommes pas en guerre contre la Russie ! – mais nous ne sommes pas aveugles et nous avançons.

S’agissant du Liban, nous avons bien sûr prévu des plans Resevac d’évacuation des ressortissants. Cette évacuation ne sera pas très simple. Des moyens sont en alerte et nous devrons agir par étapes. Il n’était pas question de maintenir un bâtiment au large du Liban depuis le 7 octobre en attendant l’évacuation : l’approche est beaucoup plus nuancée. Malheureusement, nous n’en sommes pas à réduire le niveau d’alerte. Les plans sont prêts et ont déjà fait l’objet de répétitions, avec nos alliés.

Le problème n’est pas que la Finul n’applique pas son mandat mais que les acteurs en présence, eux, ne respectent pas la résolution 1701 des Nations Unies qu’ils ont signée. Face à l’armée israélienne et au Hezbollah, et même si elle compte 11 000 hommes, la Finul est dimensionnée pour contrôler le respect de la résolution, pas pour l’imposer. Alors que l’un et l’autre des acteurs lui reprochent son inutilité, je rappelle que jusqu’à maintenant, elle a fait son travail.

Comment l’armée peut-elle se mettre en adéquation avec l’ambition opérationnelle de la France en Indo-Pacifique ? Bien sûr, nous devons assurer la souveraineté de nos territoires d’outre-mer, mais soyons clairs : la France n’a pas l’ambition d’aller faire la guerre dans la zone indo-pacifique ! Ce qui menace la Nouvelle-Calédonie n’est pas une invasion par la Chine. Celle-ci cherche probablement à y étendre son influence, certes l’armée française n’est pas taillée pour aller faire la guerre à 17 000 kilomètres d’ici. La menace qui s’exerce sur notre souveraineté en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française aujourd’hui n’est pas stricto sensu une menace militaire qui nécessite des installations et un outil de combat.

L’exemple de la Ligue de défense estonienne soulève la question de la conscription, mais surtout plus généralement celle de la cohésion nationale, la première n’étant qu’une forme de réponse à la problématique majeure de la seconde. La cohésion nationale est le centre de gravité de nos sociétés. C’est ce que nos adversaires attaquent systématiquement, conscients qu’un pays qui en est dépourvu ne livrera même pas bataille. La construction, la consolidation, le maintien de la cohésion nationale constituent donc un enjeu majeur – l’Ukraine le démontre de façon impressionnante. Les armées y contribuent, et y ont tout intérêt – pour des militaires, l’absence de soutien de leur pays est désastreuse sur le plan moral – mais elles n’en sont pas responsables, et ce n’est pas elles qui résoudront le sujet.

Il existe plusieurs façons de renforcer la cohésion nationale. En France, le service national y a contribué jusqu’en 1996. Si certains jeunes le refusaient, l’immense majorité d’entre eux avaient conscience qu’ils devaient ces dix mois de leur vie à leur pays. Le service faisait partie du cursus, il était accepté. Lorsqu’on y a mis fin au profit de la professionnalisation des armées, on a sans doute raisonné uniquement en termes d’efficacité militaire, sans mesurer ce qu’il apportait à la construction de la cohésion nationale.

Attention toutefois à ne pas en conserver une vision idéalisée. Tant mieux si l’on en garde de bons souvenirs, mais il faut aussi être réaliste, tout le monde n’y courait pas. Par ailleurs, il ne concernait pas les filles, ce qui serait inconcevable aujourd’hui, et il était loin d’être universel, puisque beaucoup de jeunes y échappaient d’une façon ou d’une autre.

Aujourd’hui, l’état d’esprit a totalement changé. Les gens ne considèrent plus comme normal de consacrer dix mois de sa vie à un service national. Les pays dans lesquels une conscription existe encore n’y ont jamais véritablement mis un terme, et leur situation est difficilement transposable à la nôtre.

Quoi qu’il en soit, si le Président de la République a évoqué un service national universel, c’est sans doute parce qu’il a identifié un manque. Sa mise en œuvre doit faire l’objet de réflexions, et ce n’est pas à moi de décider de la forme qu’il prendra. Les armées ont participé à toutes les expérimentations et se tiennent prêtes, conscientes qu’elles ont un rôle à jouer.

Mais on ne peut pas parler uniquement de conscription. Regardons ce que font d’autres pays, sans vouloir les singer. J’évoquais l’Estonie : le jour de la fête de l’indépendance, le pays entier descend dans la rue derrière la Ligue de défense ! Tout ne peut toutefois être transposé : c’est un pays dont la mémoire douloureuse a été ravivée il y a peu de temps, et qui n’a pas vécu la même chose que nous au cours des vingt-cinq derrière années. La Suède, pays neutre jusqu’à récemment, constitue aussi un modèle intéressant. Le service national est loin d’être universel, mais les jeunes se battent pour être sélectionnés ! À 17 ans, ils répondent à un questionnaire et un algorithme sélectionne 20 à 30 % d’entre eux, en fonction des besoins de la défense suédoise en diverses compétences. Quoi qu’il en soit, l’adhésion à un service militaire ne se décrète pas brusquement, elle se construit dans le temps.

En résumé, je ne dis pas qu’il ne serait pas possible de mettre en œuvre une nouvelle forme de service national. Il existe une attente à laquelle il nous faut répondre. J’ai confiance en la jeunesse : certains jeunes qui ne sont peut-être pas prêts à s’engager dans l’armée à vie seraient sans doute partants pour vivre une expérience quelque temps. Mais il faut que nous leur proposions un engagement qui ait du sens pour eux, ce qui ne peut pas passer par une solution unique. Sans doute faut-il prévoir un dispositif large et diversifié.

S’agissant de l’armée israélienne, ce n’est pas à moi de qualifier ses actions dans la bande de Gaza. Ne sachant pas comment elle organise son ciblage, je ne suis pas en mesure de vous répondre. Ce qui est certain, c’est que lorsque l’armée française bombarde, elle s’efforce de ne pas faire 150 morts civils. Si c’était le cas, je n’oserais pas me présenter devant vous.

Nous avons des relations avec la Guinée, au travers notamment d’un attaché de défense. Nous pouvons donc organiser des DIO à son profit comme nous le faisons au profit d’autres pays.

Quant à la bataille de Tin Zaouatène au Mali, nous n’avions pas à y prendre part : entre les mouvements terroristes et les mercenaires, comment aurions-nous choisi un camp ?

J’en viens à l’espace. Vous connaissez notre stratégie en la matière, qui répond à beaucoup des questions qui ont été posées. Des limites, il y en a. Il y a notamment des textes qui interdisent la militarisation de l’espace.

M. Frank Giletti (RN). Les frontières entre contestation et affrontement sont tout de même floues.

M. le général Thierry Burkhard. Je dirais plutôt entre compétition et contestation ; un affrontement est autre chose. Des actions de brouillage relèvent plutôt de la contestation. Elles viennent du sol. La présence d’un laser au sol ne témoigne pas une militarisation de l’espace, même s’il peut y produire des effets.

Comme d’habitude, les lois sont faites pour les gens qui les respectent. Dans ce nouveau théâtre de conflictualité, il faut des limites. Pour éviter d’être lâchés, nous devons être capables de voir ce qui se passe dans l’espace ; c’est un premier défi. Nous y répondrons en nous coordonnant avec nos alliés, mais nous pourrons d’autant mieux vérifier la fiabilité des informations que nous saurons aller chercher des détails : c’est très important, à défaut de tout voir.

Nous devons ensuite être capables d’agir dans l’espace, d’y manœuvrer et de nous y positionner – ce qui dépend aussi de notre industrie spatiale. Or nous faisons face aujourd’hui à une difficulté importante pour accéder à l’espace. Se pose aussi la question, face à l’émergence du New Space, de notre développement capacitaire dans le domaine spatial : au-delà des gros satellites d’observation dont nous aurons toujours besoin, il ne faut surtout pas rater le virage des constellations en orbite basse, qui seront déterminantes à l’avenir.

S’agissant enfin de l’exécution de la LPM et de l’enveloppe dédiée à l’Ukraine, il existe différentes façons de calculer, ce qui explique les tensions à ce sujet. Les matériels que l’on donne à l’Ukraine et que l’on devra remplacer ont un coût, et un impact sur la LPM dans les cas qui n’étaient pas déjà prévus. Ce n’est pas le cas des matériels dont on ne servait plus, qui ne seront simplement pas donnés à un autre pays. Voilà la façon dont les choses se déroulent. Quant à moi, j’ai confiance !

M. le président Jean-Michel Jacques. Merci, mon général, pour vos réponses nourries.

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