Quel avenir pour nos systèmes de défense et de sécurité collective ?
Contrairement aux espoirs placés dans l’implosion de l’empire communiste soviétique, force est de constater que les relations interétatiques deviennent de jour en jour de plus en plus brutales. Après avoir mis la main sur l’économie russe, la petite coterie, principalement issue des services spéciaux, qui dirige ce pays entend maintenant reconstituer son imperium sur une Europe qu’elle estime faible et dégénérée.
Encouragée par l’absence de réponse ferme à ses coups de force précédents ― l’Occident a, de fait, accepté les partitions de la Moldavie et de la Géorgie ainsi que les accords très défavorables de Minsk ― la Russie met ses menaces à exécution en s’en prenant une nouvelle fois à l’Ukraine. Nous aurions dû mieux écouter Vladimir Poutine ; ne renouvelons pas cette erreur en n’entendant pas Xi Jinping.
Face à l’inadmissible, il est temps pour l’OTAN et l’Union européenne, de repenser leurs systèmes de défense et de sécurité collective qui sont aujourd’hui à la croisée des chemins.
Février 2022 : la guerre entre États, dans sa version dite de haute intensité, est de retour en Europe. Nous assistons à une résurgence de pulsions nationalistes qui, de la Chine à la Russie en passant par la Turquie, nourrissent des pratiques néo-impérialistes, dont la conquête territoriale n’est qu’un des aspects des plus virulents. L’agression de l’Ukraine par la Russie au mépris des dispositions du droit international interroge violemment et profondément nos systèmes de sécurité et de défense collective. Elle réactive également sur notre continent, souvent dans l’urgence, des mécanismes interalliés ou multinationaux jugés parfois ronronnant, et la réflexion sur le modèle le mieux à même de répondre à ce nouveau paradigme.
Le conflit en Ukraine n’est, in fine, que la partie la plus exacerbée d’un rejet de plus en plus clairement exprimé des systèmes de régulation et de sécurité collective issus de la Deuxième Guerre mondiale, et des tentatives jusqu’ici plutôt réussies d’inscrire le nucléaire militaire dans une dynamique mieux maîtrisée par l’ensemble des parties. L’abandon en 2019 par la Russie et les États-Unis du traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) constituait une prémisse de cette remise en question et bien téméraire serait celui qui pourrait aujourd’hui se prononcer sur l’avenir du traité New Salt, signé en 2021 entre la Russie et les États-Unis, dernier accord existant en matière de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques.
Mais, au-delà des débats sur les voies et moyens de contenir la prolifération nucléaire militaire, concept théorique pour nombre de populations plutôt préoccupées par les difficultés sociales, économiques et environnementales, le conflit russo-ukrainien consacre également la réémergence du fait nucléaire comme outil de rapport de forces et réactive une dialectique que beaucoup avaient remisée au rang des accessoires propres à la guerre froide. En la matière, si l’activisme de l’Iran préoccupe, celui de la Corée du Nord inquiète et la rhétorique belliqueuse du président Poutine depuis quelques semaines, même récemment adoucie, remet l’occurrence d’une apocalypse nucléaire au cœur des possibles.
Peut-il en effet accepter de perdre une guerre pouvant conduire à son éviction pure et simple sans recours à l’ensemble des moyens militaires à sa disposition ?
Le premier niveau de questions repose donc sur la capacité des Occidentaux à penser nationalement et/ou collectivement les nouvelles dialectiques du fait nucléaire et les réponses à imaginer pour y faire face.
Ces réalités ont été plus ou moins bien pressenties par les différents États du monde occidental. La France affirmait dès 2008 que « dans un monde balkanisé et retribalisé donnant une large place aux conflits interétatiques, un accès élargi aux armes de destruction massive, facilité par les technologies de l’information, pourrait affaiblir l’effet régulateur de la supériorité militaire conventionnelle des pays occidentaux, susceptible de redonner à la guerre une place particulière parmi les instruments de règlement des différends entre États »1. Ce que le président de la République reprendra en 2017 dans sa préface à la revue stratégique de défense et de sécurité nationale en rappelant que « les affirmations de puissance et les régimes autoritaires émergent ou reviennent, tandis que le multilatéralisme semble s’effacer devant la loi du plus fort ».
Le deuxième niveau de questions consiste donc à s’interroger sur les conditions de la supériorité conventionnelle des Occidentaux dans le cadre d’une guerre aéroterrestre de haute intensité au potentiel nucléaire avéré, et élargie aux espaces cyber et exoatmosphériques.
Question simple qui relance pourtant très largement, en France comme chez nos voisins, mais aussi au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, la réflexion capacitaire au sens large (modèle d’armée, capacités militaires conventionnelles et non conventionnelles, doctrine, normes d’entraînement et de préparation opérationnelle, forces morales et résilience), d’autant que le conflit russo-ukrainien, même s’il ne peut être regardé comme une référence absolue, constitue en la matière une richesse inégalée de réflexion. Il s’agit ni plus ni moins de la volonté et de l’aptitude des Occidentaux à relever individuellement et collectivement le défi capacitaire induit par ce nouveau paradigme.
Car cette guerre européenne met en scène les technologies les plus avancées et conforte l’actualité et la pertinence de la puissance aéroterrestre. La transparence du champ de bataille devient un élément clé du succès. Capacités satellitaires, cyber, de renseignement et d’écoute, feux à longue portée, drones et défense sol-air appellent des approches nouvelles dont la cohérence suppose une approche concertée sinon parfois intégrée. L’acculturation des forces armées ukrainiennes aux organisations et méthodes de l’OTAN depuis 2014 constitue sans nul doute l’une des raisons des succès militaires enregistrés par Kiev.
Mais ce conflit remet également au goût du jour le concept de guerre hybride, qui permet de porter la confrontation non conventionnelle (mais non nucléaire) sur un spectre large de champs d’activités d’espionnage et de sabotage, voire de destruction d’infrastructures critiques (câbles sous-marins, gazoducs et oléoducs, transport ferroviaire, centrales électriques, cyberattaques). Nous savons déjà que l’invasion russe en Ukraine a été précédée de nombreuses cyberattaques et de destructions d’infrastructures clés.
De même les pays riverains de la mer Baltique ont connu dans un passé récent une succession d’explosions, de fuites, de ruptures, de blocages et de coupures qui relèvent indubitablement d’une volonté de déstabilisation des sociétés occidentales « dans le contexte plus large de confrontation entre la Russie et l’Ouest »3. Il s’agit de rendre moins aisée la distinction entre guerre et paix, mais aussi de garder une capacité de nuisance des populations et d’affaiblissement de l’autre sans pour autant porter le niveau de conflictualité à des confrontations autres que conventionnelles. La menace est réelle, la réponse à y apporter reste à construire. Le site officiel de l’OTAN rappelle d’ailleurs, de manière volontairement floue, une déclaration publique selon laquelle « ses pays membres pourraient décider d’invoquer l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord si un ou plusieurs d’entre eux étaient la cible d’activités hybrides ».
Le troisième niveau de questions porte donc sur la réduction, par les Occidentaux, de la vulnérabilité de leurs infrastructures stratégiques, sur l’accroissement de leur puissance dans les champs dits « immatériels » et de leurs capacités de contre-ingérence. Certes, la « boussole stratégique » fixée par l’Union européenne intègre clairement la dimension hybride des conflits potentiels dans un futur proche. Il n’empêche que la résilience des infrastructures liées aux activités exo-atmosphériques, à la souveraineté numérique et à l’indépendance énergétique appelle des mesures aussi urgentes que coordonnées. À cet égard, la récente attaque dont ont fait l’objet les systèmes d’information de l’hôpital de Versailles relève plutôt de la stratégie coordonnée que du simple avatar technologique.
Pour autant, les États démocratiques ne doivent pas ignorer la persistance des guerres asymétriques et ce que le chef d’état-major de l’armée de terre a appelé « la rémanence de la menace terroriste »4. Les stratégies de prévention et d’influence restent d’actualité, en Afrique notamment, tandis que la protection du territoire national et/ou européen nourrissent une vigilance accrue de la part des responsables politiques et militaires. Si les interventions en bande sahélo-sahélienne, déclenchées à la demande des États africains concernés par la menace terroriste, ont pu susciter quelques timides dynamiques européennes, le quatrième niveau de questions porte sur le rôle et la place de l’Union européenne (UE) dans ce type de configuration. Comment accroître la réactivité et
l’efficacité collectives, comment combiner gestion d’un conflit de haute intensité ici, en Europe, et une posture de prévention efficace là-bas, en Afrique ?
Bras de fer nucléaires, conflits de haute intensité voire engagements majeurs ou guerres asymétriques, dans un monde hyperconnecté, le succès repose aussi sur des stratégies d’influence de plus en plus sophistiquées. La maîtrise de l’information et la capacité à produire des narratifs forts à usage interne autant qu’externe constituent un enjeu clé. De même les actions de désinformation pèsent de plus en plus lourdement sur les rapports de force. Si la France est d’ores et déjà confrontée à ces dynamiques en Afrique, la guerre des communiqués entre Kiev et Moscou doit être étudiée de près et des stratégies occidentales concertées pourraient être mises au point ou renforcées au sein de l’UE comme de l’OTAN.
N’oublions jamais que la Russie constitue l’une des plus grandes usines à trolls du monde… la cyber-manipulation des opinions reste un défi à relever collectivement. Le cinquième niveau de questions porte donc sur les approches vertueuses à enclencher pour répondre efficacement à ce qui touche directement la résilience des Occidentaux.
Le conflit ukrainien, les perspectives sombres qu’il pourrait ouvrir en mers de Chine ou du Japon, en Europe du Nord, sur les marches septentrionales de la Syrie, en mer Égée ou ailleurs, suscite de nombreuses incertitudes et remises en question. Ces nouveaux paradigmes nourrissent l’introspection des États occidentaux qui, voyant leurs prédictions les plus pessimistes se réaliser depuis moins d’un an, sont sommés de trouver des réponses nationales autant que collectives aux défis qui s’esquissent.
Poursuivant sa contribution à la réflexion collective, le Cercle Maréchal Foch se livre dans ce dossier à une pensée libre et plurielle sur le rôle et la place des systèmes de défense et de sécurité collective occidentaux face aux impérialismes renaissants et de possibles confrontations de blocs. La « fin de l’histoire » n’est pas pour demain.
GCA (2S) Philippe Pontiès
Président du Cercle Maréchal Foch
NOTES
- « Prospectives géostratégique à l’horizon des trente prochaines années » – Ministère de la défense – Avril 2008.
- « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017 ».
- Arsalan Bilal – Chercheur associé à l’université arctique de Norvège sur les questions de sécurité – Le Monde 23 et 24 octobre2022.
- GAR Pierre Schill ― Grand rapport de l’armée de Terre ― Octobre 2022.