jeudi 19 septembre 2024

D’une violence débridée à la force maîtrisée : une voie spirituelle

« You may not be interested in war, but war is interested in you ». Cet avertissement de Léon Trotsky pourrait s’adresser à chacun d’entre nous car la violence fait partie du monde. Il est vain de la fuir, elle finirait tôt ou tard par nous rattraper. Une seule option : lui faire face. Pour la maîtriser. Mais comment ?

Je me souviens d’avoir lu, dans les années 1990, une chronique sur la dissémination de la violence dans le monde. L’auteur, un expert martial dont j’ai oublié l’identité, citait l’exemple de l’Amérique de l’Ouest et du Sud où, disait-il, des gangs prenaient pour cibles les pratiquants d’arts martiaux. Pour eux, tuer une ceinture noire octroyait un titre de gloire. Il est vrai que dans le troisième quart du XXe siècle, un certain mystère auréolait encore en Occident les arts du combat venus d’Asie, distillés par quelques maîtres expéditionnaires du meilleur niveau et popularisés au cinéma par les tout premiers films de kung fu et de karaté, aux héros invulnérables. À cette époque, « être ceinture noire » avait quelque chose d’impressionnant, à même d’attiser l’intérêt de criminels voulant se forger une réputation. L’auteur de cette chronique expliquait qu’on pouvait se faire descendre comme ça, en pleine rue, simplement parce qu’on avait atteint un certain niveau. Il n’y avait donc pas de demi-mesure possible : pour un budoka (adepte martial), ne pratiquer qu’un peu revenait à se mettre en danger. Être protégé passait par s’exercer jusqu’à devenir « intouchable », selon ses mots.

Faire face à la violence…

Depuis l’époque où ces lignes voyaient le jour, les sports de combat, sinon les arts martiaux, se sont largement démocratisés. Le judo, le karaté ou l’aïkido n’ont plus les accents de mystère qu’ils avaient autrefois, sans doute aussi parce que la façon de les pratiquer a perdu de sa profondeur dans beaucoup d’écoles. La quantité de styles accessibles au public a explosé et le nombre d’adeptes avec eux, si bien qu’être « pratiquant » ne fait plus sortir de la masse ni n’expose à la menace des criminels.

Pour autant, le monde aujourd’hui n’est pas exempt de violence. La guerre continue de ravager des régions entières de notre planète, les pays dits en paix n’ont pas non plus éradiqué la délinquance ni la criminalité en leur sein. En France les prisons sont pleines à craquer et les chiffres des différents types de violence, comprise comme une « force débridée qui s’exerce contre le droit commun, la loi ou la liberté [1] », ne sont pas en baisse [2]. Cette réalité appelle tout citoyen, et a fortiori le pratiquant d’arts martiaux, à une responsabilité : celle de ne pas ignorer la violence, de ne pas s’en détourner, en particulier si elle se déroule sous ses yeux, mais de se tenir prêt à agir pour aider à la maîtriser et à la réduire. Il arrive malheureusement que des agressions se produisent au milieu de passants ou de voyageurs qui, ne s’y étant pas préparés, hâtent le pas ou détournent le regard comme si cela ne les concernait pas. Si cette réaction, guidée par la peur, est possible quand l’attaque a lieu sous nos yeux, combien plus est facile l’acte d’ignorance si nous ne sommes pas témoins directs de la scène ? Le premier impératif du guerrier est de se sentir concerné. C’est une exigence à l’opposé de la peur, une exigence mue par la compassion. Le guerrier ne détourne pas le regard. En actes, s’il est présent, en prières autrement, il fait face à la violence.

… sans s’en imprégner…

Mais « faire face » comporte un risque : celui, en s’exposant, de se laisser soi-même gagner par la violence. La tentation existe déjà dans beaucoup de situations normales : le père ou la mère de famille dont l’enfant excède la patience, le professeur aux élèves impossibles, la caissière ou la restauratrice méprisée des clients… nous sommes tous à la merci d’une accumulation d’agacement et, tôt ou tard, d’une goutte d’eau qui fasse déborder le vase. Le gendarme ou le policier qui doit maîtriser une agression, le soldat qui a devant lui l’agresseur ultime, celui qui cherche à vous tuer ainsi que vos camarades, à plus forte raison celui-là est-il exposé au risque de « céder » à sa propre violence. Conjurer ce risque suppose de développer une éthique forte, non pas seulement intellectuelle mais vécue, incarnée, au quotidien. Lors d’une conférence aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan à la fin des années 2000, l’amiral Marin GILLIER, ancien commando marine à la grande expérience opérationnelle, justifiait les milliers d’heures passées à s’entraîner au corps à corps par cette finalité (il s’appuyait sur l’exemple d’un camarade en Afrique) : choisir de laisser venir à soi le vieil homme armé d’une machette, de parer son coup et de le désarmer, plutôt que de lui tirer dessus avec notre fusil, alors même que la légitime défense nous y autorise. Le guerrier au sens noble est avant tout un artisan de paix.

Le risque d’une violence de l’intérieur est d’autant plus réel aujourd’hui que la violence infiltre notre quotidien. Elle ne se limite plus à la délinquance ou à la criminalité. Des milliers d’images : de films, de jeux vidéo, d’informations télévisées véhiculent désormais une violence devenue banale, tous les jours. Quel film d’action n’a pas son lot de tueries ? Combien de jeux vidéo invitent à liquider ses « camarades de jeu » ? Avec la multiplication des écrans et la généralisation d’internet, ces images assaillent nos jeunes à un âge de plus en plus précoce. Violences verbale, physique, sexuelle, psychologique… sous ses multiples formes, l’agressivité s’épand par tous les canaux qu’on veut bien lui ouvrir, lesquels se déversent, si l’on n’y prend garde, en nous-mêmes. L’enjeu n’est pas seulement de se défendre des violents, mais également de ne pas le devenir soi-même. L’homme ou la femme, l’adolescent ou l’enfant sont autant de réceptacles à la violence qui, une fois entrée, fait son chemin, établit en eux sa demeure et y distille son poison. L’être « nourri » de violence tend à devenir ce qui l’habite : il ne fait qu’extérioriser ce qu’il a d’abord reçu ou accueilli.

… pour emporter la victoire… sur soi-même.

Sous cet angle, le combat contre la violence est d’abord intérieur : mettre un terme à la violence, ce n’est pas seulement faire cesser celle que l’on constate, c’est aussi ne pas la relayer. La tradition japonaise nous rapporte une histoire, dont il est difficile aujourd’hui de confirmer l’authenticité, au sujet d’un samouraï en quête de vérité sur l’au-delà. À la fin d’un long voyage, il parvient auprès d’un moine à la réputation de sagesse. Le guerrier est pragmatique et veut des réponses claires. Il ne manque pas de qualités : de bravoure, d’audace même, mais la patience n’est pas de celles-ci. Déposant son sac près d’un arbre, il se présente au religieux et lui demande de but en blanc : « Moine, dis-moi. Le paradis, l’enfer existent-t-il vraiment ? » Le moine observe son visiteur à l’allure crasse, les cheveux et la barbe empoussiérés par les chemins, le regard farouche, puis se moque de lui. « Toi, un guerrier ? Une brute inculte ! » Le sang de la « brute » s’échauffe. « Mais sais-tu, vieux moine, que je pourrais te tuer sur-le-champ ? » Sa main est déjà sur son sabre. Le moine ne semble pas intimidé par la menace. Il continue de l’observer, un sourire en coin. « Et tu portes un sabre, en plus ? Mais tu es incapable de t’en servir convenablement, cela se voit. » Le combattant devient blême. Venir jusqu’ici et se faire insulter ! Dégainant brusquement son arme, il va l’abattre sur le vieil homme quand celui-ci ajoute, doucement : « Ici s’ouvrent les portes de l’enfer. » Le samouraï suspend son geste. Il comprend que le religieux vient de risquer sa vie pour lui donner une réponse. Sa colère tombe, supplantée par la honte de son emportement et une gratitude émue. Il s’incline profondément en signe de reconnaissance. Le moine conclut : « Ici s’ouvrent les portes du paradis. »

Ce combat spirituel contre la violence est entièrement dans notre main. Il nous appartient de décider, en chaque situation, d’une réaction agressive ou apaisante. C’est sur cela seulement que peut s’exercer en totalité notre contrôle. La violence extérieure pourra toujours nous terrasser, mais rien ne peut nous contraindre à céder intérieurement à la violence. De cette retenue, qui suppose une victoire sur soi-même, dépend l’orientation entre violence débridée et force maîtrisée. Le budoka, comme le soldat, combattent la première en exerçant la seconde. Il en résulte chez eux une vraie force, d’autant plus rayonnante qu’elle est maîtrisée et dont la source ne réside pas tant dans leurs performances physiques que dans leur enracinement moral, mental et spirituel.

Crédit : CNSD

S’entraîner pour devenir un bon combattant est un défi passionnant, catalyseur de vertus car il exige persévérance, assiduité, courage et renoncements. Il peut nous conduire à aider, à protéger notre prochain. Il nous donne confiance. Bien orienté, il conduit aussi à maîtriser notre propre violence, laquelle est nuisible aux progrès même dans les arts martiaux. La violence est un dérèglement, une « sortie de gonds », un débridement incontrôlé de la force et de l’énergie. Elle dénote un manque de sensibilité, ne contribue en rien à affiner la technique ou les sensations, elle engendre facilement la blessure de soi-même ou du partenaire. Un entraînement efficient intègre dès le début le contrôle du geste, il commence dans la douceur, ce qui n’empêche pas à terme la vitesse et la puissance – au contraire – mais contrôlées.

En dépit de tous ses avantages, l’entraînement aux arts martiaux ne garantit jamais d’être « intouchable » physiquement. Il y aura toujours un adversaire plus fort que soi, plus nombreux, mieux armé ou assez fourbe pour nous vaincre. La vraie portée de l’injonction « devenir intouchable » devrait se comprendre sous l’angle spirituel, notre vraie essence et la seule que notre volonté soit à même de régenter, sans obligation de se plier aux influences mauvaises.

Pour autant, l’accumulation d’influences est comme l’eau qui s’élève derrière un barrage. Si la pression est trop forte, la volonté cède. Dans le combat contre la violence, la clé du succès est triple : elle réside à la fois dans une ferme volonté de paix, dans le choix attentif et éclairé des influences auxquelles on accepte d’être exposé, et dans la préservation de moments de ressourcement. Cela exige – mais favorise – une certaine force d’âme. Le jeu en vaut la chandelle : gagner la paix en soi-même… et faire progresser celle du monde.

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[1] Définition donnée par l’Académie française dans la 8e édition de son dictionnaire.

[2] Le bilan 2018 montre une hausse des violences sexuelles (+19%), des coups et blessures (+8%) et des homicides (+2%).

Matthieu DEBAS
Matthieu DEBAS
Matthieu DEBAS commence le judo avec son père puis étudie auprès d’Igor Corréa. À 14 ans, il devient également l’élève de Jean-Marc Ortéga en karatédo. Sa passion martiale le mène à la vocation militaire. Il est aujourd’hui officier dans l’armée de Terre. Matthieu DEBAS est l’auteur du traité d’efficacité : Du sabre à l’esprit, arts martiaux et art de la guerre aux éditions JPO, prix de la Saint-Cyrienne 2018. Matthieu a rejoint l'équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en janvier 2020.      
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