Le récent séminaire de l’OTAN organisé à Paris vient de dissiper tous les doutes : la crise en Ukraine sert effectivement d’adjuvant à l’Alliance. Et celle-ci entend bien en profiter à fond. Non seulement pour se requinquer et se trouver une nouvelle raison d’être (enfin), mais aussi pour renforcer la ligne ultra-atlantiste (anglo-polono-balte) en son sein. Que peut, et surtout : que veut, faire la France dans ce contexte ?
Le discours d’ouverture prononcé par le ministre Le Drian est, à cet égard, remarquablement éclairant. S’il suit la ligne générale et reprend la plupart des formules toutes faites, le ministre de la défense tente tout de même de s’en distinguer par quelques nuances particulières. Ce qui nous donne des indications précieuses par rapport aux priorités de la politique otanienne de la France dans les circonstances actuelles.
Première nouvelle (qui n’en est pas vraiment une) : Paris semble plutôt bien se couler dans le moule de l’Alliance. Qu’il s’agisse de la condamnation de la Russie, de l’éloge de la pertinence et de la réactivité de l’OTAN, ou encore des appels pour « renouveler le lien transatlantique », le discours de Jean-Yves Le Drian aurait pu être rédigé au SHAPE (quartier général de l’OTAN). A l’exception desdites nuances.
Une Alliance de Nations souveraines
Au premier rang desquelles le fait que, face à la déferlante atlantiste-occidentaliste, le ministre juge absolument nécessaire d’insister (à pas moins de huit reprises) sur le caractère intergouvernemental de l’Alliance. Il prend soin de parler de « la volonté des Nations » en matière de transformation, et du « choix de chaque Nation » pour le développement de ses capacités. Ainsi que de se faire l’apôtre des approches qui permettent « à vingt-huit Nations de travailler en cohérence dans le respect de leur souveraineté ».
S’il tient tellement à insister, c’est qu’il y a danger… Comme en témoigne aussi son refus catégorique de « la tentation de financer automatiquement en commun des capacités ou des installations hors de la structure permanente, sous le prétexte discutable que nous en aurions tous besoin ». Un point crucial, vu « la logique intégrationniste à laquelle l’OTAN est souvent encline », pour reprendre la mise en garde lancée par l’ancien représentant permanent de la France auprès de l’Alliance.
La défense collective, avec tout ce qu’elle implique
Autre « nuance » à noter : Paris apparaît très à l’aise avec le retour en grâce de la défense collective. Pour rappel : pendant des années la France s’était battue à contre-courant pour endiguer le débordement fonctionnel (gestion de crise) et géographique (hors le territoire des Etats membres) de l’Alliance. Car dès le début des années 1990, la consigne US était « out of area or out of business » pour faire comprendre aux Européens réticents : ou vous acceptez que l’OTAN aille chercher l’aventure ailleurs ou nous laissons tomber nos engagements. La revalorisation de l’article 5 aujourd’hui va donc dans le sens longtemps prôné par la France.
D’autant que celle-ci – consciente que, pour la plupart de ses partenaires européens, la seule motivation pour faire quoi que ce soit en matière de défense vient des injonctions US/OTAN – a fini par reprendre à son compte l’argumentaire d’un ancien SACEUR, le général Galvin. D’après lequel les capacités pour remplir les obligations de défense collective (avec d’éventuelles projections de force en Turquie ou en Norvège) sont pratiquement les mêmes que celles dont auraient besoin les alliés pour participer aux opérations lointaines.
Autrement dit : « Les ravitailleurs utilisés pour les AWACS de l’OTAN et les AWACS français qui volent aujourd’hui dans le ciel de nos alliés roumain et polonais [i.e. dans le cadre des mesures prises pour « rassurer » les alliés de l’Est face à la Russie], sont les mêmes que ceux que nous utiliserons demain pour nos opérations de gestion de crise ». Message subtil, à l’intention de ceux qui rechignent à investir dans l’avenir et/ou à déployer leurs forces au Mali ou en Centrafrique.
Ce n’est pas un hasard non plus si le ministre français insiste sur le fait que la défense collective ne se réduit pas au soi-disant parapluie américain. Prenant l’exemple des « mesures de réassurance françaises » (police du ciel, surveillance aérienne) chez les alliés de l’Est, Le Drian fait remarquer que « l’article 5 n’est pas seulement un engagement des alliés américains envers leurs alliés européens, mais bien un engagement des 28 Alliés envers les 28 Alliés ». Il s’applique donc tout aussi bien entre Européens.
Surtout : maintenant que la défense collective est revenue sur le devant de la scène, la France entend en tirer parti pour réaffirmer l’importance de la dissuasion nucléaire. Elle avait dû mener un véritable combat à Chicago, au dernier sommet de l’OTAN, contre le courant « anti-nucléaire » au sein de l’Alliance. Car certains Etats membres espèrent pouvoir « remplacer » la dissuasion nucléaire par le bouclier antimissile des Etats-Unis. Lequel leur paraît (en dépit de toute logique) beaucoup plus pacifiste-humaniste. Mais c’était avant l’Ukraine.
Or si la crise va servir d’accélérateur à la mise en place du système US, elle ne va pas le rendre plus crédible pour autant. Soyons un peu cyniques. Plus la menace russe est exagérée, plus le caractère très aléatoire du bouclier antimissile apparaît fort insuffisant aux alliés les plus exposés. L’occasion est trop belle pour la laisser passer. D’où la remarque du ministre Le Drian : « Je mesure dans les circonstances actuelles la valeur de l’assurance donnée à nos concitoyens par les chefs d’État et de gouvernement de nos pays, lorsqu’ils affirment qu’’’aussi longtemps qu’il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire’’ ».
Une OTAN « focalisée » sur ses tâches premières
Face à la tentation d’élargir à l’infini les compétences de l’OTAN (et de grignoter sur celles de l’UE par voie de conséquence), la France préconise de « concentrer l’Alliance sur son domaine d’excellence ». A savoir « maintenir des forces crédibles, capables de réaliser des missions au titre de la défense collective, de la gestion de crise et de la sécurité coopérative ».
Dans cet esprit, le ministre Le Drian tient à préciser d’emblée que la crise ukrainienne « dépasse largement le champ d’action de l’OTAN ». « Nos principaux leviers face à la Russie sont d’abord politiques et économiques. Ils sont mis en œuvre par des organisations internationales, les Nations unies et l’Union européenne au premier chef ». Or l’Alliance ne doit pas se substituer ni à l’un ni à l’autre. En tout cas pas selon la France (alors que pour d’autres, l’OTAN a vocation de former, de pair avec le futur accord de libre-échange transatlantique, un cadre institutionnel cohérent pour « l’Occident »).
Quid de l’armement ?
Quant aux appels revigorés en faveur du développement des capacités, le ministre français met en exergue « le défi de la prise en compte des réalités industrielles. Parmi les Nations qui consacrent 20% ou plus de leur budget de défense à l’acquisition de matériels majeurs, à la recherche et au développement, j’observe que la majorité dispose d’une industrie de défense forte. Si l’on souhaite vraiment que les Européens partagent le fardeau capacitaire, il faut prendre en considération l’intérêt de disposer d’une industrie de défense en Europe, et de la préserver à long terme. »
Le lien qu’il établit est essentiel, mine de rien. Pour que l’Europe consacre plus d’efforts au développement capacitaire, il faudrait qu’elle puisse le faire à partir de sa propre base technologique et industrielle. Autrement dit, elle devrait pouvoir (et vouloir) acheter européen. Dommage que la plupart des partenaires ne l’entendent pas de cette oreille…
Ce qui nous amène par ailleurs aux limites de l’exercice, dans son ensemble. Car c’est bien d’exprimer des idées et des nuances. Reste à savoir si la France – avec son retour au commandement intégré de l’OTAN ; avec ses prises de position diplomatiques récentes (que ce soit sur la Syrie ou sur le dossier ukrainien) ; avec son achat sur étagère de Reapers américains – peut encore représenter une véritable alternative au sein de l’Alliance. En douter serait tout sauf étonnant.