La vertu guerrière est distincte du courage, bien que celui-ci en constitue une partie essentielle. On saurait encore moins la confondre avec l’enthousiasme pour la cause de la guerre.
Dans l’homme, en général, le courage est une qualité naturelle, un don de naissance ; chez le soldat, membre de l’armée, il peut, en outre, s’acquérir par l’exercice et par l’habitude. Dans ce dernier, d’ailleurs, le courage suit une direction très différente, et, perdant tout instinct d’allure libre et de dépense déréglée de forces, doit se soumettre aux exigences de la discipline, de l’ordre, du règlement et de la méthode.
Quant à l’enthousiasme pour la cause de la guerre, bien que ce ne soit nullement l’un des principes constitutifs de la vertu guerrière, il est incontestable qu’il en augmente considérablement le degré et la puissance effective, lorsqu’il anime les troupes d’une armée.
À quelque point de vue qu’on la considère, et alors même que, dans une nation, la totalité des citoyens en état de porter les armes seraient appelés à y prendre part, la guerre est et restera toujours une fonction spéciale, absolument distincte et séparée des autres fonctions de la vie sociale.
Être pénétré de l’esprit et de l’essence de cette fonction, éveiller en soi, acquérir, entretenir et exercer les forces qui y sont nécessaires, y consacrer toute son intelligence, tous ses efforts, tendre incessamment à s’y perfectionner, sortir enfin de soi-même pour entrer dans le rôle qu’on y doit jouer, c’est là ce qui, dans l’individu membre d’une armée, constitue la vertu guerrière.
Alors même que dans une armée composée de milices et de troupes permanentes, il serait possible de porter l’instruction militaire du citoyen au même degré de perfection que celle de l’homme de troupe, alors même, qu’animés tous deux d’un égal enthousiasme pour la cause nationale, ils apporteraient, l’un et l’autre, à la guerre le même élan, le même courage, la même ténacité, et imprimeraient, ainsi, à l’action générale un caractère absolument opposé à celui qu’elle avait à l’époque des anciens condottieri, le soldat proprement dit n’en conserverait pas moins le cachet original, distinctif et personnel de l’homme du métier. C’est que, en effet, tant qu’il y aura une carrière militaire, ceux qui l’exerceront, et aussi longtemps qu’ils l’exerceront, se considéreront comme formant une sorte de corporation absolument distincte, dans les ordonnances, les lois, les habitudes et les usages de laquelle se fixeront de préférence les esprits essentiels de la guerre. Il est naturel, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi. Alors même que l’on se laisserait aller au penchant de n’envisager la guerre que du point de vue le plus général, on aurait donc tort de faire peu de cas de ce sentiment que les Français appellent esprit de corps, et qui, à un degré plus ou moins élevé, peut et doit se rencontrer dans une armée. C’est cet esprit de corps qui donne à ce que nous nommons la vertu guerrière le moyen de s’assimiler, en les résumant en soi, la totalité des forces morales individuelles réparties dans la pluralité des membres d’une armée.
Conserver ses formations sons le feu le plus effroyable, rester inaccessible à toute crainte imaginaire ; dans le plus grand danger, disputer pied à pied le terrain sur lequel elle combat, calme et fière dans la victoire, obéissante, disciplinée, respectueuse pour ses chefs et leur conservant sa confiance dans les désastres mêmes de la défaite, se soumettre sans murmures aux plus durs efforts ainsi qu’aux plus terribles privations, y exercer ses forces comme un athlète ses muscles, et n’y voir qu’un moyen d’arriver au triomphe ; être prête, enfin, à tous les sacrifices pour l’honneur des armes et celui du drapeau, voila ce qui distingue une armée profondément pénétrée de la vertu guerrière.
Les Vendéens se sont supérieurement battus, et les Suisses, les Américains et les Espagnols sont arrivés à de grands résultats sans déployer de vertu guerrière ; on peut même, ainsi qu’Eugène et Marlborough, obtenir la victoire à la tête d’armées permanentes médiocrement douées sous ce rapport ; on ne saurait donc dire que, sans vertu guerrière, on ne puisse être heureux à la guerre. Nous attirons particulièrement l’attention à ce propos, de peur que, ne saisissant pas notre pensée, on n’en tire cette fausse conclusion. C’est précisément parce qu’elle peut varier de degré d’une armée à l’autre, et qu’à la rigueur elle peut même faire complètement défaut, que la vertu guerrière devient une force morale efficiente. C’est là ce qui en fait un instrument dont on peut calculer la puissance.
Après en avoir ainsi exposé le caractère, nous allons rechercher quelle influence la vertu guerrière exerce, et par quels moyens on la peut créer.
Le général en chef a la direction générale, il donne l’impulsion à la masse entière, dont il met, ainsi, d’un coup et toutes à la fois, les parties constitutives en mouvement ; mais le détail lui échappe dans l’exécution, et il ne saurait diriger personnellement l’action individuelle de chacune des subdivisions de l’armée. Or, là où l’esprit du général en chef ne peut atteindre, la où son impulsion ne se fait plus sentir, c’est la vertu guerrière des troupes qui doit y suppléer et prendre aussitôt la direction. La vertu guerrière doit donc être pour chacune des portions constitutives considérée isolément, ce que le génie du commandant supérieur doit être pour l’armée considérée en masse. C’est la notoriété de ses grandes qualités personnelles qui désigne le général en chef au choix du gouvernement ; la désignation des commandants des subdivisions d’armée de premier ordre est le résultat de l’examen le plus attentif et le plus scrupuleux ; mais, plus le degré hiérarchique s’abaisse, et moins cet examen conserve de sa sévérité et de ses garanties, de sorte que, au bas de l’échelle, on ne peut plus autant compter sur des talents individuels. Ici encore, la vertu guerrière doit entrer en jeu et suppléer à tout ce qui fait défaut. Or c’est là précisément le rôle que le courage individuel, l’adresse, l’endurcissement aux fatigues, l’enthousiasme et les autres qualités qui leur sont spéciales, jouent dans les armées des peuples essentiellement patriotes et guerriers. Ces qualités peuvent donc suppléer à la vertu guerrière, de même que celle-ci peut, réciproquement, en tenir lieu, ce qui conduit aux conclusions suivantes :
- La vertu guerrière ne se peut exclusivement produire que dans les armées permanentes qui, d’ailleurs, sont celles qui en ont le plus besoin. Dans les armements populaires et les guerres d’insurrection, elle est suppléée par les qualités nationales naturelles qui trouvent, alors, un milieu qui leur convient particulièrement et dans lequel elles se développent promptement.
- La vertu guerrière est moins indispensable aux armées permanentes lorsqu’elles luttent entre elles, qu’alors qu’elles ont à combattre des populations en armes, circonstances où les forces doivent être plus disséminées et les fractions de troupe plus fréquemment abandonnées à elles-mêmes. Là, au contraire, où l’armée peut être maintenue réunie, le génie du général en chef conserve toute sa puissance et supplée à ce qui manque à l’esprit des troupes. On voit ainsi qu’en général, la vertu guerrière est d’autant plus nécessaire que la configuration du sol et les autres conditions de la guerre disséminent les forces et compliquent l’action militaire.
Le seul enseignement que l’on puisse tirer de ces vérités est qu’alors que ce puissant levier fait défaut dans une armée, il faut, tout d’abord, apporter la plus extrême prévoyance dans la préparation de la guerre, pour s’efforcer, ensuite, de la maintenir dans les formes les plus simples. On ne saurait donc se trop garder de s’en laisser imposer par la seule étiquette de permanente, alors qu’une armée permanente n’a de valeur qu’en raison de l’esprit qui l’anime.
La vertu guerrière est donc l’une des plus importantes puissances morales à la guerre. Partout où elle ne s’est pas rencontrée, elle n’a pu être suppléée que par le génie supérieur du général en chef ou par l’enthousiasme national de l’armée. Là, enfin, où ces trois éléments ont manqué à la fois, les succès obtenus sont restés de beaucoup inférieurs aux efforts produits. Les Macédoniens sous Alexandre, les légions romaines sous César, l’infanterie espagnole sous Gustave Farnèse, les Suédois sous Gustave-Adolphe et sous Charles XII, les Prussiens sous Frédéric le Grand, et les Français sous Bonaparte, ont montré les prodiges que l’esprit militaire et l’inébranlable solidité d’une armée peuvent accomplir. Il faudrait n’avoir jamais consulté les témoignages de l’histoire, pour ne pas reconnaître que s’ils n’avaient pas disposé de pareilles armées, ces grands généraux, malgré tout leur génie, n’eussent jamais réalisé de si hauts faits, ni atteint des résultats si merveilleux.
La vertu guerrière d’une armée ne peut naître que de deux sources, bien qu’encore ces sources ne la produisent qu’en commun : une série de guerres et de succès, et, dans la poursuite de ces guerres, une activité incessante, fréquemment portée à ses plus extrêmes limites. Le soldat apprend, ainsi, à connaître ses forces ; plus on lui demande habituellement d’efforts, et plus il est disposé à en faire ; il est aussi fier des fatigues qu’il a surmontées que des dangers qu’il a affrontés et courus. On voit donc que, semblable à certaines plantes qui ne peuvent germer et grandir que sur un sol aride et brûlant, la vertu guerrière exige, pour naître et se développer, et le soleil de la victoire et l’activité et les efforts les plus soutenus. Lorsque enfin elle a atteint son summum, c’est un arbre aux racines puissantes, qui résiste aux plus violentes tourmentes de la défaite et de l’infortune. Née de la guerre, et ainsi produite par le génie des grands généraux, elle peut, désormais, se prolonger pendant de longues années de paix, à travers plusieurs générations, même sous la direction de généraux médiocres.
On ne saurait confondre l’esprit de noble solidarité qui unit entre elles les bandes éprouvées de ces vieux soldats endurcis aux fatigues et couverts de cicatrices, avec la vaniteuse suffisance des armées permanentes dont les éléments ne tiennent ensemble que par la puissance des règlements de service et d’exercice. Une certaine sévérité, une discipline rigoureuse, peuvent aider au maintien de la vertu guerrière, mais ne sauraient la créer, et, bien que ces moyens aient ainsi leur valeur, il ne se la faut cependant pas exagérer. De l’ordre, de la dextérité, de la bonne volonté, de très bons sentiments, une certaine fierté même, tels sont les signes caractéristiques d’une armée formée en temps de paix ; on les peut estimer, mais ils n’ont aucune consistance. Ce n’est ici, en effet, que la masse qui retient la masse. Qu’une seule fissure se produise, et tout se désagrège, ainsi que se brise un verre trop subitement refroidi. Ce sont les plus beaux sentiments dont il faut, alors, particulièrement se méfier ; ils ne sont, la plupart du temps, que des gasconnades, des hâbleries de poltron, qui, au premier insuccès, ne se transforment que trop vite en anxiété et en peur, pour en arriver, parfois même, au sauve qui peut de l’expression française. Par elle-même, une pareille armée est incapable de rien produire ; elle ne prend de valeur qu’en raison de la direction qui lui est donnée. Il la faut conduire avec une extrême prudence, jusqu’à ce que, peu à peu grandies par les efforts et confirmées par la victoire, ses forces morales l’élèvent, enfin, à la hauteur du rude labeur et de la lourde tâche qu’elle doit accomplir. Il faut donc se bien garder de prendre les sentiments exprimés par une armée, pour l’expression réelle de l’esprit dont cette armée est animée.
Carl von Clausewitz (1780-1831)