La fusée « de guerre », c’est-à-dire l’engin perforant, incendiaire ou explosif appliquant à sa propulsion le principe de la fusée, a été connue de temps immémorial dans l’Inde et en Chine, d’où elle pénétra dans le monde occidental, vers le VIIe siècle, par la voie de l’Empire grec. Elle y fut alors employée comme engin incendiaire, puis comme engin perforant (les fusées à fer de flèche qui figurent sur l’inventaire de 1831 de l’arsenal de Bologne ne sont autres que les « flèches à feu » des Chinois), enfin comme engin explosif dès la découverte des propriétés explosives de la poudre. La fusée fut utilisée pendant près de deux siècles concurremment avec le canon ; c’est avec des fusées que Dunois incendia Pont-Audemer en 1449, avant d’en escalader les murs. Mais elle fut abandonnée dans les armées européennes dans le courant du XVIe siècle, à cause de son imprécision.
Les Hindous et les Chinois continuèrent à s’en servir et la fusée de guerre réapparut en Europe aux premières années du XIXe siècle. Ce furent les résultats qu’en obtinrent en 1799, les troupes de Tippo-Sahib, roi de Mysore, contre les Anglais qui donnèrent à William Congreve, alors capitaine au service de la Compagnie des Indes, l’idée de les réintroduire. Il faut reconnaître à Congreve, qui n’était pas artilleur, le mérite d’en avoir poursuivi la mise au point avec obstination, malgré une opposition tenace des services officiels britanniques, aussi acharnés que tant d’autres à défendre les armes traditionnelles. Expérimentées à Woolwich en 1804, les fusées furent employées en 1806 par Congreve lui-même contre la flottille de Boulogne ; ce fut un échec. L’année suivante, elles connurent le plus grand succès à Copenhague, et se répandirent dans plusieurs armées d’Europe. En 1855 encore, les corps de « fuséens » français obtenaient avec elles, au dire du commandement russe, d’excellents résultats au siège de Sébastopol.
Le déclin de la fusée ne devait pas tarder. Elle fut réduite à nouveau aux fonctions peu glorieuses de fusée éclairante, de fusée de signaux et d’engin pour feu d’artifice. L’explication en était dans la naissance de l’artillerie rayée et l’emploi de l’acier à la construction des tubes qui donnaient à l’artilleur tout ce qu’il pouvait désirer : précision, portée, puissance de perforation. Les fusées de Sébastopol tirant à 6 000 mètres ne pouvaient concurrencer l’artillerie nouvelle. Ou, du moins, les artilleurs l’affirmaient.
La fusée réapparut en 1941-1942 à peu près simultanément, en Grande-Bretagne, en U. R. S. S. et en Allemagne, pour la propulsion du projectile de la D.C.A. et de l’artillerie de campagne. Dès le milieu de 1942, l’aviation allemande l’employait sous forme de bombe-fusée contre les convois britanniques en Méditerranée. La marine elle-même devait l’adopter, après un délai de deux autres années ; elle joua un rôle important dans l’appui naval des derniers débarquements américains dans le Pacifique.
Il serait vain de vouloir départager les mérites respectifs de chacun des belligérants dans la mise au point des différentes applications de l’autopropulsion. Aucun ne peut évidemment s’attribuer l’invention d’un principe plus ancien que l’artillerie. Il est probable que les premières fusées de D. C. A. ont été britanniques, les premières fusées d’artillerie de campagne russes, les premières bombes-fusées allemandes. Mais les projectiles de Bazooka américains, combinaison d’une charge creuse et d’une fusée, étaient étudiés dès 1940 ; les V-2, à combustibles liquides, étaient l’aboutissement d’une étude entreprise plusieurs années avant la guerre.
LA PROPULSION DES FUSÉES
La propulsion des fusées mises en service au cours de la guerre a été demandée soit à la poudre, soit à un mélange de liquides constituant séparément le comburant et le combustible.
Les fusées à poudre
Trois sortes de poudre étaient en 1939 à la disposition des constructeurs de fusées ; la poudre noire, la poudre B, la poudre sans dissolvant.
Que la poudre noire ait pu être employée pendant des siècles jusqu’à une époque assez récente pour tant d’applications pyrotechniques, donne une certaine idée du courage des artilleurs et de ceux qui consentaient à vivre à leurs côtés. Dans le cas particulier de la fusée, le problème était de tasser régulièrement un massif de poudre, de manière à le faire brûler par « couches parallèles », la moindre hétérogénéité du bloc se traduisant par des irrégularités de la vitesse de combustion, des fissures, une augmentation de la surface en réaction, et finalement l’explosion du corps sous une pression qu’il n’était pas établi pour supporter. Le tour « de main », ou de poignet, de l’artificier qui devait assurer ce résultat à petits coups de maillet était évidemment indispensable.
La poudre B présentait sur la poudre noire l’avantage d’une puissance, mesurée par son pouvoir calorifique, très supérieure, et surtout de substituer à un corps pulvérulent tassé une « gelée » à peu près naturellement homogène. Mais la gélatinisation du coton-poudre par dissolution dans l’alcool et l’éther et l’élimination du solvant en excès par l’évaporation ne s’applique qu’à des produits de faible épaisseur ; des difficultés se présentent quand le « brin » de poudre atteint la grosseur du bras. Or, c’est bien des produits de cette dimension qui conviennent le mieux à la propulsion par réaction et aux durées de combustion de l’ordre de la seconde ; la poudre B n’aurait servi utilement que pour les fusées de tout petit calibre.
Dès que l’on se trouve contraint d’employer des poudres de très gros indice, c’est-à-dire aptes aux combustions lentes (grosses pièces de marine, applications spéciales comme le lancement des torpilles ou la catapulte à poudre), force est de recourir aux poudres dites « sans dissolvant ». Alors que la poudre B est le résultat d’une dissolution du coton-poudre, celles-ci sont obtenues par le malaxage de ce coton-poudre dans la nitroglycérine, avec addition de faibles doses d’autres produits (vaseline). Le passage sous pression à la filière débite des blocs de poudre d’excellente résistance mécanique et dont le diamètre n’est limité que par la puissance de l’outillage. La poudre sans dissolvant est donc le produit le mieux adapté à la propulsion par réaction ; elle réunit la puissance, qui tient à la nitroglycérine, à la résistance mécanique et à la régularité de combustion.
Les fusées à liquides
L’inconvénient des poudres sans dissolvant, ou des poudres à plus forte teneur encore de nitroglycérine qu’on leur a substituées parfois, est de ne pas se prêter au fonctionnement de longue durée.
La seule fusée adaptée à un vol de plusieurs minutes est la fusée à liquides, dont les essais ont commencé eu Allemagne, dès 1934, avec Hellmuth Walter, qui réussit à intéresser la marine allemande à l’eau oxygénée concentrée pour la propulsion des torpilles et des sous-marins. En janvier 1937, le premier vol sur un avion DVL avec propulsion auxiliaire à base d’eau oxygénée eut lieu à Alimbsmühle, en présence du général Udet. En juin suivant, on tirait les premières fusées.
Les applications se multiplièrent en même temps que les comburants et les combustibles se diversifiaient. La fusée à liquides est couramment utilisée depuis plusieurs années. Les applications en service ou à l’étude en 1943 dans la Luftwaffe comportaient la propulsion des chasseurs, le décollage des avions lourde-nient chargés, le freinage à l’atterrissage, les projectiles de D. C. A., les bombes d’avion, le freinage à l’arrivée au sol de chargements parachutés, la propulsion des torpilles marines. Les mêmes réactions chimiques trouvaient leur emploi pour la production rapide de gaz à haute pression, dans les catapultes de V-1 par exemple. On avait même étudié sur ce principe des canons automatiques où la poudre était remplacée par les gaz en provenance d’une chaudière spéciale à pulsations.
Aujourd’hui, la fusée à liquides est probablement le sujet de recherches qui bénéficie des plus gros efforts, en vue de la guerre sur terre, sur nier ou dans les airs. C’est sur ce mode de propulsion que reposent les projets de l’artilleur d’étendre son champ d’action à des milliers de kilomètres. C’est celui dont les torpilles et les sous-marins tireront, demain, des vitesses très supérieures à celles des grands bâtiments d’aujourd’hui. C’est encore lui qui servira aussi bien les progrès de l’avion que ceux de la D. C. A., et qui aidera à porter sur l’objectif la bombe atomique ou à l’en préserver.
Les « hypergols », mélanges propulseurs pour fusées à deux liquides, sont les seuls produits qui aient donné lieu jusqu’ici à des réalisations de série. L’un des liquides est le comburant (oxygène liquide, eau oxygénée, acide azotique) ; l’autre est le combustible (méthanol, hydrate d’hydrazine, aniline). Le comburant et le combustible sont choisis de manière qu’ils s’enflamment par simple contact des deux jets, ce qui évite la formation de mélange explosif en grande quantité dans la chambre de combustion. Pour la même raison, le retard de l’allumage doit être aussi faible que possible ; on ajoute au besoin un catalyseur métallique dissous dans l’un ou l’autre des composants.
Les qualités exigées des combinaisons genre hypergol sont nombreuses. Le faible retard à l’allumage et l’indépendance éventuelle du catalyseur viennent d’être mentionnés. Le point de congélation des deux composants doit être inférieur aux limites d’emploi pour lesquelles on fixe ordinairement -40° C pour les engins sans pilote lancés du sol, et -55° C pour les avions exposés à un plus long séjour à basse température. La viscosité au voisinage du point de congélation doit rester faible et varier dans le même rapport pour les deux composants. Le pouvoir calorifique doit être grand, la densité élevée. Les questions de prix, de facilité d’approvisionnement et de conservation ont également une grosse importance.
Trois comburants se partagent les faveurs des techniciens : l’oxygène liquide, l’eau oxygénée, l’acide azotique.
L’oxygène liquide, bien connu par son emploi sur les V-2, présente l’avantage essentiel d’une production aisée, avec une très faible dépense d’énergie, à bas prix, à un degré de pureté aussi grand qu’on peut le désirer. N’exigeant pas d’azote inerte, son pouvoir calorifique est supérieur à celui des produits concurrents, mais sa densité plus faible rétablit la balance dans la plupart des cas. Ses inconvénients dérivent des difficultés d’isolation, qui obligent à la conservation et au transport en récipients ouverts. Le choix des matériaux pour réservoirs et tuyautages est limité à ceux qui ne sont pas cassants à très basse température. Au surplus, certains métaux peuvent brûler dans l’oxygène. Le cuivre et certains bronzes sont ceux qui conviennent le mieux.
Le mode habituel de conservation et de transport de l’oxygène liquide en vases de Dewar à double paroi argentée et vidée d’air ne doit pas faire croire à des difficultés insurmontables pour l’emploi sur engin de guerre. La perte par évaporation est une question de durée de fonctionnement de l’engin et de tonnage ; pour quelques minutes et quelques milliers de kilogrammes, elle reste insignifiante, même en récipients non calorifugés. Une isolation légère est utile pour des durées plus longues et des poids moindres. Quant au stockage de grandes quantités, une isolation soignée y pourvoira ; on peut construire des réservoirs dont le contenu mettrait plusieurs mois à s’évaporer.
L’eau oxygénée — le « liquide T » allemand — a été étudiée comme comburant dès 1934, et appliquée dès 1936. Ses propriétés chimiques étaient connues depuis longtemps et en particulier la réaction eau oxygénée-permanganate, qui servait au dosage des deux produits.
La principale difficulté consistait à obtenir des produits à forte concentration, 70 % d’abord, 85 % ensuite, et à leur adapter les moyens de conservation et de transport. Les hautes concentrations avaient provoqué des accidents, l’eau oxygénée attaquant le réservoir, la dissociation suivant la corrosion, avec un dégagement de chaleur qui provoquait l’explosion. La conservation a été obtenue d’une part en améliorant la pureté du produit, d’autre part en lui ajoutant un stabilisateur, phosphore ou oxyquinoléine. De très nombreux matériaux conviennent pour le réservoir, en particulier les aciers inoxydables au chrome-nickel, l’aluminium très pur, des alliages d’aluminium étudiés pour la résistance à l’eau de mer, surtout s’ils sont recouverts de revêtements protecteurs (produits cireux, chlorure de polyvinyle). La marine allemande a notamment réalisé, pour ses torpilles, des réservoirs adaptés aux conditions tropicales (+50° C) pour stockage de six mois, sans diminution importante de la concentration. En Allemagne, le transport était fait en wagons-réservoirs d’aluminium traité.
L’acide azotique a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment chez B. M. W., et certains pensent qu’il peut remplacer avantageusement l’oxygène liquide et l’eau oxygénée. S’il est plus coûteux que l’oxygène extrait de l’air, ses possibilités de production sont par contre de loin supérieures à celles de l’eau oxygénée.
Sa densité est nettement la plus élevée des trois avec 1,52. On a même pu la porter à 1,62 par dissolution de peroxyde d’azote.
Le stockage et le transport de l’acide azotique sont aisés. L’acide concentré rend « passifs » les métaux facilement oxydables, tels que le fer, et ne les attaque donc pas.
L’inconvénient principal reproché à l’acide azotique était la combustion incomplète avec dégagement de vapeurs nitreuses toxiques. On est arrivé à l’éviter par un excès de combustible qui a d’ailleurs l’avantage de donner une consommation spécifique moindre.
Les combustibles réagissant avec des comburants aussi actifs que l’oxygène liquide, l’eau oxygénée et l’acide azotique concentrés, sont évidemment très nombreux. Mais les exigences le sont tout autant.
On demande au combustible un pouvoir calorifique élevé et une forte densité.
Les combustibles normaux, ne réagissant pas d’eux-mêmes et exigeant un allumage extérieur, sont jugés beaucoup moins intéressants que ceux dont la combustion est spontanée, avec un très faible délai d’allumage.
On exige en outre :
- Une bonne stabilité pendant un long stockage ;
- Une attaque faible du réservoir ;
- La résistance au froid jusqu’à -40° ou -55° C ;
- Une faible viscosité à basse température, et en particulier une variation de viscosité parallèle à celle du comburant.
En dehors des carburants classiques comme l’alcool, qui donne satisfaction avec l’oxygène liquide sur la V-2, les techniciens allemands ont fait une étude poussée des amines et des « visols » (éthers vinyliques).
L’étude des amines a débuté avec l’hydrate d’hydrazine (liquide B), qui a servi à Haussmann, dès 1935, en mélange avec l’eau oxygénée, à produire le premier hypergol. Le retard de l’allumage, avec catalyseur, est convenable. Mais l’hydrate d’hydrazine a le gros inconvénient d’un pouvoir calorifique très faible, 2 822 cal/kg. Aussi préfère-t-on l’employer sous forme de liquide C, mélange de méthanol et d’hydrate d’hydrazine.
D’autres amines, l’aniline, la méthylaniline, conviennent particulièrement bien avec l’acide azotique. Les visols, malgré leur grande affinité pour l’acide azotique, ne sont pas à proprement parler auto-inflammables. Ce sont des éthers vinyliques. Leur pouvoir calorifique, sans atteindre celui des carbures d’hydrogène, est très supérieur à celui des amines ; il est de l’ordre de 9 000 cal/kg.
LA PRÉCISION DES FUSÉES
La précision de la fusée a toujours été considérée comme son point faible et ce sont précisément ses déficiences à cet égard qui l’avaient fait condamner par deux fois, au XVIe et au XIXe siècle. Les spécialistes en balistique ne manquaient pas de recommander la prudence aux inventeurs et de rappeler l’histoire de cette fusée qu’on lança un jour de grand vent au polygone de Metz et qui opéra un demi-tour pour venir s’abattre sur la ville et y blesser une femme.
Les promoteurs de son application à la bombe affirmaient au contraire que l’amélioration de précision du lancement serait un des premiers résultats obtenus. Les succès remportés contre des objectifs aussi étroits et manœuvrant que le char ne laissent aucun doute sur les progrès réalisés. Mais y a-t-il bien eu progrès, et la dispersion des anciennes fusées de guerre ne tenait-elle pas à des causes distinctes du principe même de l’autopropulsion ?
Prenons l’exemple d’une fusée dont la portée soit de 3 500 mètres, qui aura besoin d’une vitesse de 200 m/s pour l’atteindre et qui recevra cette vitesse au cours des 500 premiers mètres de la trajectoire. La loi de prise de vitesse est sensiblement celle du mouvement uniformément accéléré ; à 20 mètres du point de lancement, la vitesse n’est encore que de 40 m/s. Par vent moyen au sol, des vitesses de vent de 10 m/s sont courantes à cette altitude ; le vent au voisinage du sol est naturellement irrégulier. À chaque instant, la fusée tendra à s’orienter dans la direction résultante de la vitesse du vent et de sa vitesse propre changée de signe ; elle y parviendra d’autant mieux que ses dimensions, donc son inertie, seront plus faibles et qu’elle sera mieux empennée. Une résistance de l’air qui, pendant les premières dizaines de mètres de la trajectoire et une durée de parcours de l’ordre de la seconde, peut se trouver décalée de plusieurs dizaines de degrés, d’une manière irrégulière, sur la direction initiale du vent au point de lancement, peut modifier de plusieurs degrés la direction de la fusée. À chaque instant, l’effort de propulsion s’exerce suivant la nouvelle direction prise ; le supplément de vitesse correspondant est imprimé dans cette direction. Au total, la vitesse finale imprimée au cours d’une combustion de plusieurs secondes de durée se trouve être la résultante de fractions de direction très variable suivant le vent qui règne dans les couches traversées.
La prise de vitesse de la bombe-fusée échappe entièrement à cette cause essentielle d’irrégularité en raison de la vitesse initiale élevée qu’elle possède lorsqu’elle quitte l’avion. Rencontrerait-elle, à 20 mètres de l’avion, un vent différent de 10 m/s de celui qu’elle subissait à l’instant du lancement, que la déviation imprimée par ce vent à la bombe-fusée à 150 m/s de vitesse initiale resterait faible.
Mais l’avion lançant à 1 000 ou 1 500 mètres d’altitude ne court aucun risque, surtout en mer, de se trouver au milieu de vents aussi variables. Les rafales au voisinage du sol tiennent aux irrégularités de surface et, sauf en région montagneuse, ne s’étendent pas très haut. La prise de vitesse de la bombe-fusée, qu’il n’y a d’ailleurs aucun intérêt à prolonger sur plus de quelques centaines de mètres, ne se fera donc pas en air troublé.
Enfin, par ses dimensions et son inertie, la grosse bombe d’avion est beaucoup moins sensible à la rafale que la fusée de quelques kilogrammes qu’on employait comme fusée de guerre.
Ainsi, par la vitesse initiale qu’elle possède, par le lancement hors du voisinage du sol, et par son poids, le lancement de la bombe-fusée diffère essentiellement du tir des fusées de guerre au sol et n’est exposé à aucune dispersion importante. Sur les avions rapides actuels, le résultat doit être tout à fait comparable à celui du tir d’un canon à vitesse modérée.
Est-il possible de transposer à l’arme fixe, ou à vitesse faible (char ou navire) le gros progrès en précision qu’est l’addition d’une vitesse initiale ? Sans aucune difficulté, et il suffit tout simplement de substituer au projectile autopropulsé un projectile « semi-autopropulsé » auquel un canon imprimera au départ le supplément de vitesse de 150 à 200 m/s que lui donnait l’avion. Ces faibles vitesses sont compatibles avec une réalisation légère du projectile-fusée ; on y trouvera d’ailleurs l’avantage supplémentaire du rendement élevé du canon aux faibles vitesses.
Le principe de la semi-autopropulsion n’est assurément pas nouveau, et on lui trouverait certainement des précurseurs ignorés. Il a été appliqué, vers la fin de la guerre, pour le relèvement de portée des matériels allemands à grande puissance ; un 280 tirant à moins de 60 km a pu envoyer des projectiles-fusées à près de 90 km. Il ne semble cependant pas que l’intérêt essentiel de la serai-autopropulsion ait été encore bien compris. Le problème n’est pas de partir d’un projectile auquel un canon imprime déjà une vitesse de 800 à 1 000 m/s et de lui ajouter 200 ou 300 m/s en passant à un projectile-fusée. C’est au contraire de donner à une fusée pure, qui ne rencontre aucune difficulté à atteindre les 1 500 à 2 000 m/s de la V-2, le petit supplément de vitesse initiale qui assurerait sa précision, dans le cas général où l’on recule devant la complication des projectiles téléguidés.
LES APPLICATIONS DE L’AUTOPROPULSION
Partie de la forme la plus simple de l’ancienne fusée de guerre, améliorée par l’emploi de poudre sans dissolvant ou d’un mélange de liquides, et utilisée aussi bien comme projectile d’artillerie de campagne, bombe d’avion ou projectile de D. C. A., la fusée devait très vite se compliquer et aboutir à toute une série d’engins spéciaux, avec ou sans voilure, radioguidés ou à direction automatique, dont quelques-uns seulement sont entrés en service avant la fin de la guerre.
En août 1943, la Luftwaffe employait pour la première fois en Méditerranée la bombe HS 293, bombe planante radioguidée à vue ou d’après les indications d’un émetteur de télévision placé dans le nez de l’engin. La HS 293 pesait 960 kg, contenait 350 kg d’explosif, et avait une portée de 30 km. Elle remporta au début des succès remarquables. Il semble qu’ensuite le brouillage ait été efficace. Mais le mérite principal de la protection revient à la chasse alliée, qui put maintenir hors de portée les bombardiers Do-217 ou He-177 qui la lançaient.
Au début de 1944 apparaissait, toujours eu Méditerranée, la bombe 1 400 PX (Fritz X), non propulsée, lancée en vol horizontal, et susceptible de correction d’amplitude limitée transmise par radio. C’était une bombe de perforation dérivée de la bombe ordinaire de 1 400 kg, contenant une charge de 350 kg d’explosif. Elle fut perfectionnée ultérieurement, par addition d’un dispositif autodirecteur photoélectrique d’une portée de plusieurs kilomètres. C’est à ce type d’engin qu’est due en particulier la destruction du cuirassé italien Roma.
En juin 1944, quelques jours après le débarquement allié en Normandie, la riposte allemande prenait la forme du lancement des V-1 sur Londres. La V-1, bien connue, est une bombe volante à « pulsoréacteur », c’est-à-dire où l’injection de combustible est faite dans de l’air comprimé sous l’effet de sa vitesse dans une chambre obturée ensuite par des volets que ferme l’explosion. Les résultats furent remarquables au début. Mais la défense anglaise par les ballons, l’artillerie et la chasse se perfectionna au point que, dans la dernière semaine qui précéda l’occupation des installations de lancement, plus de 90 % des V-1 étaient détruites en vol.
À partir de septembre 1944, la V-2 apparut sur le front occidental, après avoir été expérimentée en juillet 1943 sur le front russe. C’est un projectile autopropulsé, utilisant le mélange d’oxygène liquide et d’alcool. Il est lancé à la verticale, et son orientation est ensuite obtenue par des appareils dont le principe a varié au cours de la mise au point. La portée maximum est de l’ordre de 300 km. La précision est faible. Les vingt-deux coups repérés qui furent dirigés contre Paris dans les premiers jours d’octobre 1944 se répandirent dans une zone de 80 km de longueur et 40 km de largeur, Paris se trouvant d’ailleurs non pas au centre mais à l’extrémité ouest. Si la précision de la V-2 est mauvaise, son invulnérabilité est en revanche totale, et les résultats obtenus contre Londres furent assez sérieux.
Du côté allié, on doit signaler la mise en service dans le Pacifique, en 1944, de la bombe Bat, bombe planante lancée d’avion, autoguidée par un émetteur radar placé dans le nez de l’engin. C’est à ce système de guidage qu’il doit son nom de Bat (chauve-souris), cet animal se dirigeant dans l’obscurité par réflexion de signaux acoustiques émis par lui-même. Les Bat, emportées en deux exemplaires sur les PBL-Y 2, ont obtenu de nombreux succès, la marine japonaise étant incapable d’éloigner les bombardiers de ses navires de guerre et de ses convois par une escorte de chasse.
En 1944 apparaît également la bombe américaine, Azon du genre de la 1 400 FX, c’est-à-dire lancée en vol horizontal à grande altitude et susceptible de corrections d’amplitude limitée au cours de la chute. La bombe Azon était radioguidée en direction seulement (Azon : Azimut only) ; elle était donc réservée à l’attaque des objectifs allongés pris en enfilade. Les résultats obtenus en opérations n’ont pas été jugés satisfaisants.
Aux derniers mois de la guerre, la série des engins en service était à la veille de se compléter par de nombreux autres, dont l’étude était très avancée aussi bien en Allemagne qu’en Amérique.
La Schmetterling HS 117, réalisée en quatre-vingts exemplaires, et commandée en série, est l’œuvre du professeur Wagner, l’ingénieur en chef de Junkers. C’est une bombe volante, à propulsion par fusée, radioguidée, destinée soit au tir d’avion contre avion, soit au tir de terre contre avion. Dans cette dernière mission, il reçoit, outre la fusée logée dans le corps de l’engin, deux autres fusées de lancement placées au-dessus et au-dessous, qui sont éjectées après une très courte durée de fonctionnement. Le poids de la Schmetterling est de 420 kg., la charge d’explosif de 25 kg, le plafond de 10 000 mètres, la vitesse maximum de 900 km/h. Les essais auraient été très satisfaisants. Le professeur Wagner affirmait pouvoir garantir un avion abattu par engin lancé.
L’Enzian E-1 est une bombe volante propulsée par réaction, radioguidée et munie d’une fusée radar. Sur le dos sont fixées les fusées auxiliaires servant au lancement, retenues par des boulons explosifs qui sautent six secondes après le départ de l’engin. Le poids est de 1 500 kg, la charge d’explosif de 250 kg, le plafond de 13 000 mètres, la vitesse maximum de 900 km/h. Réalisée en soixante-dix exemplaires, elle a été abandonnée avant construction de série.
La Rheintochter, production de Rheinmetall-Borsig, est une bombe volante, propulsée par fusée, à voilure du type « canard », c’est-à-dire avec les ailes à l’arrière et les gouvernes à l’avant. La voilure principale se compose de six plans minces en bois, régulièrement disposés autour du fuselage ; les gouvernes avant sont cruciformes. Le lancement est fait à l’aide d’un chariot sur rampe inclinée. En outre, une fusée auxiliaire ajoute son effet propulsif sur 2 000 mètres et est abandonnée ensuite. Le dispositif de guidage était étudié pour s’adapter au système d’interception dit Rheinland, dans lequel on enregistre au sol, par radar, les positions de l’avion ennemi et de la bombe volante, d’où l’on déduit à chaque instant les corrections qu’il faut apporter à la trajectoire de celle-ci pour lui faire rencontrer celui-là. La Rheintochter a été réalisée en deux modèles R 1 et R 3, chargés tous les deux à 150 kg d’explosif incendiaire, au poids de 1 750 et 1 450 kg, au plafond de 9 000 et 12 000 m, à la vitesse maximum de 1 600 et 1 000 km/h respectivement. Une centaine d’exemplaires ont été construits du début de 1944 à février 1945, mais aucune commande de série n’a suivi.
La Wasserfall Ferngelenkte FlaRakete est une réduction de la V-2 modifiée en vue de son adaptation au tir de terre contre avion. Différents modèles ont été expérimentés. La forme générale du fuselage reste celle de la V-2 avec un corps cylindrique et un avant très affiné. Une voilure cruciforme lui a été ajoutée pour lui donner la maniabilité indispensable. L’empennage, cruciforme également, comporte quatre petites gouvernes compensées. La disposition générale de la Wasserfall reproduit celle de la V-2. On trouve, de l’avant à l’arrière : la fusée commandant l’explosion, actionnée par radio sur les premiers modèles, et probablement par radar sur les derniers ; la charge d’explosif ; la bouteille sphérique d’air comprimé ; les réservoirs de combustible et de comburant, qui sont ici du « visol », mélange d’hydrocarbures, et de l’acide nitrique ; la chambre de combustion et la tuyère. On a simplifié l’alimentation de la fusée par suppression des turbopompes de la V-2. Les derniers modèles de Wasserfall utilisaient très probablement la détection du but par « radar », non seulement pour commander l’explosion, mais encore pour diriger automatiquement l’engin vers son objectif sur la dernière partie de la trajectoire. Le lancement devait être fait à la verticale, à partir de plateformes analogues à celles des V-2. D’après certains renseignements, sur un lancement de quarante Wasserfall en cours d’essais, douze auraient atteint leur but. Le poids de la Wasserfall, de 3 300 kg., reste élevé pour sa charge d’explosif de 130 kg. Cependant son plafond de 18.000 mètres et surtout sa vitesse de 2 700 km/h en faisaient un engin des plus dangereux pour l’aviation.
Les derniers engins mis à l’étude en Allemagne étaient destinés au lancement d’avion. Ils comportaient une variante HS 117 du Schmetterling décrit ci-dessus, le HS 298, bombe volante Henschel, mue par fusée à poudre, radioguidée, avec fusée radar, et l’engin X-4, plus original.
La X-4 est une bombe volante dirigée d’avion contre avion qui présente cette particularité d’une commande à distance par deux fils de 0,22 mm, longs de 6 000 mètres chacun, et lovés dans deux bobines portées par la bombe aux extrémités de deux des ailes. La X-4 possède un corps fuselé, une voilure cruciforme à ailes en flèche, en bois massif, et un empennage, cruciforme également, dont les plans bissectent ceux de la voilure principale. La télécommande agit sur des gouvernes disposées à la manière habituelle à l’arrière de l’empennage, pendant que les gyroscopes du pilote automatique commandent, par électro-aimants, de petits peignes à très faible course (2,5 mm) placés sur l’avant des gouvernes. Il n’y a d’ailerons ni pour la télécommande, ni pour le pilotage automatique. Les compartiments, à partir de l’avant, sont les suivants : fusée-détonateur, charge d’explosif, réservoirs à liquide pour fusée propulsive, pilote automatique et batterie, chambre de combustion et tuyère. Les bobines du fil de contrôle sont logées dans des carènes aux extrémités de deux ailes opposées ; les deux autres portent des lampes de guidage.
La X-4 était en service dans la Luftwaffe. Elle était destinée à l’armement des chasseurs Focke-Wulf Fw 190, qui l’accrochaient sous leurs ailes, dans un lance-bombes spécial. Avec sa vitesse de 1 000 km/h. et sa charge d’explosif de 50 kg, elle a remporté des succès remarquables lorsque la chasse d’escorte ne pouvait maintenir les chasseurs d’interception à grande distance.
L’aviation américaine étudiait, à la même époque, plusieurs engins dont la construction a été achevée depuis.
Sur les deux bombes volantes Northrop, la première comporte deux réacteurs General Electric logés dans son fuselage, la charge explosive étant située dans deux fuseaux de chaque côté du moteur. Elle était en construction depuis l’été 1944 pour l’armée américaine. L’autre, la JB-1 A, est le type le plus récent. Elle contient un réacteur Ford à pulsations, du genre de celui de la V-1 allemande, mais situé à l’intérieur du fuselage. La charge explosive est logée dans les ailes, au voisinage du fuselage. Les caractéristiques de la JB-1 A sont les suivantes :
- Envergure de 9,15 m ;
- Poids total de 3 175 kg ;
- Charge explosive de 1 680 kg ;
- Vitesse maximum d’environ 650 km/h ;
- Rayon d’action supérieur à 160 km.
Des améliorations apportées à la rampe de lancement ont réduit sa longueur à 15 mètres. La bombe est catapultée à la vitesse de 350 km/h environ, grâce à quatre fusées de décollage. Ces rampes peuvent être installées à bord des péniches de débarquement.
La Glomb (glider bomb ou bombe planante) est un engin de 4 000 livres, à 500 km/h, remorqué par chasseur et dirigé vers l’objectif par radio, au vu d’une image reçue d’un poste émetteur de télévision porté par la bombe.
La Gargoyle est une bombe volante de 1 000 livres, propulsée par fusée à 960 km/h, disposée pour la perforation, à direction automatique.
La Gorgon est une bombe volante du même type, à 880 km/h, qui peut en outre être dirigée par radio, mais ne semble pas avoir été mise en service.
L’AVENIR DE L’AUTOPROPULSION
Les applications des projectiles autopropulsés, munis ou non d’une voilure, téléguidés, à direction automatique ou sans aucun système de correction des trajectoires, couvrent l’ensemble des opérations militaires. Elles permettent à l’armée, à la marine et à l’aviation non seulement de lutter contre les armes correspondantes, mais d’intervenir dans le domaine jusqu’ici réservé aux autres, en bouleversant les traditions qui semblaient les mieux établies. Il serait trop long d’examiner à fond les neuf groupes de missions qui mettront chacune d’entre elles aux prises avec la similaire ou les deux autres, et nous ne le ferons avec quelques détails que pour l’emploi de ces engins Par l’armée de terre.
On admettait jusqu’en 1944 que le bombardement stratégique était affaire d’aviation, et nul ne songeait à renouveler le gaspillage des Berthas tirant à 120 km sur Paris, quand l’avion lourd transportait plus économiquement un tonnage de bombes plus efficaces. Les engins à grande portée, tels que les V-1 et les V-2, infirment cette conclusion.
La bombe radioguidée ou autoguidée résout évidemment mieux que tout autre le problème du placement sur un objectif de dimensions réduites, ou sur un objectif manœuvrant. Sa trajectoire, qui peut être rectifiée jusqu’au dernier moment, pare à toutes les causes d’erreur, à la visée imparfaite comme à l’irrégularité du vent ou à la manœuvre de dérobement de l’objectif. Le guidage peut être exécuté d’un avion éloigné, dont la présence passera inaperçue en bien des cas.
Les objectifs justiciables de telles bombes sont nombreux :
- À terre, ce sont le fortin bétonné, la batterie d’artillerie, le char, la centrale électrique ou la petite usine.
- À la mer, ce sont tous les navires, de guerre ou de commerce, isolés ou en convoi, escortés ou escorteurs, de la vedette au cuirassé.
- Contre l’avion enfin, la bombe radioguidée ou autoguidée multipliera les atteintes décisives à des distances où la D. C. A. à base d’artillerie était impuissante.
Mais le bombardement sur zone avec des engins beaucoup moins coûteux ouvre des possibilités aussi intéressantes.
Au lendemain de l’arrivée sur Londres des premières bombes volantes, le Daily Telegraph écrivait : « Par cette innovation, la Luftwaffe vient d’avouer son impuissance. Elle emploie des avions sans pilote, courant la chance de voir ceux-ci atteindre par hasard l’objectif visé. Ce n’est pas une opération rationnelle. Toute aviation bien comprise, avec les équipages idoines, doit s’attaquer directement à l’objectif choisi ». C’est un reproche que l’on a fait à bien des engins de guerre, et à bien des tactiques, depuis l’époque où les légions de Rome devaient reculer devant des Parthes qui lançaient leurs flèches hors de portée de riposte, à dose tellement massive qu’ils en obscurcissaient l’air. Ils préféraient le gaspillage des munitions à la lutte au sabre contre l’épée du légionnaire. De nos jours, l’objection n’empêche pas de semer des mers de mines, au lieu d’y poursuivre l’adversaire au canon. Et la première riposte aux bombes radioguidées, sous forme d’un tir de barrage de toute l’artillerie disponible, était une parade de principe assez voisin.
Les armes nouvelles, lancées de la terre contre le navire, doivent bouleverser complètement les conditions de la guerre aéronavale en mers étroites.
Il faut bien reconnaître que dans les dernières opérations où la défense des côtes s’est trouvée aux prises avec la marine et l’aviation, son rôle n’a pas été brillant. La défense des côtes était jusqu’ici une mission de tout repos. Les dernières tentatives de forcement et de débarquement, celles de 1915 aux Dardanelles et dans la presqu’île de Gallipoli, avaient prouvé qu’un vieux canon derrière une crête ou une mitrailleuse dans un trou d’homme tenaient en échec les plus puissantes offensives venant du large. Les premières interventions de l’avion dans ce domaine n’avaient pas été très concluantes. En Norvège, la surprise venant à l’aide d’une énorme supériorité matérielle, le débarquement avait réussi. Mais lorsque Hitler, maître des rives continentales du Pas-de-Calais, voulut tâter la défense britannique, la réaction fut toute différente. L’infériorité navale allemande n’était certainement pas en cause ; la Home Fleet naviguait ailleurs qu’entre Douvres et Folkestone. La supériorité de la Luftwaffe, qui venait de prendre la part que l’on sait à la bataille de France, était indiscutable ; mais elle cessait dès qu’on franchissait les côtes de l’adversaire, tout comme celle des canons de la Queen-Elizabeth accompagnant les vagues d’assaut alliées dans Gallipoli. Du haut des falaises du Kent, quelques soldats rescapés de Dunkerque et quelques civils porteurs d’un brassard, appuyés sur leurs vieux fusils, narguaient le plus puissant rassemblement de forces militaires qui se fût jamais préparé à l’invasion des îles Britanniques.
L’affaire de Crète prouva que cet optimisme n’était guère justifié, et que la supériorité navale n’était pas de grand poids pour arrêter un débarquement, si elle ne se doublait pas d’une supériorité aérienne. La guerre en Extrême-Orient, à l’époque où les navires et les avions japonais étendaient en quelques mois leur domination des Philippines à la Nouvelle-Guinée, prouvait l’extrême facilité de ces opérations lorsque la maîtrise navale et aérienne était réunie entre les mêmes mains Cependant, en mer Égée comme dans le Pacifique, on essayait d’expliquer les échecs alliés par des fautes assurément graves : la défense des aérodromes contre les débarquements aériens n’était pas organisée, Singapour n’était aménagé que pour repousser les attaques de l’ennemi flottant, les possibilités d’arrêt de la jungle malaise avaient été surestimées. Le succès des débarquements alliés, en Europe comme en Extrême-Orient, prouva que ces explications fragmentaires ne convenaient pas. Le plus souvent, la surprise ne jouait pas ; les effectifs réunis en Sicile ou aux Philippines montrent que la défense avait parfaitement apprécié le point d’application probable d’une opération longuement préparée de part et d’autre. Les fortifications côtières avaient presque toujours été organisées avec un luxe de moyens auquel on n’était guère habitué. Le mur de l’Atlantique, les îles d’Okinawa ou d’Iwo Jima valaient la meilleure des lignes fortifiées de 1939. Mais les gros projectiles d’artillerie et les bombes d’avions bouleversaient les défenses les mieux établies ; les tirs de barrage des navires et les bombes-fusées des avions d’assaut arrêtaient les contre-attaques de chars les plus résolues. Jamais, faute de pouvoir leur opposer des moyens semblables, le défenseur ne s’était senti plus impuissant-devant les feux venant du large ou du ciel.
Si l’artillerie de défense des côtes, même renforcée par les obusiers géants inaugurés contre Sébastopol, « dans le tube desquels deux hommes tenaient à l’aise », était hors d’état de compenser l’infériorité aéronavale de la Wehrmacht, il semble bien que ses chefs aient eu conscience du rôle que pouvaient jouer les nouvelles armes allemandes au cours de ces opérations. Lors des premiers tirs de V-1 contre l’Angleterre, la propagande du Reich décrivit longuement la terrifiante destruction de convois alliés, au milieu de la Manche, par les bombes volantes. Les stocks de V-1 ou leurs postes de lancement n’étaient-ils pas suffisants pour un tir sur zone efficace ? Les télécommandes qui eussent permis un tir précis n’étaient-elles pas au point ou les destructions de radars avaient-elles désorganisé la conduite de leur tir ? Toujours est-il que la réalité ne correspondait point aux affirmations allemandes et que le débarquement de Normandie fut beaucoup plus gêné par les tirs d’interdiction sur plages, ou la tempête, que par les bombes volantes.
Le tir ultérieur des V-1 contre Anvers n’eut jamais que le rendement modéré des tirs lointains sur zone. Les V-2 furent employées contre d’autres objectifs. D’ailleurs, lorsqu’elles apparurent, le développement des opérations sur le front occidental permettait un trafic maritime entièrement hors de leur atteinte. Si l’expérience de la guerre ne nous apporte aucune preuve de l’efficacité des armes nouvelles au cours des opérations aéronavales, on aurait tort d’en conclure qu’elles n’y tiendront pas dorénavant une place importante. L’Allemagne s’est effondrée au moment où d’autres, en cours d’étude, allaient sortir. Les prototypes saisis dans les centres d’expériences, les résultats d’essais ne laissent aucun doute sur leur intérêt. Enfin, l’armée et la marine américaines annoncent régulièrement l’entrée en service d’armes semblables. Le navire comme l’avion doivent désormais compter avec elles.
La portée de ces armes ne permet pas encore leur emploi, à partir d’une base terrestre, contre les navires circulant dans les étendues océaniques. Ce n’est pas qu’on doive écarter longtemps cette éventualité ; tous les grands pays sont à la recherche de ces amies sans pilote qui, à condition de disposer de deux bases aux antipodes l’une de l’autre, couvriront toute l’étendue du globe. Mais en se limitant aux réalisations allemandes, et à celles un peu plus perfectionnées, qui faisaient la preuve récente, dans le ciel de Suède et de Grèce, qu’on avait atteint les 1 000 km, le bouleversement apporté dans le domaine naval est déjà suffisant.
Le développement de ces armes se traduira par une extension du « no man’s sea » entre belligérants ou à leur voisinage. Dorénavant, le maître de l’Europe occidentale qui serait dans la situation de l’Allemagne entre 1940 et 1944 serait à même non seulement d’interdire la navigation au voisinage immédiat des côtes, mais encore de couler les convois en mer d’Irlande. Que l’on compare cette situation et celle où les batteries allemandes du Pas-de-Calais ne parvenaient même pas à empêcher les cargos britanniques d’atteindre Londres en suivant les côtes.
Deux parades se conçoivent contre de telles attaques, le feu et le dérobement.
Pourquoi le feu, qui est fort efficace contre les appareils pilotés, ne le serait-il pas contre les avions sans équipage ? Effectivement, les V-1 ont été descendues en grand nombre par la D. C. A. et par la chasse, tout comme les Baka japonais que la présence d’un homme sacrifié, jugée moins coûteuse qu’une mécanique compliquée, n’empêche pas de rattacher au type d’amie étudié.
Ce succès de la défense s’explique par de graves erreurs dans les caractéristiques d’une V-1 ou d’un Baka.
La vitesse d’une V-1 inférieure à celle des plus récents avions de chasse dont elle n’avait pas les possibilités de manœuvre, la condamnait à une destruction presque certaine dès qu’elle était repérée. Le choix de cette vitesse était d’autant plus critiquable que la fusée, ou même le moteur à pulsations, appliquée à un engin de formes affinées, lui aurait permis de distancer aisément son adversaire principal qui était le chasseur, et de réduire beaucoup l’efficacité de la D. C. A. Les Baka étaient plus rapides que les V-1, mais pas encore assez pour échapper à une chasse nombreuse, à vitesse limite de piqué du même ordre que la leur, se relayant au cours d’attaques sur un long parcours. Les armes sans pilote, pour ne pas être détruites en masse, doivent franchir nettement la vitesse du son, et elles le peuvent beaucoup plus aisément que les avions qui auront à les intercepter : On ne signale pas qu’une V-2, qui répond à cette condition, ait jamais été abattue par la chasse ou l’artillerie, malgré sa facilité de détection.
Le tir de défense rencontre une deuxième difficulté lorsqu’on voudra détruire des armes aussi aisées à protéger. Contre objectifs terrestres, l’arme exposée aux coups de toute direction, à supposer qu’ils l’atteignent, réclame un blindage de poids élevé pour sa protection. Mais celle qui se dirige contre tin navire ou un avion et ne risque guère que les coups en provenance de l’objectif peut recevoir une protection des plus efficaces sous forme d’un blindage très incliné sur l’axe, équivalent à l’ogive d’une bombe à parois minces dont elle peut d’ailleurs contenir la charge, qui la préservera de l’explosion des projectiles à fusée instantanée, et fera ricocher les projectiles de perforation. La voilure, à très forte charge au mètre carré, devra être traitée suivant la même formule. C’est une des grosses erreurs des Baka que d’avoir négligé cette protection, qui les aurait sauvés de la destruction par l’artillerie de bord.
Les manœuvres de dérobement sont une parade dont l’efficacité est fonction des qualités évolutives de l’objectif et de la vitesse de l’arme. Il est des cas où elles sont évidemment inefficaces, et d’autres où leur utilité est manifeste.
Jusqu’en 1914-1918 inclusivement, le grand bâtiment n’avait aucune chance d’échapper par la manœuvre à un tir d’artillerie dirigé avec des données exactes, dans les limites de distance du combat à la mer. Non pas qu’il ne se déplaçât de plusieurs longueurs pendant la durée de trajet du projectile, mais ses qualités évolutives ne lui permettaient pas de modifier assez rapidement sa route et sa vitesse. Le tir calculé sur le « navire futur », en supposant celles-ci constantes, n’était guère gêné par un gouvernail qu’on mettait une demi-minute à braquer, ou une machine tout aussi lente à inverser. Il ne s’en fallait d’ailleurs pas de beaucoup, et l’on aurait pu notamment, avec les puissances par tonne très élevées que l’on acceptait sur les plus lents de ces navires, améliorer singulièrement la plus efficace de ces manœuvres de dérobement, qui est le renversement de marche des machines. En dehors des moteurs Diesel des « cuirassés de poche » allemands, dont l’installation se prêtait à un changement de marche rapide, il ne semble pas qu’un gros effort ait été fait de 1918, à 1939 en vue de faciliter l’esquive des projectiles ou des bombes.
Contre les armes nouvelles, les progrès de ce genre sont aujourd’hui sans intérêt pour le grand bâtiment. Les moins manœuvrantes des bombes allemandes téléguidées, destinées au lancement en vol horizontal, disposaient de l’amplitude de correction suffisante pour l’atteindre à coup sûr, si elles étaient bien dirigées. Même les engins à très grande vitesse, tels que les V-2, peuvent suivre dans les 10 à 20 derniers kilomètres de leur trajectoire le déplacement de la position future d’un cuirassé en cours d’évolution.
La situation est toute différente pour les très petits navires ou avions, surtout s’ils sont attaqués par des armes à très grande vitesse. On a souvent opposé l’avion de chasse maniable à l’avion de chasse rapide, et quelquefois avec succès ; ce fut le cas des Double Zéro japonais aux prises avec certains appareils américains ; c’était également en préconisant la manœuvre de dérobement que l’on affirmait la résistance de l’autogire au chasseur. Contre toute une série d’objectifs qui vont de la vedette et du sous-marin de poche à l’avion de tonnage faible ou moyen, la manœuvre de dérobement est la parade la plus sûre des armes télécommandées ou automatiques dont les qualités évolutives seront le point faible.
Ainsi, ce n’est pas dans la puissance de feu, mais dans la maniabilité, que les matériels navals et aériens de demain trouveront le moyen d’éviter les dangers de toute nature qui les menacent. Le cuirassé qui suit imperturbablement sa ligne de file, comme le « croiseur aérien » auquel Douhet attribuait les mêmes possibilités, et qui devaient trouver dans l’épaisseur de leurs blindages et la puissance de leurs armes le moyen d’encaisser les coups et de les rendre, n’ont aucune chance de renouveler demain de telles prouesses à quelques centaines de kilomètres des côtes d’un adversaire un peu doué en mécanique.