dimanche 28 avril 2024

Bien avant Pearl Harbor, des pilotes français affrontent les Japonais… dans le ciel de Chine

En juillet 1937, les troupes japonaises s’emparent de Shangaï. C’est le début d’un conflit qui ne se terminera qu’en 1945, Face aux armées nippones, bien entraînées et bien armées, les Chinois alignent une armée divisée, qui table sur une force aérienne théorique de 600 appareils, alors que leur parc n’en compte, que 90. Pour faire face aux événements, les Chinois vont devoir faire venir de l’étranger avions et équipages, comme cela a déjà été fait en Espagne l’année précédente.

Soong May-ling (1898-2003). Crédit : DR.

Aussi, en octobre 1937, Soong May-ling, l’épouse de Tchang Kai-chek, présidente de la commission aéronautique crée-t-elle le 14th Foreign Squadron, destiné à intégrer des cadres étrangers mercenaires et des pilotes chinois. C’est le colonel Claire Lee Chennault, conseiller privé en matière d’aéronautique, qui est chargé du recrutement.

Cette unité de spécialistes est basée à Hankéou, la capitale de la province du Hou-Peï, une ville implantée au cœur de la Chine, à 1 000 km de la mer et à 1 100 km de Shangaï. À l’été 1937, Hankéou devient le siège du gouvernement nationaliste après la chute de Nankin et l’invasion des zones côtières par les Japonais.

La Chine constitue alors un marché de rêve pour les industries aéronautiques du monde entier. Sur toutes les bases chinoises, on trouve un assemblage assez disparate de chasseurs et de bombardiers d’origines britannique, française, italienne et, surtout, américaine. Organisé par le futur créateur des Tigres volants, le 14th Foreign Squadron choisit comme appareil de base le Vultee V-11G, un triplace de bombardement aux performances plus qu’honnêtes. L’escadrille va également voler sur des Northrop 2E, une extrapolation militaire des célèbres Delta des années trente.

Reste à trouver les hommes. Plus qu’en toute autre matière, le mercenariat n’est pas chose facile. Le chef d’escadrille est bien sûr un Américain, Vincent Schmidt, excellent pilote et aventurier impénitent. Après lui arrivent George Weigle et Elwyn Gibbon, plus un Hollandais, Jan Rouffaer, et quatre Français, dont trois ont derrière eux l’expérience de la guerre d’Espagne. Il s’agit de Marcel Florein, pilote de Potez 54 à l’escadrille España, qui a été abattu à Teruel en 1936, d’André Boulingre, qui a piloté des Hispano-Nieuport 52 et des Loire 46 autour de Madrid et en Andalousie, où il a descendu un Ju 52, de William Labussière, ex-chef d’escadrille de protection des côtes à Valence sur Dewoitine D.371 et sur Polikarpov I-15 et I-16. Le dernier, Martial Laroche, est un ancien pilote militaire reconverti dans les transports civils en France et au Maroc. D’autres Américains vont participer à la vie de l’escadrille, comme Lyman Voelpel, Leong, un pilote sino-américain, Julius Barr, chargé de sélectionner les candidats, Allison et Harrison, qui feront surtout du convoyage, MacDonald et Jameson, instructeurs spécialistes des Vultee et des Northrop, et, enfin, Wong, Watson et Smith, des mécaniciens. Pour le reste, seize mitrailleurs et dix mécanos chinois complètent les effectifs.

Le 14th Foreign Squadron fait ses premiers vols d’entraînement dès le début du mois de novembre, sous la férule de Barr et de Schmidt. Mais il faut attendre le mois de février 1938 pour voir la première sortie opérationnelle de l’unité, une mission de bombardement. L’escadrille est constamment en alerte, car les raids japonais sur Hankéou sont nombreux. Outre sa qualité de siège du gouvernement, Hankéou abrite également des unités soviétiques équipées de bombardiers Tupolev SB-2 et de chasseurs I-15 et I-16. Il y a aussi des escadrilles chinoises, qui volent sur des I-15 et des Curtiss Hawk II et III. De temps en temps, on prélève sur ces unités quelques appareils pour des missions ponctuelles. C’est au cours de l’une d’entre elles que le pilote français Omer Poivre, lui aussi basé à Hankéou, mais qui ne fait pas partie du 14th Foreign Squadron, se distingue tragiquement.

Curtiss Hawk III. Illustration de Don Greer.
I-16 exposé au Musée de l’aviation chinoise. Crédit : Flavio Mucia.

Le 14 décembre, le colonel chinois Chou décolle avec Poivre et Whitehead, un Australien, sur des Hawk III. Ils se posent un peu plus tard à Nanching, où est stationnée une escadrille soviétique de I-16. À 13 h 45, une formation de bombardiers japonais, escortée par quinze chasseurs, attaque la ville. Les trois Curtiss prennent l’air aussitôt, mais, pour une raison inconnue, les I-16 restent au sol. À la première passe, Chou est abattu. Quelques instants plus tard, l’appareil de Whitehead est en flammes, et l’Australien saute en parachute, tandis que Poivre envoie un bombardier au tapis. Mais, alors que Whitehead est sans défense, des chasseurs ennemis s’acharnent à mitrailler son parachute. Il prend une balle explosive dans l’épaule avant que Poivre vienne à son secours. Tenant tête à ses adversaires celui-ci parvient à les éloigner de son compagnon. Il réussit même à abattre un chasseur, puis il est touché d’une balle en plein front. Mais Poivre n’est pas mort. Alors que son appareille est en feu, il tente de se poser sur la neige. Affaibli par sa blessure, il capote et se rompt les vertèbres cervicales. Celui qui a été le « meilleur voltigeur de France » et parachutiste d’essai pour la firme ORS meurt une heure plus tard à l’hôpital de Nanching.

Les Japonais viennent également bombarder Hankéou les 4, 6 et 10 janvier. Au cours du premier raid, l’escadrille perd trois Northrop 2E et un Vultee V-11. Le 16, l’escadrille est en effervescence : Labussière a disparu. En fait, il a dû atterrir en catastrophe avec son Vultee dans une vallée au sud-est du Yang-tsé-kiang. Il faudra au moins cinq heures de patrouilles acharnées sur une zone de 200 km pour le retrouver, et plusieurs jours pour démonter et ramener l’appareil.

Le 7 février, enfin, le 14th Foreign Squadron se voit confier sa première mission sur Pen Ou, à 1 000 km de Hankéou, mission qui suscitera l’une des plus grandes peurs de l’unité. Le 6 au soir, Martial Laroche, officier adjoint d’armement, annonce qu’il a l’intention de fixer sur les bombes pour les sept Vultee V-11 un dispositif de sécurité destiné à neutraliser celles-ci en cas d’accident au décollage. En conséquence, il demande un report du décollage d’une heure ou deux, ce que la totalité des pilotes de l’escadrille refuse, alléguant que le système en question est inutile. À l’aube du 7, les équipages, qui se rendent vers leurs appareils, trouvent leurs Vultee V-11 équipés du système de Laroche. Celui-ci a travaillé la plus grande partie de la nuit au montage de son « bricolage ». Laroche grimpe dans son avion sous les quolibets de ses camarades, qui trouvent toujours ce travail aussi inutile…

Les V-11 s’alignent et se préparent à décoller. Les pilotes constatent alors que les appareils, chargés de vingt bombes de 13,6 kg en soute et de deux autres de 50 kg sous le ventre, avalent littéralement la piste avant de s’arracher du sol, à la limite de la perte de vitesse. De fait, un des Américains manque son décollage. N’ayant pas pris suffisamment de vitesse, l’appareil retombe lourdement sur le sol. Son pilote, qui se voit déjà capoter dans le fossé du bout de piste, tente de virer à droite. Mais, trop lourd, l’appareil s’embarque dans un cheval de bois avant de s’effondrer sur le ventre… et de labourer le sol avec les bombes extérieures. Grâce au dispositif de Laroche, les dégâts s’arrêtent là.

Le pauvre Laroche ne se doute pas qu’il vit ses derniers jours à l’escadrille. Le 12 février, il rentre d’une mission de routine avec Labussière. Sur la base de Hankéou, six bimoteurs soviétiques SB-2, entourés de rampants, sont rangés de façon inhabituelle, en raison des inondations. Laroche se pose sans problème, mais son Vultee passe dans une grande mare d’eau qui l’aveugle et fait déraper son appareil. Le Vultee part dans un cheval de bois et fauche un mécano soviétique, qui est tué sur le coup. Laroche, effondré par cet accident dont il accepte la responsabilité, remet immédiatement à la commission aéronautique une démission que personne n’aurait songé à lui demander. La même semaine, Marcel Florein, rappelé en France pour de graves raisons familiales, quitte également l’escadrille. Le clan français est réduit de moitié.

À la fin du mois de février 1938, Labussière et Boulingre soumettent un projet très ambitieux à la commission aéronautique : le bombardement du Japon. Fin navigateur, André Boulingre prépare un plan de vol détaillé pour deux bombardiers Martin 13W (des B-1O d’exportation), chargés exclusivement de bombes incendiaires de 5 kg. Pour ce raid, les appareils devront se passer de navigateur, de mitrailleur et d’armement défensif au profit de réservoirs supplémentaires de carburant, qui doivent porter l’autonomie des Martin 13W à 2 800 km. C’est assez pour atteindre Kagoshima (dans le sud de Kiu shu), dont les installations portuaires, militaires et industrielles sont enserrées dans des quartiers résidentiels pour la plupart construits en bois, d’où le choix des seuls projectiles incendiaires. Pour le retour, plein sud, l’autonomie étant de 500 km, les bombardiers devront se poser en pleine mer et rejoindre un bateau de ligne américain (non prévenu de la manœuvre !) qui assure une liaison avec les Philippines. En effet, un canal officiel étranger permet aux aviateurs occidentaux en Chine de disposer de la position quotidienne de ces navires. Reste ensuite à se poser à proximité du bateau et à l’alerter par des fusées de détresse ou, si besoin est, en incendiant les épaves.

Martin B-10 du 28th Bombardment Squadron en vol en 1935. Neuf exemplaires sont vendus a la République de Chine et utilisés intensivement durant la guerre contre le Japon. Crédit : DR.

Vincent Schmidt refuse de cautionner ce projet, et, après une longue étude, la commission aéronautique remercie chaleureusement les deux Français, mais rejette le raid. Le gouvernement chinois, en position délicate avec la Société des Nations, redoute qu’une telle mission n’indispose celle-ci… Le 18 février, les chasseurs soviétiques basés à Hankéou abattent cinq appareils japonais au prix d’un de leurs pilotes, grièvement blessé ; Boulingre l’emmène à l’hôpital de Hankéou. À cette époque, le rythme des vols atteint trois heures par jour et par pilote. Les missions de bombardement, qui impliquent de cinq à sept avions, ne disposent que très rarement d’une escorte, et les escadrilles soviétiques, arrivées en Chine en novembre, ne se mélangent pas aux Occidentaux.

Le 24 février, Labussière prend part au bombardement de l’aérodrome et de la gare de Sinsiang, occupée par les Japonais. Boulingre a dû faire demi-tour aussitôt après le décollage, à cause de son train qui refusait de rentrer. Puis le même Labussière va particulièrement se distinguer le 27, au cours d’une mission de bombardement sur Loyang, dans la province du Honan, qui met en œuvre six Vultee V-11, pilotés par Schmidt, Boulingre, Weigle, Gibbon, Leong et Labussière. À 6 heures du matin, la « vérif » moteurs révèle que l’appareil de Labussière souffre d’une grave avarie du mécanisme du changement de pas de l’hélice. Pas question de décoller dans ces conditions. Mais pas question non plus, pour le Français, de regarder les autres partir. Il ordonne de préparer l’unique appareil disponible, un Northrop 2E. On charge donc les bombes sur ce « mulet », mais le temps manque pour approvisionner les mitrailleuses et pour remonter le viseur de bombardement. À son arrivée sur le terrain, Schmidt veut tout d’abord s’opposer à ce changement d’appareil, puis, devant l’insistance de Labussière, il cède. À condition, toutefois, que celui-ci prenne par écrit l’entière responsabilité de sa décision. Aussitôt dit, aussitôt fait.

William Labussière à Hankéou le 24 février 1938 avec son équipage avant le raid sur Sin-Siang. Crédit : DR.

 

Les pilotes lui font de grands signes : une bombe est restée accrochée sous l’avion

 

Le décollage se passe sans histoires, et, après trois heures de vol, Loyang est en vue. Si on peut dire, car la visibilité est très mauvaise, et le plafond très bas. De plus, de fortes rafales de neige n’arrangent pas la situation. Les six appareils se séparent pour attaquer les cibles qui leur ont été respectivement désignées. Celle du Northrop est un dépôt de munitions à l’est de la ville. L’absence de viseur oblige Labussière à faire du bombardement en semi-piqué : il s’applique et tire sur la manette de largage au dernier moment. Mais rien ne se passe. Au deuxième passage, dans les mêmes conditions, il tire si violemment sur la manette que celle-ci se brise dans ses mains. Qu’à cela ne tienne ! Il fait un troisième passage, alors que les cinq autres appareils, qui ont tous atteint leurs objectifs, ont déjà mis le cap sur le point de ralliement, à une centaine de kilomètres de là. Bien entendu, la DCA se déchaîne sur cet objectif isolé, mais, cette fois-ci, Labussière utilise la commande de largage d’urgence (« salvo »), qui libère tous les projectiles d’un coup. Touché de plein fouet, le dépôt explose, et Labussière s’éloigne enfin. Il lui faudra ensuite une bonne demi-heure, manette des gaz à fond, pour rejoindre les Vultee V-11. Arrivant à hauteur de ses camarades, il s’aperçoit que ceux-ci lui font de grands signes de la main. Il n’y a pas de radio sur le Northrop, et les gestes, codés, lui indiquent qu’une bombe est restée entre les jambes de son train d’atterrissage. On lui fait comprendre qu’elle n’est plus fixée que par la queue : c’est ce qui peut arriver de pire, car les bombes s’arment automatiquement lorsque la tête bascule et libère le moulinet de sécurité. Toute forme d’atterrissage est impossible. Examinant le terrain aux alentours de l’aérodrome, il constate qu’il est constitué de petites collines désertiques, vierges de toute trace de vie. Labussière met son Northrop en piqué vertical et redresse brutalement l’appareil au dernier moment pour que la force centrifuge éjecte la bombe. Il réussira à s’en débarrasser à la troisième tentative… Lorsqu’il se pose à Hankéou, il a plus de cinq heures de vol dans les bras et de sacrées émotions dans la tête.

Il n’est pourtant pas au bout de ses peines, car, le 1er mars, il reçoit une lettre de la commission aéronautique l’informant qu’il est condamné à une amende de 300 dollars US, afin d’indemniser le Village auquel appartient le champ sur lequel il a lâché sa bombe. Après un rapport indigné à la commission, il ne sera plus question de retenir cette amende sur sa solde, la mesure étant purement politique. Le 20 mars, à la suite de plaintes émanant des pilotes américains, Vincent Schmidt demande audience à Mme Tchang Kaï-chek pour obtenir une augmentation de solde. Après une revendication formulée sans préambule, et en des termes dont la virulence ne correspond guère à la délicatesse de la culture chinoise, l’escadrille est tout simplement dissoute, et tous les contrats dénoncés.

Boulingre et Labussière, qui se sont tout de suite désolidarisés de ce qu’ils considèrent comme une démarche malvenue et maladroite, se retrouvent le 22 mars 1938 à la disposition de la commission. Après quelques missions de routine, pour lesquelles ils sont intégrés dans diverses unités, ils se voient confier une tâche importante qui va les occuper du 26 juin au 6 juillet. Il s’agit de reconnaître tous les terrains secrets entre Hankéou, Cheng Tou et Younan Fou (Kunming), en prévision du repli du gouvernement nationaliste sur Choungking. Pour cette mission, ils disposent d’un Vultee, à bord duquel ils effectueront des sorties ponctuelles. Le 21 juillet, ils font même une mission de près de trois heures sur un Junkers Ju 52 civil de la compagnie Eurasia avant de recevoir une nouvelle affectation à la 41e escadrille de chasse, basée à Yunan Fou.

Surprise, l’unité est dotée de Dewoitine D.51OC, et Labussière en prend le commandement, tandis que Boulingre devient son second. Tous les autres pilotes sont également français, et la plupart viennent d’Espagne. La ressemblance s’arrête là, car tous ces pilotes n’ont pas le même gabarit que les aventuriers et les baroudeurs du Foreign Squadron. À part Labussière et Boulingre, et l’Australien Withehead, remis de ses blessures, aucun pilote de l’escadrille ne prendra jamais l’air sur alerte, prétextant qui la migraine, qui la malaria, qui la dysenterie. Labussière, qui veut mettre bon ordre dans ce ramassis de profiteurs, se fait même traiter de « jeune crétin qui n’a rien compris » par un ancien convoyeur de la guerre d’Espagne, qui avoue n’être venu en Chine que pour s’enrichir. Le divorce est inévitable, et Labussière demande la dissolution de « son » escadrille française et le renvoi de ses compatriotes. Il reste quand même à la tête d’une patrouille de D.510C, rattachée à la section de vol de l’école centrale d’aviation de Kunming. Jusqu’à ce que la mobilisation française le rappelle en Indochine.

William Labussière

Claire Lee Chenault

Vultee V-11

Curtiss Hawk II

Curtiss Hawk III

Dewoitine D.510c

ARTICLES CONNEXES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

THEATRUM BELLI a fêté ses 18 ans d’existence en mars dernier. 

Afin de mieux vous connaître et pour mieux vous informer, nous lançons une enquête anonyme.

Nous vous remercions de votre aimable participation.

Nous espérons atteindre un échantillon significatif de 1 000 réponses.

Stéphane GAUDIN

Merci de nous soutenir !

Dernières notes

COMMENTAIRES RÉCENTS

ARCHIVES TB