Lorsque qu’un officier général quitte le service actif et rejoint le G2S, une des premières questions qu’il peut chercher à résoudre est celle de la nouvelle liberté qui sera la sienne en matière d’expression… Force est de reconnaître que les investigations peuvent s’avérer décevantes :
- Il n’y a pas de règles spécialement applicables aux officiers généraux, ni a fortiori à ceux en deuxième section.
- Les textes, qui sont communs à toutes les catégories de personnels militaires, sont finalement peu explicites (ce dont on peut d’une certaine manière se réjouir).
- Ces textes de référence ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la fonction militaire, mais sont en général ceux en vigueur pour l’ensemble des fonctionnaires…
Alors, quand on parle de devoir (ou d’obligation) de réserve, à quoi fait-on référence ? La notion n’existe pas dans les textes législatifs et réglementaires régissant la fonction publique française. Par exemple, la Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ne fait nulle part mention d’un « devoir de réserve », ni d’une « obligation de réserve ». Une réponse à une question écrite d’un député en 2001 le redit de façon différente : « L’obligation de réserve, qui contraint les agents publics à observer une retenue dans l’expression de leurs opinions, notamment politiques, sous peine de s’exposer à une sanction disciplinaire, ne figure pas explicitement dans les lois statutaires relatives à la fonction publique. […] Il s’agit d’une création jurisprudentielle, reprise dans certains statuts particuliers, tels les statuts des magistrats, des militaires, des policiers… » Le site officiel de l’administration française (service-public.fr) fournit quelques indications plus précises : « Tout agent public doit faire preuve de réserve et de mesure dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions (la liberté d’opinion est reconnue aux agents publics) mais leur mode d’expression. L’obligation de réserve s’applique pendant et hors du temps de service. »
« Le manquement au devoir de réserve est apprécié par l’autorité au cas par cas. Ce devoir s’applique plus ou moins rigoureusement selon :
- la place dans la hiérarchie, l’expression des hauts fonctionnaires étant jugée plus sévèrement,
- les circonstances dans lesquelles un agent s’est exprimé, […]
- la publicité donnée aux propos, si l’agent s’exprime dans un journal local ou dans un important média national,
- et les formes de l’expression, si l’agent a utilisé ou non des termes injurieux ou outranciers. »
Le portail de la fonction publique précise pour sa part, au paragraphe consacré à l’obligation de réserve que « le principe de neutralité du service public interdit au fonctionnaire de faire de sa fonction l’instrument d’une propagande quelconque ». Le statut général des militaires se contente de dire que « les militaires doivent faire preuve de discrétion pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ». Le document le plus pédagogique reste finalement l’instruction n° 50475/DN/CC du 29 septembre 1972. Elle stipule en particulier que « l’obligation de réserve, à laquelle se trouve soumis l’ensemble des fonctionnaires civils et militaires […] leur interdit d’une part de faire de la fonction exercée un instrument d’action ou de propagande, d’autre part de faire des actes ou des déclarations de nature à faire douter non seulement de leur neutralité, mais aussi du minimum de loyalisme envers les institutions dont doit faire preuve celui qui a accepté de servir l’État ».
Elle précise : « L’étendue de ce devoir varie en fonction de la situation personnelle de chacun, caractérisée notamment par le grade détenu et par l’emploi occupé, en fonction aussi des circonstances et en particulier de la diffusion qui est susceptible d’être donnée aux points de vue exprimés. » Le problème majeur de cette instruction est qu’elle a été écrite en référence au précédent statut général des militaires, celui de 1972, qui n’est plus en vigueur, et qu’elle n’a pas été réactualisée lors de l’adoption du statut actuel, celui de 2005. On y parle encore du régime de l’autorisation préalable… Ces documents nous éclairent peu. Et ils paraissent dans certains cas difficilement applicables à la position « 2S » :
- parler librement de la défense n’est pas faire action de « propagande », loin s’en faut…
- les généraux 2S n’ont plus de « fonction » qui puisse être « instrumentalisée » ;
- cette obligation semble concerner les « agents publics »… ce qu’il n’est pas sûr que les généraux continuent à être sous statut « 2S » (tout en pouvant le redevenir temporairement en cas de rappel en première section !…).
On voit malgré tout se dégager de l’ensemble de ce corpus un cœur commun de dispositions pratiques, que la jurisprudence a consacrées au fil du temps.
C’est grâce aux quelques avis autorisés obtenus d’un expert juriste que les règles de bon sens qui suivent ont été formulées : elles délimitent finalement assez bien ce qu’on peut faire ou ne pas faire lorsque l’on veut s’exprimer. Si la qualité d’officier – notamment général – est un élément non négligeable, elle ne suffit pas à déterminer les limites de l’obligation de réserve des militaires. En effet, cette obligation varie également, et surtout, selon l’objet et la finalité des propos, ainsi que selon leur tonalité et leurs modalités de diffusion, voire le profil du locuteur.
On peut ainsi fixer quatre critères objectifs principaux qui permettront à l’autorité disciplinaire ou au juge de dire si le devoir de réserve a été transgressé ou non.
1/ Les fonctions exercées et le grade occupé : l’obligation de réserve s’apprécie à la mesure des responsabilités assumées, au rang dans la hiérarchie et à la nature des fonctions occupées ; l’obligation de réserve est ainsi plus intense envers les officiers ; et, par conséquent, le fait d’occuper une fonction d’officier général est singulièrement de nature à restreindre la liberté d’expression. En revanche, s’agissant des généraux 2S, dès lors qu’ils n’exercent plus aucune fonction, leur liberté d’expression est plus ample. Ce premier critère présente un paradoxe évident : le grade et les fonctions constituent à la fois un encouragement à l’expression (à laquelle ils confèrent une forme de légitimité) et une réserve importante à la liberté de celui qui s’exprime…
2/ L’objet et la finalité des propos : le fait pour un militaire de critiquer l’organisation, le fonctionnement, la politique ou les orientations des armées ou du ministère, relève objectivement d’une atteinte au devoir de réserve. Néanmoins le juge a pu être amené à tenir compte du fait que ces critiques s’apparentent souvent à une défense du corps d’appartenance : dénoncer une situation susceptible d’affecter les conditions d’exercice de la mission peut ainsi relever d’un débat d’intérêt général et ne pas être sanctionné… Il n’est donc pas exclu que certaines critiques émises sur le fonctionnement général de l’institution militaire – en particulier concernant l’insuffisance des moyens disponibles – puissent bénéficier d’une certaine indulgence. Les officiers généraux sont de toute évidence mieux à même d’exercer une telle liberté de critique d’ordre professionnel, compte tenu de leur position (en cours ou passée) au sommet de l’institution militaire.
3/ La tonalité des propos : si les propos critiques d’un militaire peuvent donc être tolérés, il en sera bien plus difficilement ainsi lorsqu’ils sont outranciers, insultants ou diffamatoires. À l’inverse, le juge peut se montrer plus conciliant lorsqu’une critique est formulée en termes mesurés, sans caractère polémique.
4/ Les modalités de diffusion des propos : l’ample publicité donnée par un militaire à ses critiques envers l’institution est de nature à heurter son obligation de réserve ; une critique publique, diffusée au-delà des limites du cénacle militaire, peut donc être jugée comme une atteinte au devoir de réserve.
Un cinquième critère, plus diffus, peut être ajouté à cette liste : le profil du locuteur. La seule qualité de militaire suffit en théorie à imposer l’application de l’obligation stricte de loyauté. Néanmoins, l’exercice de certaines missions annexes, voire distinctes de la fonction militaire, peut être pris en compte afin d’alléger cette obligation. Cette dernière notion intéresse très directement les généraux 2S amenés à s’exprimer dans le cadre des responsabilités qu’ils peuvent avoir prises dans diverses associations…
Dit de manière plus caricaturale :
- un jeune officier qui écrit en termes mesurés dans la revue de l’école de guerre qu’il faut aménager la tactique du combat de l’infanterie ne porte pas atteinte au devoir de réserve ;
- il en irait tout autrement d’un ancien CEMA qui écrirait en termes virulents dans un grand quotidien du soir que la dissuasion nucléaire est une connerie !
Alors, bien sûr, on peut le regretter, ces règles ne permettent pas de déterminer une ligne rouge précise. Elles ont en revanche le mérite de fixer un « cadre prudentiel » pour éclairer les rédacteurs que nous sommes : il est possible de dire certaines choses avec fermeté et conviction, sans craindre de s’exposer, sous réserve de respecter ces règles. Avec finesse et discernement aussi, car tout est en fait affaire d’appréciation : l’obligation de réserve applicable aux militaires en général et aux officiers généraux en particulier doit être appréhendée sans esprit de système. Et en sachant que les lignes juridiques tracées auront vocation à fluctuer au fil des contentieux. On peut conclure en constatant que l’absence de textes précis ne constitue finalement pas un frein à notre expression. Il est donc peu souhaitable de faire évoluer ce cadre. Car il ouvre un espace de liberté, que nous avons toute latitude d’occuper intelligemment, pour participer au débat de notre pays sur sa défense.
Général de corps d’armée (2S) Alain BOUQUIN
Texte tiré du dossier n°19 : Liberté d’expression