Pour mon anniversaire ce jour (date aussi de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui me semble encore largement méditable) et pour terminer le cycle d’analyses des auditions de cet été, je m’étendrai (ce sont encore les vacances) sur le rapport d’information du 18 juillet 2012 du Sénat concernant le format et l’emploi des forces armées post 2014. Ce sera un billet un plus long qui peut néanmoins servir de synthèse aux billets précédents et clôturera une période intense d’écriture avant de revenir à un rythme hebdomadaire plus normal.
Diffusé par un groupe de travail de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, ce rapport d’information complète utilement les auditions des autorités civiles et militaires de la défense (état chiffré des différentes armées, politique industrielle de l’armement, réserve…). Il ne permet cependant pas de définir les forces armées post-2014 mais peut largement y contribuer par ses réflexions inquiètes.
Le préambule pose la problématique de la volonté de puissance en citant le général Georgelin : « La puissance, c’est ce qui permet à un pays de rester maître de son destin et de peser sur les affaires de la planète ». Selon le groupe de travail, cette « volonté de puissance » demeure mais « Les contraintes budgétaires auxquelles l’ensemble des pays occidentaux font face rendent clairement cet objectif inatteignable seul ».
Cependant est-ce vraiment le cas ? J’ai un doute sur cette approche. Quant à la mise en commun de cette volonté de puissance au niveau européen, faut-il répéter que la responsabilité de faire la guerre répond aussi à des intérêts nationaux, y compris en coalition ? Nous sommes au cœur du débat sur la souveraineté nationale avec peut-être une question : la puissance militaire est-elle ou n’est-elle plus l’apanage de la puissance d’un Etat ? Cette puissance est-elle encore voulue sinon souhaitée par la majorité de nos concitoyens ? L’éducation et la sensibilisation de nos dirigeants de plus en plus éloignés de cette problématique deviennent des enjeux cruciaux.
Dans la nécessité, la politique intérieure peut aujourd’hui avoir un effet dévastateur sur cette puissance militaire qui ne se conçoit que dans le long terme et hors du calendrier politique, avec l’assurance que ce qui sera abandonné le sera définitivement. C’est bien ce qu’a ressenti cette commission qui s’inquiète aussi pour l’entraînement et la formation de nos forces armées, c’est-à-dire sur leur capacité opérationnelle.
Ce rapport a posé dix questions qui abordent indirectement ou directement ces réflexions. Il n’a pas répondu à toutes. Cinq questions sur les dix posées par le rapport n’obtiennent pas ou peu de réponses : capacité à conduire en autonome ou à être nation cadre, degré d’influence au sein de l’OTAN, enseignements effectivement tirés des engagements récents ou en cours, de la multinationalité, de l’interarmisation. L’intervention sur le territoire national n’a pas non plus eu de réponse dans ce document. Cela est bien dommage car une armée ayant le seul but d’être un corps expéditionnaire ne peut à mon sens être proche de la Nation et encore moins avoir une raison d’être.
Aux questions pour lesquelles une réponse apparaît, un pilier européen dans l’OTAN semble être la seule solution en privilégiant sans doute les coopérations renforcées avec les Britanniques, malgré leur obstruction, ou dans le cadre du triangle de Weimar ce que le ministre de la défense a déjà entrepris. Cependant, la commission constate que bon nombre d’Etats européens ont abdiqué la volonté de se défendre et s’en remettent à l’OTAN et surtout aux Etats-Unis. « A force de renoncements, ces pays n’ont plus les moyens de se défendre » (exemple des Pays-Bas). En Europe, seuls la France et le Royaume-Uni ont encore la capacité d’agir selon leur volonté nationale pour des opérations d’envergure limitée.
La question posée est donc : notre liberté de choisir notre destin doit-elle être remise une Europe qui désarme ou doit-on accepter le coût de cette liberté ? A travers les lignes de ce rapport, les sénateurs, inquiets, semblent bien aller vers cette seconde solution avec ces orientations :
- Les forces conventionnelles restent essentielles pour assurer la crédibilité de la dissuasion nucléaire ;
- Les forces armées contribuent à la protection du territoire.
- Par leur capacité à être projetées, elles peuvent prévenir un conflit ou intervenir.
Dans cette dernière perspective, les questions posées seraient plutôt : dans quelle mesure la France a-t-elle la volonté d’utiliser la force pour défendre ses intérêts ? Quelles sont les limites qu’elle veut donner à l’efficacité militaire recherchée et donc avec quelles capacités ?
En schématisant, les contrats opérationnels visent dans leur caractère le plus contraignant une mission de projection à 8 000 km d’une force aérienne avec le déploiement en 5 jours de l’échelon d’urgence d’une force terrestre de 1 500 hommes.
Je rappellerai qu’en 1998 l’objectif était de trois jours et que cela est encore moins possible 12 ans après. J’attirerai aussi sur ce niveau d’ambition qui n’a pas varié que ce soit par la mer dans un groupe amphibie ou par voie aérienne : 1 400 à 1 500 hommes avec une protection minimale et des moyens d’appui. Cette référence a aussi fait son chemin dans l’Europe de la défense avec ces battlegroups 1500 qui ont les mêmes effectifs et peu d’efficacité militaire – surtout si elles sont multinationales.
Maintenant militairement parlant, qui peut croire que 1 500 hommes, même bien appuyés par la mer ou par le ciel puisse changer l’issue d’un conflit ? Cela n’est envisageable que si cette unité (un gros régiment) est vite renforcée et soutenue logistiquement par une force plus conséquente qu’il faut aussi transporter rapidement dans les semaines qui suivent. En 1998, cette force avait la valeur d’environ 5 000 hommes soit une brigade, à peu près ce que nous avons déployé pour l’Afghanistan. Ceci est pour la France le niveau dimensionnant d’engagement d’une force militaire interarmées nationale et significative quelque soit le type de conflit, au sein d’une coalition aussi. Sa crédibilité reposera sur les délais de mise en place, l’équipement qui donne la supériorité technologique, la force morale et son influence sur le milieu humain de la zone d’opération d’autant que la commission voit comme le plus probable, le conflit asymétrique en zone urbaine, au milieu des populations.
Ce défi à déployer des forces crédibles reste cependant soumise à la zone militaire de déploiement. Repositionner nos ambitions géographiques est donc envisager. Etre en mesure d’agir au profit de nos intérêts proches semble de bon sens : Europe, Méditerranée, Afrique, voies d’approvisionnement stratégiques incluant la lutte contre la piraterie, sécurisation des ressources de tout type de nos zones économiques exclusives. Un partage des tâches avec nos alliés est envisagé (encore faut-il en Europe que nos alliés en aient la volonté et les moyens !).
Cependant la défense de nos intérêts est aussi à exercer dans les DOM-COM, dont les ZEE, qui seront à l’avenir des atouts précieux de notre puissance et de nos ressources. Un désengagement militaire français important d’une part, d’autre part les tensions s’accroissant dans le Pacifique (Cf. les relations tendues entre la Chine et les Etats-Unis) me laisseraient dire que la France ne sera plus en mesure de défendre dans le futur ses intérêts y compris par la force. La commission conforte cette prise de position en s’inquiétant des efforts très insuffisants faits aujourd’hui.
En effet, que faire – et contre quelle puissance régionale, éventuellement mondiale -pour défendre avec efficacité des territoires aussi lointains que les Kerguelen, la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie ? Pour des raisons stratégiques, c’est-à-dire d’incapacité à assumer cette mission de défense sauf par un changement de stratégie de défense, ne faut-il pas laisser ces territoires aller progressivement vers l’indépendance, ce qui est déjà plus ou moins en cours. Ce qui ne peut être défendu y compris militairement, doit-il être maintenu ? Débat tout à fait intéressant me semble-t-il.
En terme d’emploi à terre, je m’étonne enfin de cette affirmation de la commission : la tendance des engagements ne serait pas à une opération lourde et de longue durée. Ce n’est pas ce que je constate. Au contraire, la durée semble être la règle et surtout nos armées ne sont plus capables de tenir cette durée comme les différents chefs d’état-major l’ont fait remarquer. Je ne parlerai pas de l’opinion publique versatile qui est un facteur de la durée d’un conflit. Etre capable de projeter pendant une longue durée une force militaire rend crédible la volonté de puissance précédemment évoquée. Cela signifie une capacité à assurer sa relève (formation et entraînement notamment), à la soutenir (logistique, munitions…), à expliquer et à convaincre de la légitimité de la mission auprès des citoyens, avoir aussi le courage d’accepter les pertes, savoir enfin mettre à l’honneur les sacrifices.
Un conflit se gagne à terre (pour ne pas revenir sur un billet précédent). La commission a évoqué ce besoin d’un contrôle continu du terrain qui est remis en question par le contexte de l’engagement et le format de nos forces. Elle rejette cependant la tentation d’obtenir la décision par les seules frappes aériennes à distance et l’action des forces spéciales.
En revanche, la nécessité du contrôle du terrain suppose l’articulation de nos forces avec des forces armées locales. J’ajouterai que nos forces n’ont pas à « faire le travail » pour les principaux concernés. J’ai encore cet exemple de trois Afghans recherchant du travail en Europe, interceptés et renvoyés sur Kaboul, soutenus par un certain nombre d’organisations humanitaires françaises alors que durant la même période nous perdions trois de nos hommes en Afghanistan. Construire son pays, comme la France et d’autres pays l’ont fait, est une responsabilité du pays concerné et donc de ses habitants, pas la notre.
En revanche, savoir former et équiper une armée étrangère devient un mode d’action moins coûteux pour nos forces armées. Cela pourrait signifier à la différence des années passées une plus grande expatriation des cadres militaires, notamment au contact de la troupe locale si les accords de défense bilatéraux le permettent.
Pour conclure mais nous pourrions débattre encore longtemps, la capacité à déployer une force interarmées nationale doit être possible, recherchée et maintenue. Elle devrait être réfléchie en fonction des effets recherchés et sans doute aussi d’une élongation raisonnable. Elle devrait être conçue en fonction de la puissance de destruction et d’influence (Cf. Mon billet du 8 juillet 2012) qu’elle peut projeter (avec des variantes, dominante terre, air ou mer) pour que son déploiement soit suffisamment crédible pour amener, sinon imposer notre vision de l’état final recherché. Cette capacité à se projeter doit être intégrée dans une stratégie globale. Pour obtenir tous ses effets, elle doit être en mesure d’incarner une stratégie que je qualifie de juste puissance (Cf. « L’influence en appui aux engagements opérationnels » CICDE, 2012) pour amener nos adversaires à se rendre « à la raison ».