SurC’est ce qui s’appelle un timing parfait. Une mission d’information de l’Assemblée nationale vient de présenter les résultats de ses travaux au sujet de « la politique française et européenne vis-à-vis de la Russie ». Voici quelques extraits relatifs à l’Ukraine, tirés du Rapport d’information, et de l’audition des auteurs (Chantal Guittet et Thierry Mariani) qui s’en est suivie… En y ajoutant, sans surprise, une petite touche transatlantique.
Le fait que son voisinage immédiat constitue, pour la Russie, une « priorité majeure et constante (…) ne tient pas seulement à la nostalgie qu’auraient les Russes de la puissance soviétique ou à une vision stratégique qui serait obsédée par la puissance au sens traditionnel du terme, impliquant le contrôle d’une ‘sphère d’influence’. Cette priorité est aussi la conséquence de réalités objectives, qui tiennent au degré d’intégration qui existait dans l’URSS : les migrations intérieures étaient considérables, les frontières administratives n’avaient pas toujours beaucoup de sens et l’économie des différentes républiques était totalement intégrée. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les enjeux identitaires, s’agissant en particulier de l’Ukraine, Kiev ayant été la capitale du premier État russe, puissant et prestigieux, au haut moyen-âge. »
Pour illustrer la complexité des relations russo-ukrainiennes, les rapporteurs soulignent d’un côté la proximité évidente (histoire, langue, économies imbriquées), de l’autre « une vieille tradition nationaliste [en Ukraine], qui s’est développée contre l’Empire russe dès le XIXème siècle. De plus, sa partie occidentale (la région de Lviv) a des liens historiques et culturels beaucoup plus ténus avec la Russie, puisque elle a seulement été annexée à l’URSS en 1945, après avoir été polonaise, autrichienne, puis de nouveau polonaise. »
D’où ce constat : « Il n’est donc pas surprenant que la vie politique de l’Ukraine redevenue indépendante soit dominée par un affrontement, souvent violent, entre pro-russes et pro-occidentaux, avec une dimension géographique très nette (Ukraine de l’ouest contre Ukraine de l’est et du sud – lors des élections de 2004 qui ont suivi la Révolution orange, le candidat ‘pro-occidental’ Viktor Ioutchenko a obtenu plus de 80 % des suffrages dans la plupart des régions de l’ouest du pays, tandis que son adversaire Viktor Ianoukovitch obtenait également plus de 80 % des voix dans plusieurs régions de l’est et du sud). »
L’Ukraine fut également un facteur non négligeable, et ce à plusieurs titres, dans la politique occidentale visant au refoulement de la Russie, « qui a atteint son point culminant au début des années 2000 – c’est l’époque du soutien occidental aux « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine – qui portaient au pouvoir des personnalités pro-occidentales et hostiles à la Russie ». Or, notent les rapporteurs, « si cette ‘politique de refoulement’ a sans doute d’abord été le fait des États-Unis dirigés par le président George Bush, de l’OTAN et de certains pays européens, l’Union européenne en tant que telle y a aussi pris part ».
Outre les pseudo-révolutions insufflées depuis Washington (avec la complicité enthousiaste des Polonais, des Baltes et d’autres), la politique américano-occidentale du refoulement se retrouve aussi dans l’encouragement de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN. Avocat infatigable de l’élargissement de l’Alliance vers l’Est, Washington voulait déjà pousser son agenda lors du sommet de Riga en 2006 – jusqu’à faire délibérément l’amalgame entre les potentiels candidats (ex-URSS ou des Balkans). Deux ans plus tard, « sous la pression de la France et de l’Allemagne, il était décidé de ne pas accorder immédiatement à l’Ukraine et à la Géorgie le statut de candidat ». Aux yeux des promoteurs du projet, ce n’était que partie remise, toutefois.
C’est vrai aussi que leur zèle a dû être refroidi à l’époque, pour un moment en tout cas, par les résultats des enquêtes d’opinion, d’après lesquels seuls 14,8% des Ukrainiens soutiendraient l’entrée de leur pays dans l’Alliance. Le retrait humiliant, à l’été 2006, d’un détachement des Marines américains de la presqu’île de Crimée (où ils venaient préparer un exercice commun OTAN-Ukraine, finalement annulé sur décision du Parlement local, ce dernier ayant déclaré le territoire interdit à l’Alliance) fut la cerise sur le gâteau.
Il fallait donc redoubler d’efforts. Comme le note le co-rapporteur Mariani, « s’il y a des pressions russes sur l’Ukraine, qui sont dénoncées à juste titre, il ne faut pas oublier qu’il y en a aussi d’autres. Je vous renvoie aux propos de cette diplomate américaine rapportés il y a quelques jours : on en a principalement retenu la grossièreté vis-à-vis de l’Union européenne, mais il faut surtout écouter le reste, où cette personne explique quels responsables de l’opposition devraient ou non participer au futur gouvernement ukrainien : quelle ingérence ! »
Pour ce qui est de l’Union européenne, Mariani estime que « Sur l’Ukraine, l’UE a totalement raté le coche. Elle a proposé 700 millions quand la Russie a mis sur la table 15 milliards. Notre réponse n’est pas à la hauteur des enjeux, aussi bien politiques qu’économiques. C’est ainsi qu’en décembre dernier, le président Barroso a refusé la suggestion russe d’un dialogue à trois, Europe, Russie et Ukraine. » Surtout, le rapport revient sur le sommet du Partenariat oriental à Vilnius, fin novembre 2013, qui a fait tellement de vagues.
Le document souligne à ce propos que « La question de savoir si l’Ukraine signerait ou non l’accord d’association avec l’Union européenne a été manifestement vécue, à Moscou comme à Bruxelles, dans une optique de rapport de force. Cela n’était pas surprenant du côté russe, mais cela devait-il nécessairement être aussi le cas du côté européen, avant même que la crise politique ukrainienne ne cristallise les positions ? ». En effet, c’est à méditer. D’autant plus qu’une partie de la réponse se trouve de l’autre côté de l’océan Atlantique.
Pour s’en convaincre, il suffit de revoir les auditions au sujet du Partenariat oriental de l’Union européenne devant le Sénat… américain. Lesquelles ont révélé qu’à la veille du sommet entre l’UE et ses partenaires de l’Europe de l’Est, l’Amérique avait mis les bouchées doubles pour soutenir le rapprochement des ex-Républiques soviétiques aux structures de l’UE. Victoria Nuland (eh oui, toujours elle) expliquait notamment aux sénateurs US que l’administration avait multiplié les occasions de faire savoir aux membres de l’Union européenne à quel point l’Amérique était en faveur du processus. Au cas où ça aurait échappé à quelqu’un…
Les pressions US confirmèrent qu’au fond, les Etats-Unis considèrent toujours, comme l’avait dit un ancien ambassadeur américain à Bruxelles, que l’UE et l’OTAN sont « nos deux grandes institutions transatlantiques ». Les Européens n’auraient donc qu’à appliquer les consignes. Or sur le dossier ukrainien Washington, tout comme l’UE, risque aujourd’hui de se faire piéger de manière fort peu habile.