Où va Vladimir Poutine ? Que vise-il ? A mesure que les rapports signalant une augmentation de la présence militaire russe aux frontières de l’Ukraine se multiplient, l’inquiétude grandit, à Kiev comme dans les chancelleries occidentales. Tandis que les Etats-Unis mettent en garde contre la « possibilité » d’une intervention russe majeure et que l’Ukraine agite le spectre d’une invasion globale de son territoire, le maître du Kremlin trace, une fois encore, ses lignes rouges, tout en préparant, peut-être, une opération militaire. Vladimir Poutine semble être le « maître des horloges » en Europe de l’Est et la Russie, si elle ne peut prétendre à la reconquête de son empire perdu, continue d’éprouver la solidité des nations qui en sont issues, sans encourir d’autre risque apparent que de nouvelles sanctions économiques. Il est pourtant difficile, à travers le bruit de fond médiatique, de déterminer ce que veut et surtout ce que peut Vladimir Poutine. Ce bref article se propose de rappeler succinctement les aspirations, lignes rouges et objectifs des parties en présence dans la crise ukrainienne, puis de considérer quelles options militaires s’offrent à elles, en fonction des contraintes opérationnelles. Il constitue une forme de « suite » à l’article d’avril 2021.
L’État de la crise – lignes rouges et objectifs.
S’agissant de l’Ukraine, Vladimir Poutine a posé, en novembre dernier, une nouvelle « ligne rouge » vis-à-vis de l’OTAN : la Russe interviendra si « certains systèmes » sont déployés le long des frontières russes. Sont visés en particulier les systèmes Aegis ashore, des plateformes de défense antiaériennes terrestres dérivées de celles installées sur les navires de l’U.S. Navy et qui sont supposées renforcer la défense antiaérienne à longue portée de l’OTAN. Déjà installés en Roumanie, ces systèmes devraient être opérationnels en Pologne en 2022 et le Kremlin craint leur possible vente à l’Ukraine. Bien qu’il s’agisse de systèmes défensifs, ils sont accusés par Moscou, de longue date, de pouvoir également mettre en œuvre des missiles de croisière Tomahawk, ce que dément le Pentagone. Quelle que soit la réalité de ces affirmations, il est indéniable que ces systèmes, de part leur précision et leur portée, constituent une menace pour les missiles balistiques russes de portée intermédiaire, conventionnels ou nucléaires, qui sont une composante importante de la capacité de frappe en profondeur dont dispose Moscou (même si la défense antibalistique en conditions réelles demeure un sujet incertain). Leur installation près des frontières russes pourrait limiter fortement la capacité d’action de Moscou en cas de conflit, tout en rééquilibrant la capacité de déni offerte par les systèmes S-400 basés entre autres à Kaliningrad.
Moins commenté, l’article publié sur le site du Kremlin et attribué à Vladimir Poutine le 12 juillet 2021 avait été l’occasion pour le président russe de réaffirmer sa vision du conflit ukrainien. Pour lui, « Russes et Ukrainien sont un même peuple, un tout unique ». Rappelant les liens historiques de la Russie, de l’Ukraine, de la Biélorussie ou de la Lituanie, tous liés à l’histoire « Rus », Vladimir Poutine dépeignait l’indépendance ukrainienne comme essentiellement artificielle, poussée contre l’avis populaire par des intérêts économiques, des « radicaux et des néo-nazis, soutenus par l’Occident ». Sans aller jusqu’à nier le droit de l’Ukraine à l’indépendance et tout en réaffirmant le droit du peuple ukrainien à choisir son destin, le président russe conclut toutefois cet exposé baroque et un brin paranoïaque en insistant sur le fait que « la souveraineté de l’Ukraine n’est possible que dans le partenariat avec la Russie ».
La crise migratoire en cours aux frontières du Belarus a été également motif d’inquiétude pour le Kremlin. D’une part, le président Loukachenko s’avère toujours un allié rétif et encombrant pour Moscou : s’il ne peut plus guère compter que sur le soutien de la Russie pour se maintenir, il entend toujours monnayer sa soumission et faire preuve d’indépendance, conscient de la force locale de ses réseaux d’influence. Mais de son côté, la Pologne a réclamé l’aide de l’Alliance atlantique, comme elle en a le droit en invoquant des risques pour sa sécurité et son intégrité territoriale. Vladimir Poutine a donc beau jeu de dénoncer une « escalade militaire » à ses frontières de la part de l’OTAN, même si on peine à voir quelles capacités concrètes l’Alliance atlantique pourrait bien mobiliser en réponse à la demande de la Pologne et qui menaceraient la Russie.
Moins commenté mais tout autant motif d’inquiétude à Moscou, l’interview mi-novembre du secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, qui annonçait devant la presse que l’Alliance était prête à baser des armes nucléaires « dans des pays à l’est de l’Allemagne ». Même s’il répondait à une question d’un journaliste allemand du Süddeutsche Zeitung sur l’avenir de la participation de l’Allemagne au partage nucléaire de l’OTAN, cette déclaration démontre que l’Alliance n’a plus d’inhibition particulière pour pousser à l’Est ses matériels et ses moyens les plus critiques, répondant en cela à la mise en place d’armes nucléaires par les Russes à Kaliningrad ou en Crimée et actant la situation d’un monde « post traité FNI ».
Au-delà de la rhétorique quotidienne qui peut varier, selon l’actualité migratoire, militaire ou politique, Vladimir Poutine ne change pas. Son logiciel interprétatif est toujours bloqué sur l’idée des sphères d’influence impériales du XIXe siècle, son approche de la sécurité nationale repose sur la reconstitution stalinienne du glacis protecteur de la Russie par une zone « finlandisée » et sa vision d’un Occident irrémédiablement fourbe et décadent se cristallise sur deux « péchés originels » : la violation par les Occidentaux des « garanties verbales de non extension de l’OTAN à l’Est » qui avaient été données après 1990 d’une part, et l’intervention unilatérale de l’OTAN au Kosovo, se passant d’avis russe en 1999 d’autre part. Pour le reste, l’indépendance de l’Ukraine, de la Biélorussie et des Pays baltes fut de son point de vue une erreur, une catastrophe géopolitique et une défaite en règle face à l’Occident, qui ne sera jamais acceptée par Moscou que comme un état « de fait » et pas « de droit ».
Lorsqu’on garde ces points à l’esprit, les « lignes rouges » de la Russie ne varient pas :
- l’Ukraine ou la Biélorussie ne doivent en aucun cas entrer dans l’OTAN ou dans l’Union européenne,
- l’OTAN ne doit donner aucune garantie de sécurité à l’Ukraine ni y déployer aucune force de combat de manière permanente,
- l’Ukraine ne doit pas reprendre les républiques séparatistes de Donestk et Lugansk par la force,
- la Crimée « n’est plus un sujet » : elle fait partie du territoire russe, il n’est plus question d’en parler. Elle est couverte par la dissuasion nucléaire russe et fait partie intégrale des intérêts « vitaux » que défend Moscou.
Les objectifs plus « opérationnels » de Vladimir Poutine découlent de sa vision géopolitique de son environnement, de l’état des forces russes et de sa perception de ses adversaires. On peut les résumer ainsi :
- maintenir, à domicile, une approbation pour sa politique extérieure, qui aide à garantir sa popularité et la tranquillité intérieure de son exercice du pouvoir,
- se voir reconnaître un « ascendant » politique et économique sur l’Ukraine ou, à minima, obtenir sa « finlandisation » (neutralisation) par traité formel écrit,
- démontrer, chaque fois que c’est possible, la faiblesse des Occidentaux, sans aller jusqu’à les affronter directement,
- sécuriser ses positions en limitant la capacité de Kiev de monter en puissance et en gamme sur le plan militaire,
- être ouvert aux opportunités d’extension de son « pré carré » tout en restant sous le seuil du conflit majeur (prises de gages et « tactique du salami » — voir plus loin) et notamment,
- réduire et à terme supprimer l’accès ukrainien à la mer d’Azov et établir une continuité territoriale avec la Crimée.
Pour le reste, de par son logiciel « impérial », le président russe considère que la résolution de ces crises passe par le dialogue bilatéral avec Washington et par l’arrangement avec les chancelleries occidentales. Peu importe qu’il lui soit répété que l’OTAN soit une alliance de nature défensive, que les membres de l’ex-bloc de l’Est qui y ont été admis aient fait acte de candidature et n’aient pas été invités. Peu lui importe que les processus d’extension de l’OTAN et de l’UE aient commencé après 1994, après que l’explosion de l’ex-Yougoslavie ait rebattu de nombreuses cartes et faisait craindre une explosion généralisée des pays issus de l’ex-bloc de l’Est. Peu lui importent aussi les aspirations démocratiques des peuples ou la souveraineté des Etats. Pour Vladimir Poutine, seuls les rapports de puissance entre « grands » comptent et le gouvernement de Kiev, par essence « fantoche et artificiel » ne saurait être maître de son destin. Pour le Kremlin, l’OTAN n’est pas une « alliance défensive », mais une « organisation américaine » qui le menace.
A noter que la question du gaz n’est pas une « ligne rouge » pour Moscou. Ou plutôt elle n’est pas et ne doit pas être un objet d’affrontement. La Russie — comme l’Allemagne — souhaite que le sujet du gaz ne soit pas politisé. Si Vladimir Poutine pousse à la mise en service du gazoduc Nordstream II, c’est principalement pour éviter que Biélorusses ou Ukrainiens ne fassent un « chantage au robinet », mais aussi pour rogner progressivement sur les rentes de transit que touchent ces deux pays. La Russie sait que l’Union européenne aura un besoin grandissant de gaz, l’UE sait que seule la Russie peut lui en fournir de manière fiable et durable et qu’elle a besoin en contrepartie des devises que cela lui rapporte. Personne ne souhaite que le gaz soit « instrumentalisé » de ce côté-ci de l’Atlantique. Les Américains, de leur côté, poussent le gaz naturel liquéfié (GNL) dont ils sont exportateurs, avec l’idée que si la rente russe pouvait diminuer, cela permettrait d’affaiblir Vladimir Poutine.
On voit, en creux, que la totalité des « lignes rouges russes » est en opposition frontale avec les lignes rouges du gouvernement ukrainien :
- entrer à tous prix dans l’UE et dans l’OTAN pour bénéficier de la garantie de sécurité américaine et sortir de l’orbite russe,
- refuser que la communauté internationale admette l’annexion de la Crimée ou l’indépendance des républiques séparatistes,
- prévenir toute nouvelle entorse à l’intégrité nationale,
Les objectifs opérationnels de Kiev découlent de la position du pays sur la scène internationale, mais aussi des difficultés intérieures du président Zelensky :
- obtenir un maximum d’assurances de sécurité de la part des Occidentaux,
- moderniser son appareil militaire pour pouvoir dissuader Moscou d’intervenir,
- conserver un accès maritime pérenne à la mer d’Azov,
- reprendre, progressivement, les régions séparatistes de Donetsk et Lougansk par la force,
- maintenir la rente de transit du gaz russe,
- contrer l’influence russe à l’intérieur de ses frontières.
Ces objectifs expliquent notamment la recherche tous azimuts par Kiev de nouveaux moyens militaires. Depuis 2014, les deux adversaires poursuivent une modernisation militaire acharnée, dans des conditions économiques et politiques intérieures qui sont difficiles, en Russie comme en Ukraine.
2014-2021 – modernisation militaire
Un des points les plus emblématiques de la modernisation militaire ukrainienne a été l’achat de 12 systèmes (soit 48 drones) Bayraktar TB2 à la Turquie. Drones qui ont commencé à être utilisés avec succès face aux séparatistes. Drones contre lesquels l’expérience libyenne a montré que les systèmes de défense antiaérienne russes étaient fort démunis. Le partenariat stratégique qui se dessine entre la Turquie et l’Ukraine est un bon exemple d’opportunisme : Ankara a besoin de développer son autosuffisance en composants critiques, comme les moteurs. L’industrie turque, si elle a rencontré de beaux succès, demeure « intégratrice » : elle achète des composants « sur étagère » dans le monde entier, faisant du drone TB2 un système en partie « international » (canadien, autrichien, allemand, américain). À ce titre, depuis la défaillance autrichienne, l’expérience ukrainienne en matière de moteurs aéronautiques est cruciale. Du point de vue de Kiev, le partenariat turc permet d’avoir accès aux drones, mais aussi à des entrainements avec une armée de l’OTAN et à un soutien de conseillers militaires.
Le renforcement des capacités navales de l’Ukraine est également à l’ordre du jour. Depuis la perte de la Crimée, du port de Sébastopol et des navires qui y étaient basés, Kiev se retrouve en position difficile : ses zones économiques exclusives se sont réduites, son accès à la mer d’Azov est devenu tributaire d’un détroit gardé par la Russie, sa situation d’infériorité qualitative et quantitative est patente. Le renforcement de la marine ukrainienne par les Britanniques via la vente de frégates neuves était au cœur de la visite de l’HMS Defender, qui s’était conclue par un incident naval au large de la Crimée, comme nous l’avions expliqué dans un précédent article. De même, les États-Unis, mais aussi la France et la Turquie — pour une fois d’accord — participent au renforcement de la flotte ukrainienne et des ses flottilles fluviales.
Sur le plan terrestre, l’Ukraine a mené de gros efforts de modernisation de ses forces, alimentés par une hausse des budgets militaires, atteignant maintenant plus de 4% du PIB. Sur le plan de l’entrainement, l’aide étrangère et notamment et canadienne (opération UNIFER) a permis d’améliorer le niveau de préparation opérationnelle des troupes de Kiev, qui s’orientent vers les standards de l’OTAN. Les Etats-Unis ont pour leur part fourni de précieux missiles antichars Javelin, qui améliorent considérablement les capacités de résistance à une offensive blindée de la part des séparatistes ou de leurs soutiens russes.
Au final, l’Ukraine de 2021 est un adversaire considérablement plus solide qu’en 2014, lorsque son armée avait été complètement étrillée par les « séparatistes » et les Russes, commettant des erreurs aussi basiques que de concentrer autour de postes de commandement exposés des forces blindées statiques ou se faisant piéger dans des routes de replis mal préparées. Vladimir Poutine en est conscient et, quelles que soient ses intentions, le redressement ukrainien explique que l’armée russe soit contrainte à un niveau de préparation assez considérable pour que les intentions de Moscou soient « crédibles » dans la crise actuelle.
La Russie demeure en position de force sur le plan militaire. Ses effectifs sont largement supérieurs à ceux de l’Ukraine, lui permettant d’espérer pouvoir atteindre localement une supériorité de l’ordre de trois contre un, suffisante pour mener une opération décisive. L’armée russe peut compter sur une masse d’effectifs mécanisés aux matériels robustes et dont les grandes unités ont démontré leurs qualités manœuvrières en 2014. Les divisions russes cumulent un nombre impressionnant de pièces d’artillerie et de lance-roquettes, la guerre électronique est bien maîtrisée, les opérations de déception et d’influence sont une spécialité nationale et la désorganisation du commandement et du contrôle adverse (C2D) a été érigée en doctrine. Le commandement russe a montré depuis 2008 qu’il gérait plutôt bien les limites des conflits qui doivent rester « sous un certain seuil » (en Géorgie, dans le Caucase, en Ukraine, en Syrie) tout en étant à l’affut des opportunités. Sur le plan naval et aérien, la Russie demeure totalement dominante par rapport l’Ukraine. Enfin, Moscou sanctuarise par la dissuasion nucléaire son espace national contre toute intervention occidentale directe.
Pour autant, certaines faiblesses se font jour : les plans de modernisation très ambitieux menés par Vladimir Poutine depuis 2009n’ont pas tous été menés à bien, loin s’en faut. La mise en service des nouveaux matériels les plus emblématiques prend du retard. Char T-14 ou chasseur Su-57 mettront des années pour atteindre leurs effectifs prévus, forçant le maintien et la modernisation de matériels qui accusent leur âge. Le gros des forces blindées est ainsi composé de chars T-72 dont la modernisation a permis de surmonter des lacunes, mais dont la conception (Objet 172) remonte à 1969.
De sérieux doutes demeurent dans d’autres secteurs : la société russe ne soutient que mollement l’affaire du Donbass, ce qui implique que des pertes humaines significatives au sein de l’armée régulière ne seraient pas très bien tolérées. Les séparatistes ne semblent pas toujours très bien contrôlés par Moscou et leurs capacités sont hétérogènes. La défense antiaérienne russe est solide, mais les drones TB2 ukrainiens font peser une menace très significative sur le dispositif russe qui semble encore démunit contre eux.
Enfin, la grande faiblesse russe se situe au niveau de la logistique militaire, qui est objectivement très insuffisante pour mener à bien de grandes offensives rapides. On le verra, ce point est crucial pour contraindre les options qui sont envisageables pour le Kremlin.
Quelles options militaires ?
L’Ukraine est encerclée par la Russie sur ses frontières nord et est, mais aussi prise en tenaille par la Crimée au sud. Cette dernière a été transformée en bastion par Moscou, d’abord pour sa défense, mais aussi pour disposer d’une capacité offensive crédible à même de menacer le sud de l’Ukraine.
À l’ouest, la présence de la Transnistrie « dans la mouvance russe » fait peser une menace sur l’Ukraine. Au nord, la capitale, Kiev, n’est qu’à 80km de la frontière du Belarus dans lequel sont basées d’importantes forces russes. Dans l’hypothèse d’un conflit majeur entre les deux pays, tout le pays à l’est du Dniepr serait très difficile à défendre et un repli sur le grand fleuve serait sans doute la meilleure option pour gagner du temps et espérer un soutien international. Si des forces russes surgissaient du Belarus, la situation serait toutefois beaucoup plus délicate.
L’option de l’invasion militaire de l’Ukraine « en bonne et due forme » est à la portée de Vladimir Poutine sur le strict plan du rapport de forces. Toutefois, comme nous l’écrivions dans un précédent article sur Taïwan, l’étude du seul rapport de force est nécessaire mais non suffisante pour estimer la viabilité d’une opération.
Sur le plan moral par exemple, le maître du Kremlin sait que la population, même à l’Est du Dniepr, est loin de lui être acquise. Les républiques de Donetsk et de Lougansk coutent déjà fort cher au budget russe, sans que les avantages économiques ne soient très visibles. Occuper militairement la moitié de l’Ukraine reviendrait à s’engager pour des décennies dans une interminable opération de pacification, tout en comportant un risque non nul d’escalade avec les voisins immédiats de la Russie. Pologne et Roumanie verraient sans doute d’un très mauvais œil une telle opération, sans parler des Pays baltes.
L’option russe la plus crédible en cas de volonté d’intervention armée de la part du Kremlin reste la « tranche de salami ». Vaguement attribuée au leader communiste hongrois Matyas Rakosi dans les années 1945-1949, la méthode a été théorisée par Thomas Schelling en 1966 comme relevant de la psychologie infantile la plus basique. Elle consiste, petit à petit, à obtenir des avantages en poussant ses pions chez l’adversaire tout en restant à chaque avancée « sous le seuil » de l’intervention adverse et en professant sa bonne foi après chaque mouvement, envers et contre tout. Pour la Russie, la plus grosse « tranche » obtenue à ce jour reste la Crimée, mais les interventions russes par « prises de gage » sont fréquentes et aboutissent à la création de zones de conflit permanent que Moscou recherche comme facteur de pourrissement politique. À chaque fois, une « histoire » à raconter, un incident sous faux drapeau ou même un mensonge patenté suffisent à fournir un casus belli. Et sitôt la poussière des combats retombée, la Russie s’engage dans des processus internationaux de type « groupe de Minsk », ce qui permet de neutraliser toute velléité de contre-offensive adverse. Au-delà de son efficacité, cette méthode génère un important dilemme militaire pour les adversaires.
Ainsi, le « salami » était connu pendant la guerre froide comme le risque de « Hamburg grab » : la possibilité que le Pacte de Varsovie puisse, de manière soudaine, franchir le Rideau de fer, s’emparer de villes allemandes et s’enterrer au bout de quelques kilomètres en attendant la contre-attaque. L’OTAN aurait été alors face à un dilemme : mobiliser en force pour lancer un assaut majeur « juste pour quelques villes » avec risque d’escalade nucléaire, ou accepter le « fait accompli » et les promesses de Moscou de « s’arrêter là ». Cette crainte justifiait la défense en avant de l’Allemagne par les meilleures unités de l’OTAN, le long de la frontière, dans une position à la fois très exposée à toute frappe massive, mais qui décourageait aussi toute tentative de couper une « tranche de salami ». La même méthode avait d’ailleurs été mise en œuvre par l’Égypte en 1973 lors de son attaque contre le canal et seule la sortie imprévue des positions pour soulager le front syrien précipita la défaite égyptienne.
Mais la guerre froide est finie et aucun adversaire de Vladimir Poutine ne peut se permettre de maintenir en permanence des forces de haute intensité prêtes à toute éventualité tout le long de la frontière russe. Pour l’Ukraine, qui ne dispose pas d’effectifs pléthoriques, cela se traduit par un choix cornélien : en cas d’invasion russe, il faut échelonner les forces dans la profondeur, pour résister à une percée qui désarticulerait le dispositif défensif. Mais pour résister à une prise de gage sur la frontière, il faut maintenir des forces importantes en état d’alerte au contact des Russes, là où elles seraient les plus exposées à une attaque surprise. Et le maître du Kremlin peut aller où il veut pour une « prise de gage ». A tout le moins, « où il peut », c’est-à-dire là où les capacités logistiques de l’armée russe peuvent aller.
À la différence des armées occidentales, l’armée russe reste très dépendante de la logistique ferroviaire, comme le notait un excellent article d’Alex Vershinin sur la question. Cet état de fait s’explique par plusieurs facteurs au-delà des arbitrages de modernisation qui ont favorisé les capacités de combat : d’une part, les distances de l’espace russe imposent le recours au train de manière inexorable : avec plus de 9 000 kilomètres d’un bout à l’autre, le pays ne peut se passer des infrastructures ferroviaires pour déplacer ses unités mécanisées et les ravitailler. En outre, les forces russes disposent de moins de camions en proportion de leurs unités de combat par rapport à leurs homologues de l’OTAN, tout en ayant des besoins en munitions très supérieurs. L’artillerie russe est nombreuse et utilise beaucoup de roquettes, munitions comparativement très volumineuses à déplacer. Une seule salve des 60 à 90 lance-roquettes multiples de l’échelon de l’Armée requiert entre le tiers et la moitié des capacités de transport d’une brigade de soutien technico-matériel. De même, lors des opérations de Grozny, l’armée russe consommait environ 4000 obus d’artillerie par jour, soit une cinquantaine de camions. On estime d’ailleurs qu’en 2014 près de 80% des pertes furent causées par l’artillerie, marquant le retour de la « reine des batailles » et, en conséquence, du dilemme de l’artillerie moderne : tirer en restant près de ses bases logistiques ou avancer, loin de son ravitaillement.
Tout ceci implique la constitution de « hubs » logistiques ferroviaires pour soutenir les opérations. En effet, les trains constituent d’importants lots logistiques dont les marchandises doivent être déchargées et souvent reconditionnées avant d’être livrables par camion aux unités combattantes. Cela ralentit le flux et oblige à aménager de vastes zones de stockage dispersées, pour limiter les risques de destruction par tir ennemi. Compte tenu des moyens de transport disponibles sous la forme d’unités organiques et spécialisées, l’armée russe ne peut guère opérer à plein potentiel de ravitaillement à plus de 70 kilomètres de tels hubs. Encore une telle distance ne peut se concevoir que sans subir de pertes majeures dans les convois de ravitaillement. Or c’est précisément dans l’attaque de tels convois que les drones TB-2 ont excellé en Libye…
Cette contrainte logistique est la plus importante pour déterminer quelle serait la profondeur d’une pénétration russe en territoire ukrainien. Passé les premières heures d’opérations, il faut faire tourner et ravitailler les groupes de combat. Cela veut dire qu’en deux à trois jours, voire moins, les stocks avancés seront épuisés et que les forces auront besoin du flux logistique ferroviaire. Plus celui-ci sera proche, plus l’offensive pourra continuer ou, s’il y a besoin de passer sur la défensive, plus la position issue du « tranchage du salami » sera solide et fournie en puissance de feu.
Prenons par exemple l’hypothèse d’une poussée depuis les lignes séparatistes sur Marioupol et en direction la Crimée. Le port sur la Mer d’Azov représente une cible tentante. Il est possible d’y réactiver les séparatistes qui s’y étaient battus en 2014. La ville avait été conservée de justesse par l’Ukraine qui avait mis un coup d‘arrêt aux forces pro-russes au terme de combats asses difficiles. Mais la tête ferroviaire la plus proche est à Taganrog, près de Rostov, presque à la même distance de Marioupol que la ligne de front actuelle. Et il n’y a pas de voie ferrée qui fait la jonction entre les deux villes.
Avec 113 km à couvrir, la ville serait « au bout du bout » de la capacité russe de maintenir le ravitaillement de ses forces de première ligne, même en considérant que la marine russe serait maîtresse de la Mer d’Azov et acheminerait une partie du ravitaillement par voie maritime. Cet apport serait d’ailleurs limité tant que le port lui-même ne serait pas pris et ouvert au trafic, tout en étant à l’abri des tirs d’artillerie. La capacité existe pour les forces russes en Crimée de soutenir une opération, via l’isthme de Kertch et le « Pont de Crimée ». Mais outre qu’une sortie depuis la Crimée vers Melitopol suppose de passer par un terrain assez étroit, une telle offensive serait à double tranchant : attaquer depuis la Crimée conférerait une forme de « droit » pour l’Ukraine de se défendre en attaquant ce que Moscou considère comme un territoire russe, avec les risques d’escalade inhérents.
On le voit sur la carte du réseau ferroviaire de l’Ukraine, les républiques séparatistes bénéficient d’un réseau dense, lié à l’histoire minière et industrielle de la zone. Une offensive sur Marioupol pourrait (voire devrait) partir aussi de Donetsk, mais cela imposerait une couverture des flancs plus importante pour éviter la rupture du flux par contre-attaque ukrainienne depuis l’ouest. Dans tous les cas, l’armée russe serait sans doute capable d’atteindre le port, mais pas de pousser beaucoup plus loin sans pause pour réorganiser sa logistique pendant plusieurs jours. Ceci dit, Marioupol reste une cible intéressante : pour les mêmes raisons, l’Ukraine, faible en Mer d’Azov, aurait du mal à ravitailler la ville mal desservie en dehors du nord. Sur le plan naval, si l’ensemble de la côte ukrainienne jusqu’à la Crimée est difficile d’accès pour des forces amphibies classiques du fait de la trop faible profondeur des fonds, une opération aéromobile reste possible. Mais là encore, passé la « prise de gage » rapide, le manque d’axe logistique compliquerait l’installation de nouveaux « séparatistes » par Moscou et les contre-offensives ukrainiennes pourraient bénéficier d’axes intérieurs. Enfin, le « narratif » politique serait plus compliqué à l’ouest de Marioupol et demanderait sans doute de préparer plus en amont d’autres foyers de crise.
Dans le nord, une offensive sur Kharkiv (ex-Kharkov) semble plus gérable depuis Belgorod, la ville se situant dans la limite des 90 km. La deuxième zone urbaine du pays pourrait être un objectif tentant, à la fois sur le plan politique et économique. Toutefois, les lignes intérieures ukrainiennes sont bien plus nombreuses et faciliteraient le ravitaillement des défenseurs. En outre, Kharkiv, bien que située en zone russophone, n’a pas été le théâtre d’un grand activisme séparatiste et il est peu probable que les éventuels « petits hommes verts » du Kremlin seraient accueillis en libérateurs par une frange substantielle de la population.
Enfin, il serait compliqué de « tout faire », même si l’armée russe semble se masser en plusieurs endroits de la carte. Il faut sans doute d’avantage y voir une démonstration de force associée à un facteur d’incertitude plutôt qu’une volonté d’attaquer tous azimuts.
Car c’est donc bien la question logistique qui est la plus difficile à résoudre pour d’éventuelles forces d’invasion. Faire face à ces contraintes du « ferroviaire + routier » rallonge nécessairement à la fois la planification et les opérations offensives. Disons-le simplement : l’Ukraine est, dans son ensemble, un trop gros « morceau de salami » pour être avalée d’un coup par une opération menée en trois ou quatre jours. La « prise de gages » par la Russie peut difficilement dépasser une centaine de kilomètres depuis un nœud logistique, soit une cinquantaine de kilomètres de route en profondeur dans le territoire ukrainien (soit une quarantaine à vol d‘oiseau). Au-delà, la nécessité de faire bouger les hubs logistiques ou l’amoindrissement du flux de ravitaillement conduiraient forcément à des pauses régulières dans l’offensive. Des moments de répit qui permettraient à la fois aux Ukrainiens de monter des contre-attaques, mais aussi aux Occidentaux de se mobiliser militairement et surtout politiquement. Or, pour l’instant, Vladimir poutine n’a jamais montré la moindre volonté d’affronter directement les forces occidentales. Il menace beaucoup, mais se tient toujours soigneusement en dehors de tout cas d’affrontement direct avec l’OTAN.
De nombreuses options restent néanmoins à la portée de Vladimir Poutine, dans ces « 50 kilomètres » : frapper les systèmes de contrôle des drones TB-2, anéantir quelques formations ukrainiennes près de la frontière en usant d’un avantage local déterminant en termes de puissance de feu ou faire résorber par les séparatistes quelques saillants. Une opération « Donetsk vers Marioupol » semble donc être une des plus ambitieuses et crédibles qui soit à la portée immédiate des séparatistes, avec un soutien russe « indirect mais déterminant » depuis la région de Rostov. En somme, des tranches de salami, plus ou moins minces, qui peuvent être autant de « victoires » pour le Kremlin et de nouvelles humiliations pour Kiev et la communauté internationales. Mais, d’un autre côté, un échec d’une offensive russe couterait très cher sur le plan politique. Quant à la prise de la côte de la Mer d’Azov, en l’absence de véritable casus belli, cela pourrait aboutir à un effet contre-productif, à savoir une véritable mobilisation occidentale en faveur de l’Ukraine et l’ouverture de processus de garanties de sécurité. À Kiev, on pourrait bien se dire que l’OTAN et l’UE valent bien une défaite militaire… À l’heure qu’il est, au début décembre 2021, toutes les options semblent encore ouvertes. Et l’armée russe doit attendre qu’une autre contrainte ait fini de dicter sa loi : la météorologie. Les sols d’Ukraine sont boueux et ne sont pas assez « porteurs » pour des opérations militaires d’envergure. En janvier-février, ils seront assez gelés pour soutenir les forces mécanisées… Et leur logistique.
Et les Occidentaux ?
Finalement, les préparatifs russes ne sont sans doute que ce qu’ils semblent être : des préparatifs pour une invasion en règle, mais qui n’aura pas lieu. Il est important pour le Kremlin de montrer sa détermination en prouvant que, même sur le plan logistique, l’armée russe peut se préparer de manière crédible à la plus grande opération possible. Vladimir Poutine sait que sa position vis-à-vis de l’Ukraine ne sera jamais aussi forte qu’en 2014 et que la situation ira en se détériorant. Militairement, ses adversaires se sont réveillés depuis quelques années. Les armées d’Europe tendent à stopper la décrue de leurs effectifs et à revenir vers l’idée de se préparer à des combats de haute intensité, tandis que les populations des anciens satellites s’éloignent chaque jour, économiquement et mentalement, de l’orbite russe. Il faut voir dans cette inexorable dégradation de l’avantage russe une des motivations qu’a le président Poutine de demander sans cesse des « garanties écrites » pour figer une situation qu’il sait intenable par d’autres moyens. Aligner chars, canons, mais aussi dépôts de ravitaillement et hôpitaux de campagne permet donc de tester en conditions réelles la détermination des seuls adversaires qui comptent vraiment pour Moscou : les Américains. L’administration démocrate de Joe Biden fait preuve d’une grande fermeté vis-à-vis de la Russie. Mais souhaitent-ils aller jusqu’à se battre contre une invasion de l’Ukraine ? Au pied du mur, manifestement, non.
Pour l’heure, les États-Unis sont aussi fermes dans leur condamnation des préparatifs russes que mesurés dans leur soutien à l’Ukraine. Face aux risques d’invasion, la diplomatie américaine se contente, par la voix de son président ou de son secrétaire d’Etat, de dire qu’il faudrait « payer le prix ». Les États-Unis promettent en cas d’attaque russe, « sanctions économiques et initiatives originales ». En clair, en creux, pour l’heure, « on ne se battra pas pour l’Ukraine ». Ce n’est pas un nihil obstat pour une invasion, mais plutôt la marque claire des limites d’un engagement américain en Europe qui ne souhaite plus s’étendre à l’est. L’Amérique pense à la Chine, elle s’est retirée d’Afghanistan pour avoir les mains libres en Asie, pas pour plonger dans un bourbier en Ukraine. Pour l’heure, seul le Canada envisage d’envoyer d’avantage de troupes en Ukraine. Mais avec une armée d’à peine 25 000 hommes (soit à peine plus que la garde nationale du Texas), Ottawa ne dispose pas d’effectifs suffisants pour autre chose qu’un geste symbolique. Pour l’heure, à l’Ouest, seul le président français a pris fait et cause pour « défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine », sans qu’il soit très clair de savoir comment ni sur quelles bases (Paris ne reconnaissant pas l’annexion de la Crimée). On voit mal quelles forces autres que symboliques l’armée française pourrait dégager compte tenu de ses engagements déjà démesurés au regard de ses moyens. Sans parler du coût politique d’une telle intervention en pleine année électorale. Sans même parler du risque d’escalade lié à un cavalier seul de Paris contre Moscou. À Berlin, silence poli et appel à la négociation. Angela Merkel a profité de ses derniers jours aux affaires pour tenter, encore et toujours, de négocier avec Vladimir Poutine. Rien n’indique qu’elle ait eu plus de succès qu’en 2014. Le nouveau chancelier allemand héritera de la situation et de la position allemande très attentiste, déclaratoire et focalisée sur le maintien de relations commerciales et énergétiques avec la Russie. Et il y a une forme de consensus entre Socio-démocrates, Libéraux et Ecologistes pour refuser tout « aventurisme » militaire. La Pologne étant en partie neutralisée par la crise des migrants, on voit mal quelle main pourrait se tendre concrètement vers Kiev.
Au fond, la question à laquelle nous devons répondre, nous Européens, est celle que Vladimir Poutine nous pose : « êtes-vous prêts à vous battre du jour au lendemain pour quelques villes d’Ukraine, avec ou sans les Américains ? ». La réponse, pour l’heure, est sans nul doute négative, tant au niveau des moyens que de la volonté. L’autre question, que nous préférons ne pas nous poser, est sans doute « combien de tranches de salami sommes-nous encore prêts à concéder à Vladimir Poutine ? ».
Stéphane AUDRAND