Personne n’a pu passer à côté de l’information. Un rapport de l’ONU daté du 8 mars 2021 l’affirme : le 27 mars 2020, un drone suicide autonome a été utilisé pour tuer quelqu’un sans intervention humaine : « Les convois de logistique et les unités des forces affiliées à Haftar qui battaient en retraite ont été pourchassés et prises à partie à distance par des drones de combat ou des systèmes d’armes létaux autonomes tels que le Kargu-2 de STM et d’autres munitions rôdeuses. Les systèmes d’armes létaux autonomes avaient été programmés pour attaquer des cibles, sans qu’il soit besoin d’établir une connexion des données entre l’opérateur et la munition, et étaient donc réellement en mode d’autoguidage automatique. » Au-delà de cette déclaration fracassante, essayons de remettre en perspective les différents éléments disponibles afin de se faire une idée plus précise de ce qui s’est réellement passé.
Qu’est-ce que le drone Kargu-2 et comment fonctionne-t-il ?
Le Kargu-2 est un petit drone de reconnaissance de la société turque STM, pouvant être mis en œuvre par une seule personne et disposant d’une charge militaire de moins d’un kilogramme. Il a une autonomie de 30 minutes et peut s’éloigner de 5 kilomètres au maximum de son opérateur (portée de la liaison radio). La documentation commerciale précise que le drone dispose d’une capacité de frappe autonome ainsi que d’une capacité de détection et de poursuite de cible automatique. Ce sont ces deux derniers points qui font que ce drone est classé, par certains, comme système d’armes létal autonome (SALA).
Concrètement, l’opérateur pilote le drone grâce à une tablette. Si l’on en croit les vidéos promotionnelles, le drone semble disposer d’une capacité de reconnaissance de certains éléments, comme les humains ou les véhicules. L’opérateur peut alors désigner manuellement un objectif afin que le drone le suive automatiquement. Un ordre d’attaque peut ensuite lui être transmis et le drone effectuera cette action en mode autonome, c’est-à-dire sans intervention de l’opérateur, sur la cible désignée. Toutefois, la liaison de données est maintenue afin que l’opérateur puisse, si besoin, annuler l’attaque ou déclencher l’autodestruction du drone. L’automatisation de la poursuite et de l’attaque permet de grandement simplifier la tâche de l’opérateur qui n’a pas besoin d’être un télé-pilote confirmé. Cela permet aussi au drone de résister à un éventuel brouillage de sa liaison radio pendant la phase d’attaque, c’est-à-dire au cours des dernières secondes avant l’impact.
En réalité le fonctionnement de ce drone – comme de son cousin du même constructeur, l’ALPAGU – n’est pas différent de celui d’un missile « tire-et-oublie » auquel on a, préalablement, désigné la cible.
De quels éléments ont disposé les auteurs du rapport pour parvenir à cette conclusion ?
Comme il est précisé au début du document, les éléments recueillis l’ont été essentiellement à distance, compte tenu des difficultés à se rendre sur place, en raison cause des situations sécuritaire (conflit) et sanitaire (COVID). Le rapport repose donc essentiellement sur des témoignages et sur les informations diffusées sur les réseaux sociaux.
Sans disposer de capteurs pouvant intercepter les communications radio des drones, on voit mal comment il serait possible d’affirmer qu’ils évoluaient de manière totalement autonome alors même que cela ne correspond pas à leur utilisation normale. Les auteurs du rapport ne disposent, au mieux, que de témoignages d’observateurs sur place dont il est très peu probable qu’ils aient disposé des équipements de guerre électronique pouvant déterminer si les drones bénéficiaient ou non de liaisons de données. De toute façon, il aurait aussi fallu que ces témoins connaissent les fréquences utilisées par ces drones, ce qui nécessite un travail de renseignement en amont.
Compte tenu du peu d’éléments à disposition, on peut donc légitimement douter de la valeur de cette affirmation.
Outre le fait qu’utiliser un drone sans liaison de données ne présente qu’assez peu d’intérêt, le scénario décrit dans le rapport de l’ONU ne correspond pas au concept d’emploi que donne le constructeur. De plus, aucun élément tangible ne vient appuyer ce scénario. Alors pourquoi a t-il été retenu ? Il s’agit probablement d’une extrapolation qui a été faite à partir de la documentation constructeur alors même que l’on parle beaucoup de l’intelligence artificielle et que le débat sur les systèmes létaux autonomes fait rage. Le contexte et les fantasmes rattachés à l’intelligence artificielle ont peut-être influencé les experts qui ont pu aussi être trompés par nombre de vidéos, plus ou moins sérieuses, qui mettent en scène des « drones tueurs ».
En l’état, aucun élément ne peut aujourd’hui étayer le fait que des drones autonomes aient pu mener des attaques de leur propre initiative, d’autant plus qu’en réalité, la technologie ne le permet pas encore. Les capacités de reconnaissance des drones sont encore limitées à la reconnaissance de certains objets (véhicules, humains). Ce n’est pas parce que des algorithmes de reconnaissance faciale sont disponibles en open source qu’ils peuvent s’appliquer dans un contexte opérationnel. C’est une chose que de reconnaître un visage à quelques mètres en quelques secondes, mais c’en est une autre de faire fonctionner la même application en temps réel sur des scènes complexes avec une puissance de calcul forcément limitée compte tenu de la taille du drone.
Au regard des éléments disponibles, des contraintes opérationnelles et des limitations technologiques, le scénario décrit dans le rapport de l’ONU ne semble pas crédible. Il est aussi possible que cette interprétation soit volontairement biaisée afin de mettre la pression sur les Etats pour mieux encadrer les développements militaires autour de l’intelligence artificielle.
Olivier DUJARDIN / CF2R