La discussion automnale sur le projet de loi de finances 2015 est bien sûr l’opportunité de connaître l’état des forces armées à travers les différentes auditions passées devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale.
S’y greffent naturellement d’autres sujets d’actualité abordés comme le syndicalisme dans les armées, la cyberdéfense et … la guerre contre le djihadisme. Comment évoquer le projet de loi de finances sans tenir compte de la condition militaire et de l’évolution des capacités des forces armées face à l’ennemi d’aujourd’hui ?
Que tirer des auditions du 7 octobre du CEMA et … du ministre de la défense ?
Les deux auditions se complètent montrant une apparente répartition des tâches.
La déflation est acceptée et assumée par le CEMA (Cf. Audition du CEMA du 7 octobre 2014) dans le cadre de la loi de programmation militaire. Il lui serait difficile de faire différemment, l’ayant pilotée pour les armées avant d’être CEMA mais plusieurs députés ont exprimé clairement leurs doutes sur la sincérité du discours.
Ce que demande simplement le CEMA est le respect de la parole politique donnée : les 31,4 milliards promis doivent être au rendez-vous en 2015 car « oui, le costume est taillé au plus juste. Les masses de manœuvre sont inexistantes ». Il note qu’en 2014, le ministère de la défense assume près de 60% des suppressions d’effectifs de l’Etat, en 2015 66%. Pour reprendre le CEMA, « nous sommes à la limite de la rupture » dans le fonctionnement quotidien des armées.
La déflation des effectifs n’est pas un sujet nouveau. Après tout, cela est annoncé, presque vécu depuis 2008 pour faire court. Je rappellerai à nouveau ce qu’un conseiller du ministre de la défense de l’époque me disait en 2000 en a parte (il est aujourd’hui auprès du président de la République) : « notre objectif est une armée de terre à 60 000 hommes ». Encore un effort et nous y arriverons. Il ne faut jamais désespérer et l’agenda caché existerait bien au moins dans l’esprit de certains.
Sur le régime imposé aux armées, est-ce cependant bien équitable sachant que nous avons dépassé 2000 milliards de dettes, toujours en augmentation, malgré cinquante milliards déjà ponctionnés sur les Français ? Les militaires silencieux, dans l’attente que leurs chefs soient entendus, ne vont-ils pas finir par exprimer leur mécontentement devant des faits contredisant les promesses… qui n’engagent, nous le savons, que ceux qui veulent bien les entendre ?
Le CEMA a évoqué aussi pour remédier à cette pénurie de moyens la densification envisagée des emprises militaires. Évidemment, mais pourquoi cela n’a pas été fait dans le cadre du Livre blanc précédent, encore moins dans le cadre de celui de 2013 ? Pour ma modeste part, j’avais évoqué cette possibilité de développer des bases entièrement nouvelles, « vertes » (mais un peu kaki quand même, Cf. Mon billet du 5 août 2012, Quel bilan intermédiaire pour la réforme des bases de défense ?) et sans doute mieux protégées contre tout acte de terrorisme qui pourrait bien proliférer dans le futur (Cf. aussi Mon billet du 16 février 2014. « Le Livre vert de la défense, une passerelle entre écologistes et militaires ? »).
Cette idée s’inscrivait dans le défi des économies d’énergie, d’une meilleure gestion des ressources mais aussi dans la relance du bâtiment qui est l’un de secteurs les plus importants pour une croissance économique déficiente (c’est le moins que l’on puisse dire). Les Etats-Unis que l’on critique souvent ont développé ce type de base.
Bien sûr, ne doutons pas de l’influence, oserai-je négative, des élus locaux pour empêcher ce type de projet qui verrait le départ d’unités au détriment de leurs communes. Cela se comprend mais combien auront coûté les années perdues, les déménagements des unités, les remises aux normes civiles des zones militaires rendues, les compensations ? Quel échec, quel manque de vision, quel manque aussi de courage politique pour imposer cette « Nième » qui est appelée « transformation » (mais à force de se transformer, les armées pourraient se demander à quoi vont-elles finir par ressembler, peut-être plus du tout à des forces armées !).
Quant à ce qui n’est pas de la « masse salariale » (10 milliards d’euros), retenons que sur les 13 milliards d’euros consacrés aux investissements en 2015, 3,6 iront à la dissuasion nucléaire qui, comme le monde le sait, nous permettra de gagner les guerres d’aujourd’hui. Vous allez me dire qu’il y a celles de demain. Certes, certes mais vous y croyez ?
Pour conclure sur l’intervention du CEMA, celui-ci craint une « infiltration rampante, le grignotage progressif de nos ressources financières » et attend une « légitime solidarité pour les coûts financiers » liés à la défense en contrepartie du prix du sang. Je pense que Bercy, sans être cité, est bien la cible de cette déclaration.
Les conséquences pourraient être de deux ordres.
- Le prix consenti par les militaires pour servir avec abnégation un pays qui les affaiblit avec constance pourrait ne plus être accepté à terme alors que les menaces se précisent. Les 20 000 hommes hors de France dont 8 000 directement dans 27 opérations, y compris Ebola considérée comme un « théâtre d’opération », sur quatre continents ne sont pas forcément en vacances. Pourrai-je ajouter qu’en cas d’incapacité des armées à faire face à leurs missions, ne pourrions-nous pas faire état d’un droit d’inventaire a posteriori sur les responsabilités politiques concernant l’affaiblissement des armées ?
- Cet affaiblissement programmé depuis des années des capacités militaires conduit naturellement à une armée européenne aux forces mutualisées, « seule solution » car « on ne peut plus faire autrement » pour faire face aux menaces sécuritaires. Ce qui se passe année après année confirmerait bien cet agenda caché et le temps joue insidieusement son rôle.
A noter que la présidente de la commission a confirmé le propos du président de la République sur la suppression du service militaire (Page 11). Lapsus renouvelé ? Le président de la république avait fait cette annonce le 18 septembre (Cf. Mon billet du 21 septembre 2014). Pas besoin apparemment d’une loi et donc d’un débat parlementaire supprimant le service militaire, difficile en cette époque de conflits de tout type. Mais s’il n’y a plus assez de soldats, comment faire ? Faire appel aux entreprises de sécurité privées ? Ce serait peut-être une solution pour relancer l’emploi…
Le ministre de la défense (Cf. Audition du 7 octobre 2014) pour sa part a essentiellement répondu aux questions des parlementaires. Il a été longuement questionné sur « une société de projet » qui viserait non seulement à faciliter les exportations de matériels militaires mais aussi à fournir aux armées françaises du matériel militaire en leasing. Nous en sommes là. J’ai le sentiment à la lecture de l’audition que notre ministre de la défense malgré ses efforts reconnus par la communauté militaire, commence à être usé, sinon empli d’une grande lassitude ou de désillusions devant les obstacles politiques rencontrés face à son action.
Quid du syndicalisme militaire ?
Dans son audition, le CEMA a répondu à une question parlementaire sur la décision du CEHD qui imposerait le syndicalisme militaire. La même question a été posée au ministre.
Faisons le point des déclarations. Le CEMA : « nous n’ignorons pas que les arrêts seront d’une manière ou d’une autre exécutoires » mais il rejette les syndicats militaires. Pour le ministre, la liberté d’association n’interdit pas que « des interdictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées ». La syndicalisation des armées n’est pas non plus à l’ordre du jour.
Cependant si je me réfère à L’Opinion (Cf. Secret défense du 21 octobre 2014), deux orientations sont données par la DAJ et la direction des ressources humaines du ministre de la défense. La tendance paraît moins claire et donne plutôt l’impression d’un combat retardateur et d’affichage. Finalement, A leurs lectures, l’introduction d’une forme de représentativité syndicale au sein des armées semblerait d’ores et déjà plus ou moins validée au sein du ministre de la défense. Nous savons aussi que ce ne sont pas les promoteurs de cette idée « brillante » qui devront traiter cette situation au quotidien.
Pour ma part, cette orientation pourrait répondre à deux objectifs :
- Donner une connotation sociétale à la transformation des armées. Après tout, cela a été fait sur d’autres thèmes comme le mariage pour tous. Cela permet de laisser de côté les vrais problèmes en laissant supposer que ce type de réforme est attendu. L’ADEFDROMIL et le lieutenant-colonel Matelly ne me semblent pourtant pas représenter la communauté militaire dans son ensemble.
- Affaiblir le CEMA qui a déjà perdu le contrôle des relations internationales militaires, donné à la délégation aux affaires stratégiques, et celui des effectifs, donné à la direction des ressources humaines du ministère de la défense, ce qui, cumulé avec la suppression des décrets de 2009 sur les responsabilités du CEMA, limite singulièrement sa capacité d’action.
S’ajoute la mise en danger évidente de l’unité des armées (Cf. Ramu de Bellescize dans Le Monde.fr du 21 octobre 2014, « L’unité de l’armée française en danger »). Enfin, L’Opinion annonce un rapport qui sera remis au président de la République avant la fin de l’année.
Introduire le syndicalisme militaire sous une forme ou une autre reste un bien mauvais signe dans le contexte tendu vécu par les armées aujourd’hui. Cependant, si cela peut devenir un moyen de pression pour contraindre indirectement le politique à respecter ses engagements notamment dans l’attribution des moyens nécessaires, et cela sera le cas tôt ou tard, cela mériterait alors d’être étudié (Cf. aussi Mon billet du 5 octobre 2014).
Cyberdéfense : la deuxième rencontre parlementaire de la cybersécurité
Dans son audition, le CEMA évoquait la « menace de type cyber ». Cette semaine justement, la deuxième rencontre parlementaire de la cybersécurité était organisée par le cybercercle à l’Ecole militaire. 600 personnes étaient inscrites cette année contre 250 l’an dernier.
Sur la place de la défense dans le cyber, le sénateur Bockel a valorisé l’usage de la LPM comme support interministériel de la cybersécurité. Il a rappelé que la défense était en haut de la hiérarchie des priorités d’un Etat car elle concernait le pays dans son ensemble. Cet événement permet aussi de remarquer que, plusieurs députés font leurs classes avec ardeur dans ce domaine nouveau de la défense, ce qui est encourageant si elle est sincère pour une défense plus forte qui n’est pas uniquement « cyber ».
Sur le fond, le thème est resté fortement axé autour de la souveraineté de la France dans le domaine numérique et il apparaît qu’elle prend en compte avec vigueur ce défi. Une forte montée en puissance est constatée dans la cybersécurité et c’est heureux. Le ministre de la défense avait exprimé cette orientation en juin avec cette « quatrième armée » et la volonté de prendre le lead européen.
Ainsi, un milliard d’Euro a été affecté sur cinq ans. 550 postes seront créés. Un Pacte défense cyber (Cf. Site de l’ANOCR, le plan cyberdéfense) a été défini. Un pôle d’excellence « cyber » a été créé en Bretagne autour des écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Un nouveau cadre juridique présenté comme le meilleur qui existe actuellement a été mis en place. Une compagnie de guerre cyber électronique de l’armée de terre de plus de 150 personnels sera opérationnelle en 2018… une proposition que j’avais faite en 2011 et restée sans échos. Il ne faut jamais désespérer, les idées font leur chemin…
Cependant, à mon avis, la vision essentiellement technique de la cybersécurité sera à terme une limite à son efficacité. Jean-Claude Mallet, conseiller du ministère de la défense et à l’intervention particulièrement intéressante, a conforté ce sentiment. La dépendance de l’internet crée des vulnérabilités : outre le risque de l’attaque majeure qui ne cesse de croître, il est le support de la propagande et de l’espionnage.
Selon lui, les stratégies militaires doivent donc intégrer toutes les possibilités générées par le cyberespace « la guerre informationnelle et la guerre informatique font désormais partie intégrante des opérations militaires ». Cependant, autant cela était clairement écrit dans le Livre blanc de 2008, autant cela a été estompé dans celui de 2013 au profit de la dimension technique. De fait, la guerre informationnelle n’est pas vraiment le cap pris par les armées malgré les propositions faites depuis 2011.
Je conclurai par l’importance donnée à la réserve notamment citoyenne et à la formation présentée notamment par le général de division Yves-Tristan Boissan, directeur de l’École des transmissions. Il est le coordonnateur de la réserve citoyenne en Bretagne et a exprimé sa surprise (bonne) face à l’engouement pour cette réserve « cyber « notamment au sein des entreprises.
A noter qu’après Saint-Cyr, une nouvelle chaire « cybersécurité » s’ouvrira à l’Ecole navale avec le soutien de Thalès. Nous avons donc un domaine d’avenir sinon d’excellence dans lequel les armées peuvent s’engager avec détermination.
Face au djihadisme
Je me suis déjà largement exprimé sur ce sujet. Néanmoins, les agressions récentes contre des militaires canadiens ou des policiers américains nous rappellent l’affaire Mérah en 2012. Je vous invite à lire mon intervention dans le bulletin trimestriel de l’association nationale des officiers de carrière en retraite paru cette semaine, « Face à l’ennemi djihadiste, une longue guerre en perspective » (www.anocr.com).
Le CEMA pour sa part a évoqué « une véritable armée d’hommes expérimentés ». Le retour des djihadistes français est clairement évoqué comme une menace. Le ministre évoque une « armée terroriste en Irak », certes pas très convaincant ni facile à démontrer comme concept.
Dans tous les cas, les attaques individuelles semblent devenir plus fréquentes. Les auteurs sont présentés comme des personnes peu stables. Est-ce aussi vrai que cela ? Le rapport du député Guillaume Larrivé sur les prisons françaises renforce en outre la perception de la menace (Cf. Mon billet du 15 juin 2014, « Une menace djihadiste de plus en plus précise »).
Plusieurs questions vont cependant se poser : d’abord quels sont les clés de compréhension de ce fanatisme par certains côtés irrationnel pour nous ? Comment prévenir, sinon dissuader ces meurtres ? Comment les sanctionner ? Comment s’en protéger ? L’exemple de l’ex-policier à Ottawa qui a éliminé le djihadiste meurtrier est intéressant. Il avait une arme personnelle et il s’en est servi. Savoir qu’une tentative de meurtre ou un meurtre peut entraîner un risque mortelle pour le djihadiste pourrait constituer une partie de la réponse dissuasive. Il est tellement facile d’assassiner lâchement une personne non armée. Savoir que le risque existe pour l’apprenti assassin peut calmer une partie des ardeurs meurtrières. Les questions de sécurité intérieure vont se poser désormais sous d’autres angles.
Le plus grand risque cependant reste que de multiples faits isolés, dans plusieurs pays, constituent de fait une stratégie d’opportunité des djihadistes. Celle-ci pourra se transformer en une stratégie à long terme. Une stratégie occidentale, au moins française, devra être élaborée pour y répondre et je ne suis pas sûr que le dernier Livre blanc y réponde. Faut-il en rédiger un nouveau ?