vendredi 4 octobre 2024

Contre l’armée européenne – Michel Debré, 1953

Quand Démosthène mettait en garde les Athéniens contre Philippe de Macédoine, Démosthène avait raison ! Athènes était une cité, et l’âge venait de plus grands empires. Mais il était deux politiques : l’une qui permettait de les constituer par une alliance et dans la liberté, l’autre qui acceptait de les voir naître de la tyrannie. Nul ne doute, nul n’a jamais douté, que la thèse ardemment défendue par Démosthène fût la seule qui pût garantir l’avenir d’Athènes, celui de la Grèce et de la liberté, la seule qui fût en même temps conforme à l’honneur.

 

La théorie du transfert de souveraineté. 

Au départ, nous trouvons la volonté américaine, exprimée dans l’été 1950, de réarmer l’Allemagne. L’expression de cette volonté a surpris le gouvernement français. Cette surprise n’était pas légitime. Le problème du réarmement de l’Allemagne était posé depuis plusieurs mois. L’invasion de la Corée l’avait projeté, en quelques heures, au premier plan des préoccupations politiques de l’Occident. Il avait déjà été évoqué à la tribune du Parlement, et le blocus de Berlin était de ces signes prémonitoires que seuls les aveugles et les sourds volontaires peuvent ignorer. Cependant, nul, au gouvernement, ou plutôt au sein de nos divers gouvernements, n’avait osé en parler, si ce n’est pour annoncer solennellement qu’il ne pouvait être question de réarmer l’Allemagne…

À la proposition américaine, le gouvernement français a répondu par une proposition dont l’objet était d’« intégrer » des Allemands dans une armée qui n’aurait pas le caractère d’une armée nationale. Cette proposition allait loin dans sa rigueur logique. On n’envisageait même pas un régiment de nationalité allemande ; des soldats allemands étaient placés par petits groupes dans d’autres unités. Projet séduisant, en théorie, mais que sa rigueur rendait difficile à réaliser. Au surplus, à supposer qu’il fut un point de départ, une telle conception du rôle militaire des Allemands ne pouvait se prolonger longtemps.

La proposition française ne fut pas acceptée, même à titre de première étape. C’est alors qu’avec la complicité d’un gouvernement français désemparé et heureux de gagner quelques mois, le consentement d’un gouvernement américain assez incrédule au premier abord, puis convaincu par les affirmations de M. Jean Monnet, le problème du réarmement allemand fut saisi par les théoriciens — je dirai presque par les théologiens — du transfert de souveraineté.

À ce point de l’histoire il convient de revenir quelques mois en arrière.

Le gouvernement américain, avant d’envisager le réarmement de l’Allemagne, avait estimé nécessaire de libérer l’industrie allemande, notamment les mines et la sidérurgie de la Ruhr, des sujétions imposées par les vainqueurs. La situation du monde imposait une révision des idées qui avaient eu cours en 1944. Il était notamment nécessaire d’accomplir un effort pour lier à l’Occident cette grande part de l’Allemagne que les trois alliés avaient prise en charge au lendemain de la capitulation. Il fallait porter l’espoir des Allemands vers l’Occident. Il fallait mettre l’économie allemande au service de l’Occident ; sur cette voie, une première mesure apparut nécessaire : relever ou supprimer le « plafond » maximum de production imposé à l’industrie ; diminuer, et peut-être faire disparaître, les interdictions de fabrication. Voilà sans doute ce qu’il parut très difficile de faire accepter aux opinions européennes, et d’abord à l’opinion française. De cette difficulté jaillit l’idée de chercher quelque moyen exceptionnel de réussite. C’est ainsi que germa le projet d’une « communauté européenne » dirigée par des fonctionnaires impartiaux et recevant des divers États le droit de commander à toutes les mines et aux industries lourdes. L’idée, accueillie par M. Robert Schuman, se transforma en une très haute vision d’un « marché commun » et d’une réconciliation politique fondée sur la prospérité que ferait naître ce marché commun.

On connaît la suite réservée au plan Schuman. L’édifice construit à Londres en 1948, notamment l’Autorité internationale de la Ruhr, fut jeté bas au profit de la Haute Autorité du charbon et de l’acier, où l’Allemagne, d’office, entra sur pied d’égalité. Au moment où le projet du réarmement allemand sortit à son tour des dossiers du Pentagone, l’élaboration du traité sur le charbon et sur l’acier était à peu près achevée, sans que l’on se rendît compte, à vrai dire, d’une manière très claire, du mécanisme politique grâce auquel cette communauté voyait le jour. Cependant ce mécanisme est simple.

On observe, d’abord, que le cadre national est désormais trop étroit pour la solution d’un grand nombre de problèmes. On ajoute que le dogme de la souveraineté de l’État est un dogme mort, condamné par le progrès technique. De ces deux constatations, on conclut à la nécessité de transférer à une autre autorité que celle de l’État national la charge de résoudre des problèmes qui, désormais, le dépassent. Qui dit transfert suppose création d’une autorité nouvelle. Qui dit autorité nouvelle en langage de science politique moderne, et aussi de démocratie, suppose une nation nouvelle dont l’autorité que l’on veut constituer doit être l’expression.

Le raisonnement est à ce point séduisant qu’il faut un certain temps pour en apercevoir la faille. Cependant celle-ci est évidente et elle vient d’un véritable jeu de mots sur l’expression « souveraineté ». Ce jeu de mots aboutit, me semble-t-il, à une fausse conception de la nation et du pouvoir.

En effet, il convient de distinguer deux sens au mot souveraineté.

La souveraineté de l’État, c’est le pouvoir de l’autorité politique de commander et de dire le droit. Elle est la manifestation du pouvoir social. Sa limitation est l’un des objets de la doctrine démocratique, car le droit est édifié pour lutter contre l’arbitraire de l’État, c’est-à-dire l’exercice sans limite du pouvoir de commander. De nos jours, dans l’ordre intérieur comme dans l’ordre extérieur, ces limitations à la souveraineté de l’État sont plus nécessaires que jamais. Elles sont imposées par les faits, et il n’est guère, dans la doctrine des juristes de l’Occident, que l’École allemande qui conteste la valeur morale et politique de ces limites au pouvoir gouvernemental.

La souveraineté nationale ne se confond pas avec la souveraineté de l’État. Les deux termes n’ont pas le même sens. Ce qu’on entend par souveraineté nationale, ce n’est pas la manifestation du pouvoir qu’exprime la souveraineté de l’État ; la souveraineté nationale est le principe du pouvoir, elle définit la source de l’autorité, l’origine du droit de commander. Cette même pensée occidentale qui ne cesse de recommander des limites juridiques à l’autorité de l’État, en d’autres termes des limitations de souveraineté, n’a cessé et ne cesse d’affirmer que des divers principes du pouvoir, le meilleur, le plus digne de la liberté, est le pouvoir issu d’une manifestation de la volonté de l’ensemble des citoyens, expression vivante de la nation. La souveraineté nationale est le principe du pouvoir dans tout régime de démocratie libérale.

Cette souveraineté n’est pas théorique, elle repose sur une réalité : la nation, et ne peut s’exprimer valablement que par des mécanismes constitutionnels bien définis.

Voyons bien ces deux points : d’une part, la nation, dont nous savons, depuis que Renan nous l’a expliqué en des termes qui doivent demeurer gravés dans la mémoire, qu’elle n’est pas le résultat d’une définition objective issue de la géographie, de l’ethnologie, de la linguistique, mais l’expression d’une communauté de sentiments et de passions, source de la solidarité ressentie par l’immense majorité des hommes qui forment la nation ; d’autre part, les mécanismes constitutionnels de la liberté, élections libres et régulières, où tout citoyen est électeur, où tout citoyen peut être élu, et règle de la majorité, règle d’or, qui fait du gouvernement démocratique le gouvernement de la majorité, et de la loi, la loi de la majorité.

Dans leur raisonnement, les théoriciens des transferts de souveraineté, d’une constatation exacte — la nécessité de soumettre les États à des limitations, à des engagements, qui sont, de notre temps, plus que jamais nécessaires — glissent à une conception politique qui tend à ôter à la souveraineté nationale son droit d’être la source du pouvoir. On considère, en d’autres termes, que l’on peut faire naître, sous le nom d’autorité supranationale, une autorité fondée sur une nouvelle nation, qui s’appellerait l’Europe.

C’est une conception fausse. La nation ne s’invente pas. Une nation est le résultat d’un lent processus historique. C’est une conception dangereuse, car, en l’absence de solidarité sentie, on doit recourir à une définition objective, par exemple les frontières, demain peut-être la religion ou la race dominante. C’est enfin une conception impossible pour la liberté. On ne peut en effet appliquer les mécanismes délicats de la démocratie, établis en fonction de l’égalité absolue des citoyens, ni faire jouer la loi de la majorité, règle d’or du pouvoir démocratique, à un corps collectif dont les différents membres ne sentent pas, au préalable, leur totale solidarité. En fait, nous le savons, on ne peut briser l’idée de nation en Europe, et dans tout le monde occidental, que par des tyrannies violentes dont l’Histoire montre qu’à la fin elles s’effondrent sous la poussée des nationalités et de la liberté.

Lors de la discussion sur le traité du charbon et de l’acier, cette faille du raisonnement, qui était cependant à l’origine du traité, ne fut pas clairement aperçue. Elle était cachée derrière l’accumulation de préoccupations techniques, l’amoncellement des articles et la confusion réalisée comme à plaisir entre les pouvoirs réels de la nouvelle autorité, dite supra-nationale, et les garanties laissées à la représentation des gouvernements nationaux.

Toutefois, il est une nation dont le gouvernement a compris, derrière les apparences, que le principe de ce qui était proposé ne cadrait pas avec sa conception politique. C’est la Grande-Bretagne. Les Anglais, certes, ne font pas de théorie, un sage pragmatisme leur suffit. En Grande-Bretagne, l’autorité qui a le dernier mot, c’est le Parlement, expression de la souveraineté nationale. D’autre part, pour assurer le lien de toutes les nations membres de la Communauté, il ne faut pas que la Couronne, d’une manière ou de l’autre, soit tenue de s’incliner devant des décisions à l’élaboration desquelles ses représentants ne participent pas. Le retrait de la Grande-Bretagne du traité technique, économique, nous dit-on, sur le charbon et l’acier, est un fait grave. La Grande-Bretagne siégeait à l’autorité internationale de la Ruhr. La voici éliminée. C’est ainsi que la conception européenne sortie du plan Schuman devint une conception continentale.

Ce caractère fut accentué par l’éviction du traité de tous les territoires français extra-métropolitains. Cette nouvelle éviction fut acceptée sans difficulté par les partisans du traité. Il est possible qu’elle répondît au désir secret, inconscient même, de certains d’entre eux : puisque, au départ du traité, il est une volonté de créer une nouvelle nation, n’est-ce pas déjà

assez présomptueux de fondre en une seule communauté Prussiens et Français, Hollandais et Siciliens ? Pourquoi s’embarrasser des citoyens français d’outre-mer ?

***

Revenons à l’armée. L’échec de la proposition primitive d’intégration de contingents allemands servit de point de départ à une nouvelle thèse où le mot intégration fut repris, mais dans le sens politique que lui donne la construction d’une autorité supra-nationale. Le principe, les conséquences du traité sur le charbon et l’acier, furent appliqués à l’armée. Comme on avait décidé d’enlever de la compétence nationale la production du charbon et celle de l’acier, comme on avait décidé d’envisager un marché commun pour les produits issus de la mine et de la sidérurgie, on décida d’enlever la production des soldats, comme la fabrication des armes, aux autorités nationales, et on décida de créer un grand marché commun de la défense militaire.

Jean Monnet, promoteur et, en quelque sorte, théologien du transfert de souveraineté, se mit au travail avec son équipe de collaborateurs et quelques autres pour appliquer la doctrine qu’ils avaient élaborée à la suite du traité sur le charbon et l’acier : créer une super-nation par transferts successifs d’attributions de l’État. Il semble que la différence de nature entre charbon et armée n’ait pas été aperçue, et que les négociateurs n’aient pas été frappés de ce que les idées de nation et de politique sont plus profondément attachées au problème militaire qu’à celui du charbon et de l’acier. Qui dit nation dit patriotisme. Qui dit armée dit politique. Le transfert du patriotisme, la confiance dans la politique ne se donnent pas avec la même facilité que le transfert du charbon ou la fixation du prix de l’acier.

Toutefois, dans le silence, sans avertir ni le Parlement ni l’opinion, on calqua peu à peu un projet de traité militaire sur le projet de traité charbon-acier.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce travail préparatoire. Les négociateurs français avaient-ils les connaissances politiques et juridiques suffisantes ? On peut aujourd’hui en douter. Combien, parmi eux, avaient réfléchi au problème qui est cependant sous-jacent à toute la politique extérieure de la France, depuis trois siècles, celui des différentes formes d’alliance et des conséquences de leur renversement ? Combien d’entre eux avaient lu la Constitution de 1946, ses principes, ses règles formelles ? L’expérience permet de conclure, très franchement, à l’ignorance politique et juridique de nos négociateurs.

Le Parlement fut tenu à l’écart. Une seule discussion eut lieu, à l’Assemblée nationale, à la veille de la conférence de Lisbonne. Une longue motion fut alors votée. Une crise gouvernementale permit, me semble-t-il, de ne guère en tenir compte. Enfin on brusqua la signature en 1952. Le Conseil des ministres, prévenu à la dernière heure, au vu d’un document compact, difficile à lire, mis pendant de brefs instants à la disposition des membres du gouvernement, dut autoriser un ministre qui n’avait pu prendre, en détail, connaissance de ce qu’il devait signer, à parapher le document. Une première crise d’inquiétude, à vrai dire, saisit le gouvernement français, des précautions oratoires furent prises. Une astuce avait été inventée : celle de lier un accord inter-allié sur l’Allemagne à ce traité. L’un emportait l’autre. C’est ainsi qu’en quelques jours, à Bonn et à Paris, les documents, lourds de contenu, illisibles à moins d’un long effort de plusieurs heures, virent le jour. En vain je demandai alors à la tribune du Sénat que la signature fût retardée, et qu’une discussion publique fût organisée au préalable. Il fallait, paraît-il, aller vite. On nous dit alors que la raison en était la nécessité de signer sans délai cet accord interallié sur l’Allemagne qui représentait une promesse faite au gouvernement de Bonn. Nous savons aujourd’hui que cette hâte n’avait d’autre raison que la crainte d’un refus des Parlements, et d’abord du Parlement français. Tranchons le mot. Il fallait mettre la France devant le fait accompli.

Tout cela est du passé. Mais ce sont des faits : on peut les pardonner, on ne doit pas les oublier. Il importe d’autant plus de les rappeler que l’on nous dit aujourd’hui : « La France est engagée, elle ne peut donc pas se dégager ; la France a jugé, elle ne peut donc pas se déjuger. » La France n’a jamais jugé. La France n’est pas engagée. En aucun pays, en aucune démocratie, le paraphe d’un homme, ni les discussions d’une petite équipe de fonctionnaires n’ont le pouvoir de lier une nation. Disons-le. Répétons-le. En cette fin d’année 1953, nous sommes au point zéro. Et ne nous laissons pas impressionner par l’argument nouveau : rejeter le traité d’armée européenne, c’est affaiblir la communauté sur le charbon et l’acier. Entre la France et le charbon, le choix est interdit. Si le traité nuit à la France et à la liberté, peu importe qu’il réussisse au charbon ! C’est la France et la liberté qui comptent d’abord.

 

Sens du traité.

Les gouvernements des États signataires (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg — on n’ose plus parler de la Sarre) abandonnent en matière de défense leurs responsabilités nationales au bénéfice d’une communauté supranationale qui prend en charge une portion des avoirs nationaux, humains et matériels. L’organe essentiel de la Communauté est un Commissariat, composé de neuf membres : deux Français, deux Allemands, deux Italiens, un Belge, un Hollandais, un Luxembourgeois. Ces membres nommés pour six ans « ne sollicitent ni n’acceptent d’instructions d’aucun gouvernement ». Ce Commissariat est la cheville ouvrière d’un système qui crée une personnalité juridique nouvelle, détentrice des prérogatives de la souveraineté.

Au-dessus du commissariat, le Conseil des ministres représente les États, par émanations individuelles des gouvernements de chaque État-membre. Une assemblée, provisoirement celle de la Communauté charbon -acier, réunie une fois par an pendant un mois, a des attributions de contrôle. Une Cour de Justice supranationale « assure le respect du Droit », dans l’interprétation et l’application du traité.

Les partenaires sont égaux. Un article précise : « Le présent traité ne comporte aucune discrimination entre les États-membres. » L’Allemagne a obtenu cette disposition capitale qui implique une réciprocité totale : toute limite, tout contrôle s’appliquent indistinctement aux six États membres, et cela dans tous les domaines où la C.E.D. aura à intervenir.

Le transfert de pouvoirs est considérable. Une large part des activités d’ordre militaire, administratif, économique, financier, qui appartient au vaste domaine de la Défense nationale, est désormais de la seule compétence de la Communauté. Cette dépossession est si étendue, elle aboutit à donner de tels pouvoirs au commissariat, que les négociateurs, par une sorte de réaction naturelle, ont tendance à accroître les pouvoirs apparents du Conseil des ministres. Ce Conseil, qui prend la place d’une autorité politique européenne, doit intervenir pour un assez grand nombre de décisions. Organe collectif, sa décision est issue d’un vote, et l’organisation de ce vote, avec des règles particulières de majorité, n’est pas l’une des moindres inconnues de ce traité. En fait, on peut dire que l’exigence de majorités particulières donne la réalité du pouvoir au commissariat et, à titre d’arbitre, au général américain, nommé en application du traité sur l’Atlantique Nord.

En effet, des liens étroits sont établis entre la Communauté de défense et l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Ces liens sont rendus manifestes par les nombreuses dispositions qui font intervenir le dirigeant militaire du traité de l’Atlantique Nord, c’est-à-dire, en fait, le général américain. Celui-ci intervient en cas de désaccord entre les membres de la Communauté. Il détient les responsabilités fondamentales des plus élevées. C’est lui, notamment, qui autorise le transfert des unités d’un territoire européen à un territoire non-européen, c’est-à-dire, pour la France, de Marseille à Alger. Mais des liens organiques sont également prévus, et l’ensemble du traité est fait pour que la Communauté européenne de défense soit l’annexe continentale du traité Atlantique.

Ce traité n’est donc pas un traité comme les autres. Il n’a pas de précédent. Celui sur le charbon et l’acier lui ressemble dans la forme. Au fond, il s’agit de tout autre chose, au point que ce traité ouvertement porte en lui une ambition : la fin des nations.

Voilà une idée qui a des partisans. Je ne la discuterai pas. Mais je regarderai les faits, c’est-à-dire les articles du traité et ses conséquences. Pour la France, le résultat est clair : abandon des fruits et des espérances de la victoire ; abaissement décisif et peut-être définitif.

Conséquences normales, dira-t-on : il faut adapter les institutions à une situation de fait à laquelle elles doivent répondre. Mais ce qui est moins normal, c’est qu’une nation, l’Allemagne, profite et profite seule d’un traité qui consacre son relèvement, est la source de sa future hégémonie. Ce n’est pas une Europe dénationalisée qui surgit de la conception politique qui est à la base du traité, c’est une Europe germanique.

 

L’abandon des espérances de la victoire.

L’abandon des fruits et des espérances de la victoire est total.

Ne faisons pas, au départ, ce reproche aux inspirateurs ni aux négociateurs du traité. Le réarmement de l’Allemagne est la conséquence d’une coupure dont la responsabilité incombe au pouvoir soviétique. Du jour où une menace russe pesait sur ce qui restait d’Europe libre, la nécessité, la fatalité du réarmement de l’Allemagne étaient inscrites. De nos jours, où l’on parle tant de détente, où l’on envisage l’unification de l’Allemagne, et sa neutralisation, on est tenté d’oublier l’ombre qui s’est étendue sur le monde dès l’année 1938, ombre qui s’étend encore…

Dès lors, les dirigeants français ont eu le souci d’éviter que le réarmement de l’Allemagne n’aboutisse à reconstituer une armée allemande trop puissante et trop influente. Ils ont voulu éviter la pression de la caste militaire et que les ambitions de l’armée ne redeviennent celles du gouvernement allemand. Ces idées, n’en doutons pas, se trouvaient dans l’esprit des négociateurs quand ils ont commencé leur travail. Mais ce ne sont point les intentions passées qu’il faut regarder, ce sont les textes. D’autre part, voyons bien que le danger allemand n’est pas, d’abord, un danger d’agression contre un partenaire de la communauté ; il est le danger né d’une volonté de reconquête et de revanche contre la Russie, la communauté étant tout entière entraînée dans la guerre…

Or regardons bien où l’on nous conduit. Pesons bien les conséquences du traité, s’il venait à être appliqué. L’armée allemande est reconstituée. L’unité de base, c’est la division, et, en vérité, c’est le corps d’armée. Il y aura des corps d’armée allemands, c’est dire qu’il y aura une armée allemande. On nous dit : il n’y a pas d’état-major, mais le texte établit une organisation régionale qui comportera des bureaux, et ces bureaux, ce sont les états-majors ! Le chef d’état-major lui-même est rétabli, sous le titre modeste de délégué. D’autre part, police et gendarmerie sont reconstituées, sans contrôle. Enfin les réglementations existantes en matière d’industries interdites sont abrogées. Nous n’avons pas le droit de bluffer ou de nous bluffer nous-mêmes, l’Allemagne pourra tout fabriquer, y compris des armements atomiques.

Ajoutons à cela le service militaire et le ministre de la Défense. Faisons le bilan : corps d’armée, commandements territoriaux, états-majors, police, gendarmerie, industries d’armement, service militaire, chef d’états-majors, ministre de la Défense. Nous sommes loin du point de départ !…

* * *

À quoi l’on nous oppose des garanties. Quelles sont-elles ?

La limitation du nombre de divisions ? — Voilà qui fait l’objet d’un accord secret. Mais il n’est pas si secret qu’on ne sache deux choses : d’abord, que le nombre de ces divisions allemandes sera très vite supérieur au nombre des divisions françaises ; d’autre part, qu’il ne s’agit que d’une première étape. On nous dit aussi que le nombre des cadres d’activé sera fixé, déterminé, limité. Mais on ne dit pas que ce nombre est calculé par rapport à l’ensemble des effectifs de l’armée sans répartition par nationalité ; officiers et sous-officiers allemands seront vite les plus nombreux.

On nous dit, d’autre part : il existera des zones stratégiquement exposées. À l’intérieur de ces zones, certaines industries ne pourront pas voir le jour, et c’est grâce à cette disposition que seront limitées les industries d’armement. Voyons d’abord comme il est grave, après ce qui s’est passé depuis un demi-siècle, d’enlever à l’interdiction des industries d’armement le caractère d’une sanction morale. Si certaines interdictions sont maintenues, c’est pour des raisons stratégiques, c’est-à-dire des raisons qui peuvent aisément devenir des motifs d’autorisations. Au surplus, l’expérience qui s’est écoulée depuis la signature du traité a montré que ces interdictions ne sont pas respectées et le seront d’autant moins qu’il suffira d’une majorité au sein du commissariat pour qu’elles ne jouent point.

On nous dit encore : la police et la gendarmerie pourront être limitées. Mais l’on ne nous dit pas que la police et la gendarmerie allemandes ne seront limitées que dans la mesure où, dans les autres pays, la police et la gendarmerie le seront aussi. Comme tout critère moral est abandonné, la limitation sera faite suivant la population et les besoins. L’Allemagne n’aura pas de peine à avoir la plus importante police, la plus importante gendarmerie !…

Au surplus, quelle est la portée de toutes ces garanties ? Quand on lit l’article 6 qui pose le principe fondamental de la non-discrimination, on doit avouer que tout ce qui est prévu est caduc dès le départ. Rien ne peut être imposé à un participant que les autres ne se voient également imposer. L’article est intéressant à lire. Si l’Allemagne n’a plus de chef d’état-major, la France n’en aura plus non plus, et voilà ce qu’on ne nous dit pas, car, en vérité, l’Allemagne en aura un, pour que la France garde le sien. L’ensemble des dispositions relatives, par exemple, aux zones stratégiquement exposées peut parfaitement être employé par l’Allemagne pour exiger qu’en France certaines industries soient également interdites. Pour éviter cela, tout, en Allemagne, sera autorisé. Au départ, on a placé solennellement une disposition qui empêche que l’on puisse, au nom de la morale, au nom de la sécurité, exiger le maintien de la moindre garantie.

Alors les défenseurs du traité pointent le doigt sur ce qu’ils considèrent comme la garantie suprême : l’Allemagne occidentale n’appartient pas au pacte Atlantique. On ne voit pas très bien à quelle garantie correspond cette éviction. S’agit-il d’une sanction morale ? Voilà qui ne va pas loin. S’agit-il d’une préoccupation juridique ? L’Allemagne n’est pas encore un État au sens du droit international et ne peut accéder à cet aréopage suprême des nations d’Occident. Si tel est l’argument, il est inquiétant pour la validité de la signature que l’Allemagne appose au bas du traité sur l’armée européenne ! Au surplus, disons-le franchement, nous sommes là dans le domaine du mensonge. Le Conseil de l’Atlantique peut se réunir en sessions communes avec la Communauté européenne de défense, dit ce traité (que cependant n’ont pas signé la majeure partie des cosignataires du pacte Atlantique — curieuse conception du droit International !). Nous voyons bien, puisque le pacte de l’Atlantique est, en fait, aujourd’hui, réduit à une alliance militaire sur le continent européen, que ces réunions communes seront le droit commun. Comment pourrait-il en être autrement ? En ce domaine aussi, l’article 6 jouera, et l’Allemagne, en vertu du principe de non-discrimination, ne permettra pas que des décisions militaires l’engageant, même indirectement, puissent être prises par une autorité à laquelle elle ne participe pas. Enfin, nous répète-t-on ce qui a été dit au Bundestag, connaît-on les promesses américaines ? Le doute n’est pas permis : par la Communauté européenne de défense, l’Allemagne entre dans la Communauté atlantique, et il est probable que ce qui est actuellement un fait sera bientôt un droit. La France ne pourra pas s’y opposer, si jamais elle le voulait, car le problème serait le suivant, et la solution acceptée à l’avance par les Américains : ou l’Allemagne entre dans l’Atlantique aux côtés de la France, ou bien les réunions du Conseil de l’Atlantique seront sans la moindre valeur. Je laisse de côté l’hypothèse envisagée par les théologiens de l’Europe fusionnée, où désormais la Communauté européenne serait seule apte à être représentée dans l’Atlantique, ce qui permettrait, en toute égalité, et par suite de l’alternance des représentations, de donner le siège actuel de la France à l’Allemagne comme à l’Italie. Je sais qu’il est des théologiens de la petite Europe qui consentent à cette abdication… Je préfère ne pas dire ce que je pense de leur attitude.

Que reste-t-il des limitations, des garanties dont on nous a tant parlé ? D’abord certains services, certains stocks, peut-être certaines industries ne seront point situés sur le territoire allemand. Voilà qui est valable et qui pouvait être décidé et maintenu sans un traité issu d’une vaste pensée politique. D’autre part, il y a le commissariat. Les décisions importantes sont prises par ces neuf commissaires indépendants. Qu’il s’agisse des problèmes aussi graves que la durée du service militaire, le contrôle de la formation, l’établissement des plans de mobilisation, c’est ce commissariat supra-national qui est responsable. N’est-ce pas une grande garantie ?

Voyons cependant les choses avec réalisme : le poids de ces commissaires sera bien variable. Que pèsera le commissaire du Luxembourg ? Le Luxembourg a un commissaire, mais il n’a aucun soldat, et il est entendu qu’on ne lui en demandera pas. N’est-on pas tenté de penser que les commissaires pèseront du poids de leur armée, du poids de l’effort des nations qu’ils représentent ? Voyons aussi que les grandes décisions relèvent en fin de compte d’une autorité qui n’est même pas européenne : le général américain, issu du pacte de l’Atlantique, et qui est finalement l’autorité suprême de l’armée européenne. Voyons enfin que l’objectif de l’armée européenne, comme tout l’ensemble de l’Europe à six, est, face à l’Est, de travailler, d’abord, à la réunification de l’Allemagne. Les divers objectifs qui sont ceux de la France sont passés sous silence, et, dans l’exposé même des motifs, il est fait allusion à cette primauté de la politique allemande. N’est-ce point laisser entendre, n’est-ce point dire que les représentants de la nation la plus intéressée, la seule intéressée, aura dans l’établissement des plans la première place ? Que pèsent les garanties à côté de cette menace ?

Enfin, il y a l’article sur les voix pondérées. Au sein du Conseil des ministres, les représentants des gouvernements, juridiquement, ne pèseront pas du même poids. Leur autorité sera fonction de l’effort militaire et financier de chaque nation. Or il est déjà indiqué que cette pondération jouera en faveur de l’Allemagne. La France aura moins de voix que le pays contre lequel on veut la garantir… Elle aura également moins de voix que l’Italie.

Nous arrivons ainsi au deuxième aspect, je ne dirai pas des critiques, je dirai simplement de la réalité : après l’abandon total des fruits ou des espérances de la victoire, nous assistons, par ce traité, à l’abaissement politique de la France, à l’affaissement de l’influence de notre nation.

 

L’abaissement de la France.

Le projet de traité réalise un tragique abaissement de la France.

Nous sommes loin, aujourd’hui, des chants et des hyperboles que nous avons entendus dans les jours qui ont suivi la signature du traité. Les défenseurs les plus impénitents reconnaissent les sacrifices que la France doit consentir, et que, dans la situation présente de l’Allemagne et de l’Italie, puissances vaincues, et des autres puissances signataires, qui sont de petites nations, ces sacrifices sont surtout demandés à la France. M. Maurice Schumann, qui est, cependant, un laudateur du traité, dans le discours qu’il a prononcé le 25 septembre 1953 aux Nations Unies, a reconnu le caractère « très dur » des sacrifices acceptés, ou plutôt offerts par la France.

Quels sont ces sacrifices ? Regardons-les. Analysons-les. Tentons de voir où ils nous mènent et demandons-nous s’ils sont payants.

Le premier de tous — et à quel point il frappe la seule France ! — c’est la coupure de notre armée. À ce premier sacrifice s’en ajoute un autre, qui n’est pas explicitement formulé, mais qui est sous-jacent et implicitement accepté par certains inspirateurs du traité : c’est la séparation, la coupure, entre la France d’une part, l’Afrique du Nord et V Union française d’autre part.

L’armée française est coupée en deux. D’une part, les contingents français à l’armée européenne, d’autre part, l’armée de l’Afrique du Nord et de l’Union, qui demeure une armée française… mais hors de France.

Ainsi on crée deux armées, deux administrations, deux hiérarchies, deux commandements, deux avancements, deux recrutements. Le traité va plus loin et parle de deux systèmes d’écoles tant pour les officiers que pour les sous-officiers. Qu’on ne croit pas que cette division porte exclusivement sur l’administration. Elle va plus loin, elle aboutit à une division politique, à une division de la communauté française. La coupure, en d’autres termes, n’a pas simplement un caractère technique. Touchant à la souveraineté, touchant à la citoyenneté, elle va jusqu’au tréfonds de ce qui fait l’unité française. L’une des armées dépend d’un pouvoir européen, l’autre demeure sous la coupe du pouvoir national. Deux systèmes de lois, deux systèmes d’autorité, avec toutes les conséquences qui peuvent résulter de cette division, année par année. Durée du service, recrutement, formation des cadres dépendront d’autorités différentes selon qu’il s’agira de Français de l’Union française, y compris ceux installés aux portes de la France, à Alger, ou qu’il s’agira de Français de France, désormais Européens. Quand on sait à quel point, dans la vie moderne et spécialement dans les démocraties, la qualité de soldat est liée à celle de citoyen, on doit frémir devant toutes les conséquences qui résulteront très vite, non seulement pour l’unité de l’armée, mais pour l’unité de la France, de cette coupure et de sa profondeur.

Voilà qui est d’autant plus grave qu’à ces dispositions qui coupent l’armée française en deux correspondent d’autres dispositions qui menacent les liens unissant la France métropolitaine et la France d’outre-mer, ainsi que les moyens que possède la métropole pour faire face à ses responsabilités. Nous pourrons recevoir des observations de la part de nos co-contractants si nous maintenons hors d’Europe des contingents qu’ils estimeront trop importants. Nous serons dans l’obligation de maintenir des troupes sur le continent plus importantes peut-être que nous l’estimerions utile, si nous ne voulons pas que le système incroyable des voix pondérées à l’intérieur de la Communauté joue gravement contre nous. On sait, en effet, que l’ensemble de l’effort militaire et financier de la France, hors de la métropole, ne compte en aucune façon pour le calcul des voix pondérées, alors que, pour ce même calcul, l’Allemagne peut faire état du montant des frais d’occupation (que d’ailleurs elle ne paiera plus qu’aux Anglais et aux Américains). Pour éviter l’hégémonie allemande, la France sera contrainte de limiter son effort outre-mer. D’autre part, nous perdons la liberté d’affecter outre-mer les unités stationnées dans la métropole. Nous perdons la liberté d’envoyer à nos troupes, fussent-elles combattantes, les renforts, les munitions, les matériels que nous jugerions indispensables. Pour envoyer du renfort aux soldats d’Indochine, pour envoyer du renfort aux troupes chargées du maintien de l’ordre en quelque point que ce soit, il nous faudra une autorisation du général américain qui statuera, après consultation de tous nos partenaires, que ce soit l’Allemagne, que ce soit le Luxembourg ; et tous nos partenaires pourront nous imposer soit de lever une nouvelle unité pour compenser les hommes dont nous demanderons l’envoi outre-mer, soit une somme d’argent pour lever ailleurs une unité supplémentaire, soit toute autre formule qui ne peut être interprétée autrement que comme une incroyable possibilité de sanctions. Dans ces conditions, on peut craindre qu’un gouvernement, un jour hésitant, ou un jour divisé sur telle décision à prendre outre-mer, ne soit finalement tenté de rejeter la responsabilité, de ne rien faire et de s’abandonner, faisant état de ce que la moindre décision ne peut être prise sur-le-champ et de ce qu’il faudrait, pour qu’elle fût prise, mettre dans le secret des gouvernements étrangers ou, en compensation d’une autorisation donnée comme une aumône, se soumettre à des conditions militaires, financières ou politiques inacceptables.

En vérité, quand on considère côte à côte les dispositions qui brisent l’unité de l’armée française et celles qui ligotent la liberté du gouvernement français dans son action outre-mer, on ne peut que s’effrayer soit des arrière-pensées, soit de la légèreté des inspirateurs et des négociateurs d’un pareil texte. De penser simplement que, désormais, le Français de Marseille soit, du point de vue militaire, et même du point de vue politique, plus près de l’Allemagne de Hambourg que du Français d’Alger, n’est-ce pas, d’un seul coup, et d’une manière définitive, juger la gravité de la menace qui pèse sur ce que nous continuerons à appeler la Patrie ? Sans doute, dira-t-on, en regard de ces sacrifices faut-il mettre en compte le fait que l’Allemagne, elle aussi, est liée, et que l’ensemble des dispositions qui placent les contingents allemands sous une autorité supra-nationale doit être considéré, pour les Français, comme une garantie d’une valeur telle que son prix est parfaitement explicable. Est-ce sérieux ? Voyons mieux aussi bien les textes que les intentions et les réalités qui sont derrière ces textes.

Nous l’avons dit, les formations allemandes, la structure militaire allemande seront exactement ce que seront les formations françaises et l’organisation française sur le continent ; en d’autres termes, il existera un ensemble d’armées, d’états-majors et de lois qui reconstitueront, matériellement, le noyau de la force allemande. D’autre part, en vertu de la non-discrimination, comme de la liberté laissée à la police et à la gendarmerie, une immense incertitude domine tout le système. Mais, dira-t-on, l’autorité supérieure n’est pas nationale ! Ne nous laissons pas bluffer par le caractère supra-national de l’autorité supérieure. Pourquoi avoir décidé que l’Allemagne pourra disposer et disposera, en fait, à très brève échéance, en raison de son effort européen qui sera supérieur à l’effort européen de la France, d’un nombre de voix supérieur au nombre de voix dont disposera la France ? Pourquoi avoir demandé que, par ce même système, l’Italie, dont nous savons que, dans la presque totalité des cas, elle suit l’opinion des représentants allemands, puisse également disposer d’un nombre de voix supérieur à celui de la France ? Est-il sérieux d’admettre que pour compenser, au sein de cette autorité collégiale, la place excessive et inadmissible du bloc germano-italien, la France doive compter sur les voix des petites nations, voire du représentant du Luxembourg, dont la voix isolée ne représente pas même un régiment ? Supposons une force de gendarmerie aux prises avec les Russes, à la suite d’un incident à la frontière ? Les divisions allemandes placées sous les ordres d’un général allemand de corps d’armée attendront-elles l’approbation des commissaires français, italien et luxembourgeois pour aller prêter main forte ? Voici la France entraînée…

Après les textes, examinons les intentions ! Lisons l’exposé des motifs, lisons les discours et les affirmations du président américain, du secrétaire d’État américain… Une conclusion se dégage aussitôt : l’objectif premier, ou plus exactement le seul objectif de l’armée européenne, c’est de faire face à l’Est, et l’on a beau nous parler d’une communauté défensive, n’est-ce point un danger permanent que cette affirmation posée dès l’origine que la réunification de l’Allemagne est le premier objectif de l’armée européenne ? Il ne s’agit pas là d’une affirmation en l’air. Relisons l’exposé des motifs déposé devant le Parlement français. Voilà qui est dit en toutes lettres ! C’est sans doute la première fois qu’un gouvernement demande à un parlement d’examiner des dispositions où il est dit que les désirs nationaux de l’Allemagne sont désormais l’une des préoccupations fondamentales de la politique française ! Or, à supposer même qu’il s’agisse là, de la part du gouvernement français, en tout cas de l’opinion française, d’une clause de style sans portée, telle est bien la position (et l’on ne peut que la comprendre) du gouvernement allemand. Telle est également la position du gouvernement américain. Or, et sur ce point aucun démenti ne peut être fourni, du jour où il y a accord entre les représentants allemands et le général américain, les autres nations n’ont plus qu’à s’incliner. Supposons que, demain, le général américain, maître, en définitive, de l’implantation des troupes, décide d’établir une garnison allemande en Alsace ; comme sa décision ne peut être annulée que par un avis unanime, il suffit que le représentant allemand opine en faveur de la thèse américaine pour que les troupes allemandes s’installent en Alsace. De même, il suffira que la reconnaissance de l’état d’agression, qui déclenche l’état de guerre sans intervention du Parlement, soit établie par le général américain et les représentants allemands pour que la France, d’un seul coup et sans aucune décision d’origine nationale, se trouve entraînée dans la guerre.

Continuons. Allons au-delà. Examinons d’un coup d’œil l’ensemble des traités inspirés par la même pensée, par la même déformation de l’idée européenne, la petite Europe à six (on oublie toujours la Sarre), grâce au mécanisme du transfert de souveraineté. La Communauté sur le charbon et l’acier n’a aujourd’hui à son bilan qu’un seul acte positif : la libération inconditionnée de la production minière et sidérurgique de la Ruhr, la liberté d’investissements et l’octroi de prêts américains supérieurs à ce qui a été octroyé à l’ensemble des industries des autres nations. Regardons-le projet de communauté de défense : il rend à l’Allemagne des soldats, des généraux, des armatures militaires, et l’on peut même dire que, par l’état d’esprit qui le domine, il entraîne le pardon et l’oubli. Enfin le projet de communauté politique issu de l’article 38 du projet de communauté de défense, article illégalement appliqué par l’Assemblée issue du Pool charbon-acier, restitue à l’Allemagne sa souveraineté à l’intérieur d’une communauté où la France perd la sienne, et où la coupure entre la France et l’Union française est définitivement réalisée. Le bénéfice de la France, on ne le voit pas, et on le voit si peu que l’on pressent déjà la crise morale, la tragique crise morale dont notre pays, par ses jeunes officiers, commence d’être atteint et qui, demain, au rythme des événements, atteindra V ensemble de la nation. Qui peut penser que l’on puisse renverser les alliances, donner le sentiment à tous les Français que leur avenir est à l’Est et non plus vers l’Ouest et la mer, qu’ils ont, d’abord, à aider l’Allemagne à reprendre la Prusse, sans que leur instinct patriotique s’en trouve blessé ?

Soyons conscients des suites du traité. On parlait des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France comme des trois piliers de la Communauté atlantique. La France va disparaître : coupée de l’Union française, elle n’est plus une grande nation ; engagée dans la petite Europe, elle est contrainte d’accepter la substitution d’une représentation européenne à une représentation française, et cette représentation européenne sera à dominante germanique.

D’autre part, peut-on croire, peut-on imaginer que l’Union française, coupée de la France par la division de son armée, par la division de l’autorité politique, puisse continuer longtemps à demeurer Union française ? Au cri de « l’Europe aux Européens », répond le cri de « l’Afrique aux Africains ». Comment les Français d’origine, comment l’ensemble des autochtones à qui nous avons donné la nationalité française peuvent-ils, à la longue, réagir devant cet abandon accepté, voulu, semble-t-il, par la métropole ? Croit-on que nous pourrons continuer à être respectés du jour où nous ne serons plus libres d’exercer nos responsabilités et où il faudra à chaque instant l’autorisation du général américain, l’avis de l’Allemagne, de l’Italie ou du Luxembourg? Croit-on que nous pourrons longtemps demeurer la clef de voûte de cette grande communauté intercontinentale du jour où, reconnaissant d’un côté la nécessité d’armée nationale, d’Etats nationaux, pour le Viet Nam, pour le Maroc, nous abandonnons de l’autre notre propre armée nationale, notre propre État, notre propre patrie? Poser ces questions, c’est déjà savoir, en tout cas deviner, ce que sera l’avenir d’une France qui aurait accepté le traité d’armée européenne.

 

La fausse conception de l’Europe.

Cette diatribe, dira-t-on, peut-être est belle. Mais elle a un tort, lequel suffit à la juger. Elle n’est que l’expression d’un patriotisme aujourd’hui désuet. Pourquoi, lorsque le chancelier Adenauer, et avec lui d’excellents patriotes allemands, disent : « Le premier objectif de l’Europe, c’est la réunification de l’Allemagne », disons-nous: « ce sont de bons Européens »? Pourquoi, au contraire, lorsque le général de Gaulle et, avec lui ou sans lui, de très nombreux patriotes français disent : « Nous ne pouvons accepter une forme et une organisation de l’Europe qui coupent la France de la France d’outre-mer », dit-on : « Quels affreux nationalistes ! »

II ne s’agit pas là d’une boutade, mais d’une vérité qui nous permet d’entrevoir la nocivité de la construction européenne dont le projet de communauté de défense est l’expression, car il faut le savoir, l’objet du traité est plus politique que militaire ! Quand on pense à la longue période d’adaptation, au désarroi moral causé en France, aux terribles difficultés administratives dont ce traité est l’origine, à la complexité monumentale des états-majors et des bureaux, on ne peut croire que cette immense architecture représente la réalité de l’effort militaire. La réalité est ailleurs, n’en doutons pas. Elle est dans les accords entre états-majors, diplomates et financiers américains, d’un côté, généraux, fonctionnaires, industriels allemands, de l’autre. Ce qui est au fond du traité, c’est une idée politique. Ce qui justifie l’acharnement des défenseurs du traité, c’est la volonté d’affirmer une conception politique, celle d’une Europe fusionnée, de la patrie Europe, dont le professeur Salleron a pu dire qu’elle était une inquiétante caricature de ce qui aurait dû être l’objectif de véritables hommes d’État : l’Europe des patries. Les nations européennes ont des problèmes communs, et quels problèmes ! Menace soviétique, difficultés économiques, crise sociale, baisse du niveau de vie. Pour leur faire face, il faut rompre l’isolement des Etats, la division des politiques. Il faut donc chercher des formes nouvelles d’association, qui dépassent l’alliance et qui, au surplus, permettent, à l’intérieur de la communauté occidentale, de donner au vieux monde un pouvoir d’influence qu’il a perdu, en face du nouveau monde. Mais, à partir de ces réalités, de ces nécessités, concevoir que six nations, et, en fait, là France, l’Allemagne, l’Italie, constituent une seule nation solidaire en tout, au point de constituer une seule citoyenneté et une seule autorité, c’est, d’un point de départ exact, conclure à une absurdité. C’est pourtant ce qu’on a fait, et ce qu’on nous propose. On veut édifier un système de gouvernement et un système d’armée qui suppose l’acceptation d’avance, par tous les membres de cette nouvelle communauté, de possibilités de sacrifices et d’une solidarité qui résultent de l’existence préalable d’une communauté nationale.

L’hypothèse est fausse. Nous y avons fait allusion en démontant le mécanisme juridique du transfert de souveraineté employé par le projet de traité. La nation est une lente construction. Elle ne s’invente pas.

C’est, d’autre part, une hypothèse dangereuse. Pour définir cette nouvelle communauté, on ne peut pas se fonder sur un sentiment fraternel ou l’élan de fusion qui ont fait les nations française, allemande ou italienne. On doit se contenter d’une définition géographique et de l’affirmation d’un certain nombre de technocrates ou de chefs de partis. Cette nation européenne n’est point sentie par l’opinion ; elle n’est point acceptée, elle n’a d’autre définition que son contour continental, moyennant quoi l’intégration de la France métropolitaine conduit non seulement à l’abandon des populations musulmanes, africaines, et des autres, plus lointaines, à qui nous avons donné la nationalité française, mais aussi à abandonner des Français, fils de Français, qui vivent en dehors de la métropole et de l’Europe.

Cette conception présente un autre danger. Lorsque les partisans de ce petit conglomérat affirment qu’après l’armée européenne ou le projet de communauté politique issu de l’armée d’autres nations viendront s’intégrer, et d’abord la Grande-Bretagne, ils mentent de la manière la plus visible : les peuples dont les gouvernements n’ont pas accepté, au départ, l’engrenage fatal n’y viendront jamais. On peut envisager des associations de nations, des confédérations d’États qui se développeraient progressivement, mais on ne peut pas envisager que des nations, de leur plein gré et sans menace imperative, abdiquent leur personnalité, abandonnent leur souveraineté, origine de leur pouvoir, au profit d’un ensemble dont elles ne seraient qu’un élément constitutif. Ainsi la conception de la nation européenne aboutit à créer une nouvelle division, et cette division n’a aucun droit de s’appeler Europe.

Voyons enfin la menace qui en résulte pour la liberté. Il n’est pas de démocratie possible dans cette nouvelle Europe. La démocratie se traduit par des mécanismes politiques. Ou bien on envisage une constitution à forme présidentielle : l’élection mène alors au pouvoir un homme qui, pendant quelques années, est le fédérateur. Ou bien on envisage une constitution à forme parlementaire, où l’autorité est assurée suivant des modalités diverses, par un gouvernement issu d’un parlement et responsable devant ce parlement. Tout système présidentiel est écarté, et l’on nous mène vers la forme de démocratie qui suppose, plus que toute autre, une solidarité totale : la forme parlementaire. Mais aussitôt on recule devant ses conséquences. Un parlement européen ne peut être que l’image de l’anarchie. Aussitôt tout est truqué : élections, majorités, pouvoirs. Le mode électoral doit être établi de telle sorte que des majorités à Y avance fabriquées puissent être obtenues. D’autre part, pour que l’assemblée statue, on exige sans arrêt des majorités particulières : deux tiers, trois quarts ; le traité sur le charbon et l’acier, le traité sur l’armée européenne, le projet de communauté politique, sont, à cet égard, fort instructifs. Qui dit majorité particulière dit par conséquent règne des minorités, qui dit règne des minorités dit arbitraire des gouvernants. La manière dont une décision capitale, le budget de la défense européenne, au travers d’hypocrites apparences, est, en réalité, fixée d’une manière arbitraire et inconditionnée par le Commissariat est bien l’exemple de la pseudo-démocratie à laquelle la fausse conception de la nation européenne nous conduit. Sachons bien que les mécanismes du pouvoir politique fondés sur la liberté sont des mécanismes délicats qui ne peuvent être fondés que sur la solidarité nationale préalablement sentie.

Curieuse construction européenne, en vérité! Un morceau du continent, une France divisée, une apparence de démocratie, l’impossibilité de se développer… Les bons Européens ne sont peut-être pas ceux qui se disent tels !

 

Les protocoles additionnels.

D’ailleurs, est-il besoin d’insister? La cause est entendue, le projet d’autorité politique, dont une coupable insouciance de notre gouvernement a permis qu’il fût présenté, par suite d’une application illégale de l’article 38 du projet d’armée européenne, a suscité de tous côtés une telle rébellion que les plus hardis n’osent plus dévoiler les objectifs qui étaient les leurs lorsque cet article fut rédigé.

D’autre part, à l’armée européenne elle-même il a fallu apporter des modifications, sous une pression qui était d’origine parlementaire, mais qui répondait à un tel besoin qu’aucun refus officiel ne pouvait lui être opposé. On a dû négocier des protocoles.

Pendant plusieurs mois, la doctrine officielle était catégorique. Que le traité sur la communauté européenne de défense coupe l’armée française en deux, de la base au sommet, qu’il oblige la France à diviser en deux ses écoles d’officiers ou de sous-officiers, qu’il impose aux troupes françaises en Allemagne un statut inférieur à celui des troupes anglo-saxonnes, lesquelles restent seules forces d’occupation indépendantes des autorités allemandes, qu’il accorde à l’Allemagne, par le système de pondération des voix, une place plus importante qu’à la France, qu’il aboutisse à faire contrôler l’ensemble de nos ressources d’outre-mer par les autres pays européens, qu’il soumette les exportations de matériel à destination de nos troupes d’outre-mer, fussent-elles engagées comme en Indochine, à l’autorisation préalable du général américain et des membres européens du Commissariat, qu’il interdise au gouvernement français d’envoyer librement, même en Afrique du Nord, un bataillon, voire une escouade, sans l’autorisation du même général américain et l’accord du Commissariat, voilà, disait-on, qui était faux, fallacieux, mensonger…

Puis il est arrivé, au début de l’année 1953, qu’un gouvernement désireux de s’assurer les voix de certains députés voulut bien s’apercevoir que tout n’était pas si faux, ni si fallacieux, ni si mensonger.  porter remède.

Comment faire? Ce gouvernement se rabattit sur la notion de « protocole ». Des protocoles furent donc envisagés. Leur négociation fut, une fois encore, entourée du plus grand mystère. La France, à vrai dire, se trouvait dans une position ridicule. Elle reconnaissait que ses ministres et ses diplomates avaient signé un traité qui foulait aux pieds ses intérêts essentiels. Un jour, il fut annoncé que ces protocoles étaient paraphés et qu’ils donnaient entière satisfaction. À vrai dire, on ne les publiait pas, afin, sans doute, de mieux persuader l’opinion de leurs extraordinaires qualités. Les procédés employés auparavant pour convaincre l’opinion que le traité était parfait furent employés pour démontrer derechef que le traité était désormais parfait avec les protocoles — sans qu’il fût besoin de les connaître.

Après six mois de silence, on les mit sous nos yeux sans bruit. Leur lecture donnerait à pleurer si, à force de déception et de colère, il était encore possible de pleurer.

D’abord certains projets de protocole sont tombés dans la trappe. Ainsi celui qui a trait au statut des forces françaises en Allemagne. Nos soldats sont Européens, ce qui signifie qu’ils sont, en Allemagne, justiciables des tribunaux allemands, c’est-à-dire que nous perdons tout le bénéfice des années écoulées — bénéfice que conservent nos alliés anglo-saxons. C’est ainsi qu’en certains milieux on conçoit l’Europe : soumettre officiers et soldats français aux tribunaux allemands. Il est vrai qu’il nous est dit qu’en France les militaires allemands sont justiciables de nos tribunaux. Par ailleurs, il nous est dit qu’il ne doit pas y avoir de troupes allemandes en France. Par ailleurs encore, on s’aperçoit qu’il suffit d’un accord entre le général américain et les commissaires allemands pour faire stationner des troupes en quelque point de France que ce soit. Passons ; tout est dans ce traité, et d’abord notre abaissement.

Voyons ensuite les projets de protocoles qui ont réussi, si on ose s’exprimer ainsi.

L’Allemagne peut-elle disposer d’un plus grand nombre de voix que la France ? À coup sûr, et on ne change rien au principe. L’application est retardée… de quelques mois. Il faudra, avons-nous obtenu, une définition plus précise de la pondération. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’on nous l’imposera dès le jour où la France aura quelque chose à demander, par exemple l’envoi d’un bataillon en Indochine ou en Algérie, et en échange…

L’armée française, dans l’administration de son personnel, est-elle divisée en deux ? Jusqu’à l’approbation d’un statut » du personnel européen, on tentera de maintenir l’unité. L’affectation initiale des recrues sera décidée par le gouvernement, et, par la suite, des échanges seront possibles, si le Commissariat n’y fait pas obstacle. Et, quand il y aura un statut européen, lequel est activement préparé, et quasiment au point, ces petites et apparentes satisfactions seront remises en cause.

Les écoles françaises sont-elles divisées en deux ? Qu’à cela ne tienne. Nos cadres d’outre-mer seront formés par les écoles européennes. C’est exactement le contraire de la formule qu’il eût fallu imposer. Le Commissariat a-t-il le contrôle des exportations à destination de nos troupes combattant outre-mer — et qui ne sont pas sous sa responsabilité ? Une directive sera donnée au futur commissariat pour que ce contrôle soit limité… à ce qu’il faut contrôler! On cherche, en vain, ce que signifie ce protocole. Il n’est en vérité que poudre aux yeux.

La France a-t-elle besoin d’une autorisation préalable pour envoyer quelques renforts outre-mer ? On demandera au Commissariat (et sans doute aussi au général américain) d’accepter de statuer sans tarder en cas d’urgence — sauf naturellement si le général américain ou le Commissariat estime que la sécurité de la communauté ne le permet pas. La rédaction de ce protocole a quelque chose de tragique. Le mépris des intérêts de l’outre-mer, et même de nos soldats d’Indochine, s’y exprime d’une manière inquiétante. Ce n’est pas la France qui sera juge de l’état d’urgence… Et, au surplus, on sait bien que, lorsqu’il y aura urgence, souvent ce sera trop tard.

En vérité, nous ne paraissons avoir obtenu satisfaction qu’en ce qui concerne les plans de mobilisation pour lesquels le Commissariat ne sera compétent que lorsqu’il s’agira de ressources nécessaires aux forces européennes. Il est vrai que le contraire eût été incroyable, et c’était, cependant, ce contraire qui était prévu dans le traité.

Faut-il ajouter que ces protocoles — ou plutôt ces ombres — ne seront soumis qu’à un seul parlement, le parlement français ? Que leur peu de valeur est encore accentué par le fait que les autres parlements les ignoreront et que le Bundestag allemand a émis à leur sujet un vote dont aucun partisan de l’armée européenne n’ose parler, puisqu’il réduit ces ombres à d’impalpables fantômes.

En vérité, rien de tout cela n’est sérieux. Mais tout cela est tragique. Ces protocoles ont la valeur d’un coup d’épée dans l’eau. Ils ne sont pas des remèdes, simplement des aveux.

 

La politique de « rechange »

À ce point du raisonnement, quand, devant les réalités non contestables et la menace du dramatique avenir que le traité d’armée européenne et la conception politique dont il est l’expression font peser sur la France, les partisans du traité, les théologiens de la petite Europe fusionnée, avancent ce dernier argument : il n’est pas d’autre solution, il n’y a pas une politique de rechange. Il paraît que ce curieux argument est encore pris au sérieux. Il faut donc y répondre.

D’abord en sommes-nous tombés à ce point d’abaissement que la France n’a d’autre avenir que d’être coupée de l’Union française ? Que la France devrait accepter de ne plus avoir la responsabilité de l’Afrique du Nord, de l’Algérie ? En sommes-nous arrivés à ce point qu’il serait fatal que le Français de Marseille fût condamné à ne plus être le concitoyen du Français d’Alger, égal en toutes choses, uni pour tout et en tout avant d’être uni à d’autres ? Ce serait l’affirmation qu’il n’y a plus de France. En d’autres termes, le gouvernement français, expression de la souveraineté nationale, ne pourrait plus, à l’intérieur des instances supérieures de la vie internationale, faire valoir et, le cas échéant, faire triompher les vues d’une politique inspirée de l’objectif suprême, l’unité de la République, France et France d’outre-mer indissolubles.

Voilà qui ne peut pas être accepté, et le simple fait de ce refus doit faire naître l’imagination d’une autre politique. D’ailleurs, lisons, réfléchissons, observons ; plusieurs autres politiques ont été proposées.

Il en est une — que je ne défends pas, car elle me semble irréelle, — celle d’une entente de la France avec l’Union soviétique, ou celle même d’une entente des nations occidentales, hors l’Allemagne, avec le gouvernement soviétique, pour établir, au centre de l’Europe, un régime politique déterminé par ceux qui furent les vainqueurs de l’ancienne guerre mondiale. On peut penser que cette politique pourrait donner, dans l’immédiat, d’heureux résultats. Mais je ne crois pas qu’elle puisse durer, et il est probable que l’état présent du monde et de l’Europe est tel qu’elle ne pourra pas déboucher sur des réalisations. C’est pourquoi je ne la retiens pas comme politique de rechange.

Prenons donc les principes de la politique dont les défenseurs de l’Europe se veulent les champions, et les seuls champions. Il est vrai, à mon sens, que nous sommes entrés dans une ère où l’accord entre le monde occidental et le monde soviétique ne sera jamais qu’un accord à la fois partiel et éphémère. Le monde soviétique et le monde occidental doivent équilibrer leur force afin que de cet équilibre naisse une trêve qui, pour la génération que nous sommes, représente sans doute l’idéal. Dans cet équilibre des deux mondes entre une part non négligeable de puissance militaire. Qui dit puissance militaire de l’Occident laisse entendre, pour aujourd’hui ou pour demain, un réarmement de l’Allemagne. Qui dit équilibre des deux mondes dit aussi organisation du monde occidental pour affirmer, face au monde soviétique, l’unité de vues et la solidarité des peuples de l’Occident. Enfin, qui dit organisation du monde occidental admet aussi une organisation particulière des nations européennes : celles-ci ont des problèmes communs ; il faut également atténuer le caractère artificiel des divisions politiques, des cloisonnements économiques, des déséquilibres sociaux qui font de la petite Europe occidentale un manteau d’arlequin ; il faut enfin s’efforcer, de ce côté-ci de l’Océan, d’établir un poids politique comparable à celui de la grande nation américaine. Dans l’état présent des choses, les Américains sont à la fois, si l’on peut s’exprimer ainsi, le cerveau et la figure de proue de l’Occident, l’Europe n’étant guère qu’un fragile mécanisme et la figure de poupe.

Mais, quand on veut à la fois rester les pieds sur le sol et regarder loin devant soi, on s’aperçoit aisément que la voie dans laquelle nous sommes engagés n’est pas une voie constructive. Elle dessert l’Occident. Elle dessert l’Europe.

L’Europe, la petite Europe à six dont le traité d’armée européenne est l’expression, en heurtant les ressorts les plus profonds des meilleures actions humaines, je veux dire le patriotisme, et le principe légitime de l’autorité démocratique — la souveraineté nationale, — ne peut mener qu’à l’anarchie ou à une sorte de dictature. C’est sans doute vers la dictature que l’on se dirigera. Nous connaîtrons d’abord l’arbitraire de dirigeants non contrôlés, mais soutenus par les États-Unis. De là, nous glisserons au commandement du plus fort : c’est l’Allemagne, puisque la France sera coupée en deux ; c’est l’Allemagne, puisque l’Europe à six se fait à son profit. À cet égard, le projet d’armée européenne est une préfiguration : un commandement américain, des voix pondérées au bénéfice de l’Allemagne et un objectif prioritaire donné à la communauté : la conquête de Berlin et la réunification.

Voilà qui, ailleurs qu’en Allemagne, n’ira pas sans difficultés, c’est le moins qu’on puisse dire. Cette violence faite à la fois aux consciences des hommes libres et aux autorités légitimes fera jaillir une révolte de la conscience nationale. A qui bénéficiera cette révolte, et à qui bénéficiera ce nationalisme? N’en doutons pas, aux communistes. Ils s’affirmeront avec succès défenseurs du droit des peuples comme du droit des citoyens.

Il serait donc raisonnable, il est donc nécessaire de revenir à la voie qui n’aurait jamais dû être abandonnée, je veux dire à l’Europe des patries.

L’hostilité au projet d’armée européenne et à i avant-projet illégalement conçu et voté par l’assemblée de Strasbourg n’est pas une hostilité à l’égard de l’Europe. Bien au contraire. L’historien de l’avenir dira sans doute que ceux qui se sont opposés à l’irréelle Europe fusionnée, intégrée, continentale, étaient les vrais et les seuls défenseurs de l’idée européenne.

La valable autorité politique de la future Europe, il est facile de la désigner : c’est le collège des présidents du Conseil, c’est-à-dire des chefs légitimes de chaque État participant. Leur réunion fréquente et régulière peut seule permettre d’une manière sérieuse l’adoption d’une politique commune. Point n’est besoin, pour établir cette autorité, de plusieurs pactes et de quelques milliers d’articles, ni de déclarations solennelles d’indissoluble fusion. Point n’est besoin de diviser d’une manière artificielle les attributions du gouvernement en deux parts, l’une exclusivement nationale, l’autre exclusivement européenne. Les présidents discutent chaque mois — et ce sera désormais l’une de leurs premières tâches — des problèmes de l’Europe. Ils s’efforceront, dans les domaines variés de leurs préoccupations communes, d’agir selon les mêmes directives. Le pacte qui unira leurs pays peut prévoir que, dans plusieurs domaines d’ordre politique, économique, social, les gouvernements s’engagent à ne pas prendre de décision sans en avoir au préalable référé aux autres, et sans avoir tenté, suivant des procédures que le droit international peut rapidement fixer, d’établir une action commune. On peut même imaginer la désignation chaque année, par les présidents du Conseil, d’une sorte d’arbitre qui aura la charge de présider le collège des présidents et d’aider au dégagement d’une attitude commune.

À ce système, certains objectent qu’il n’est point d’Europe sans adhésion populaire, ni institutions capables d’assurer des services communs, services civils ou services de défense. Il est vrai. Mais voilà qui n’est nullement interdit par cette politique. Bien au contraire.

L’assentiment des Européens est fourni par la voie normale d’une assemblée élue. Mais faut-il imiter, pour créer cette assemblée, les États unitaires fondés sur un sentiment national profond ? C’est à la fois impossible et dangereux ; une assemblée européenne dans l’état présent des peuples ne peut sérieusement voter des lois, ne peut valablement désigner un chef de gouvernement, ne peut utilement exercer le contrôle à la fois politique et administratif qui est la règle dans un État unitaire. Il faudrait, pour cela, l’assurance d’une seule politique en tous domaines et une totale solidarité. Nous n’en sommes pas là. Le traité sur le charbon et l’acier, le projet de traité sur l’armée européenne, l’avant-projet sur la communauté politique, le montrent bien : ce sont des monstres impuissants, nous l’avons dit, que ces assemblées à qui l’on veut donner l’apparence d’une activité semblable à celle d’une assemblée nationale !

Il est un autre type d’assemblée, et la raison voudrait qu’on le choisisse. Je veux parler du type d’assemblée à pouvoirs financiers et constitutionnels, des États en formation, telle la France de la monarchie. Il existait, à côté du pouvoir, des États généraux, dont la responsabilité était double : d’une part, le vote des recettes, et, par-là, le contrôle des dépenses, d’autre part, la garantie des lois fondamentales. C’est à une assemblée de ce genre qu’il faut penser pour l’Europe future. Cette assemblée, expression des nations, examinera les budgets et les comptes et votera les impôts de la coalition des nations associées. D’autre part, garante du pacte, elle pourra recevoir les plaintes d’un gouvernement contre un autre gouvernement et, en même temps, veiller au perfectionnement, en vue d’une seconde étape, des institutions confédérées. Seule une assemblée de ce genre peut fonctionner utilement.

À des tâches communes peut correspondre la nécessité d’administrations communes. Une autorité politique fidèle aux réalités nationales et légitimes n’éprouvera aucune difficulté à les constituer. Elle ne connaîtra pas l’arrière-pensée qui anime tous les gouvernements d’aujourd’hui à mesure que s’étend l’ombre menaçante de la supra-nationalité. En effet, aujourd’hui, créer une administration européenne, c’est, pour un Etat, abdiquer deux fois : abdiquer le contrôle populaire, et abdiquer sa responsabilité, et nous voyons, dès lors, les gouvernements préserver dans le détail de l’organisation des services les intérêts qu’ils ont abandonnés en cédant sur le principal. On peut, en vérité, aller d’autant plus loin vers de vrais services communs, qu’ils soient civils ou qu’ils soient militaires, que l’autorité politique est fondée sur des bases plus réelles et plus légitimes, c’està-dire, disons-le encore, nationales.

Voilà sans doute qui ne règle point le problème militaire. Cependant, voyons déjà que certaines garanties d’équilibre sont mieux assurées dans ce système que dans celui qu’on nous propose. Cette Europe associée est une Europe ouverte. Il n’y a point cette fusion de souveraineté qui est souhaitée par les extrêmes du fédéralisme. C’est la porte ouverte à la Grande-Bretagne, la seule chance que la Grande-Bretagne puisse, un jour, participer, la seule chance de voir participer également d’autres États du continent. Enfin, c’est la seule manière d’assurer la présence d’une France non divisée, d’une Union française entière. La République est présente, par un chef du gouvernement qui n’est pas seulement européen, mais dont la responsabilité s’étend partout où flotte le drapeau français. L’Assemblée ne crée point, par son système électoral, deux catégories de citoyens à l’intérieur de la France, étant donné que la France y est représentée en tant que nation et que, d’autre part, cette assemblée n’est pas habilitée à voter des lois qui ne seraient applicables qu’à une seule partie du territoire où s’exerce notre souveraineté.

Alors, dira-t-on, c’est vers l’armée nationale allemande que vous nous conduisez ? Ne revenons pas sur ce qui a été dit ; le dilemme armée européenne ou armée allemande est un de ces faux dilemmes qui condamnent ceux qui présentent ainsi le problème. Nous avons dit que l’armée allemande était reconstituée par l’armée européenne, et le système européen confédéral que nous envisageons ne fait pas plus sur ce point que le projet d’armée européenne. Les quelques garanties que l’on trouve dans le traité : zones stratégiquement exposées, implantation de réserves et de stocks, en dehors du territoire allemand, sont applicables à une Europe confédérée, aussi bien qu’à une petite Europe fusionnée. Bien davantage : ces garanties sont mieux contrôlées par une autorité politique que par le Commissariat apatride.

Mais on peut, on doit combiner cette juste conception politique de l’Europe avec une meilleure conception de son organisation militaire. Comme le projet d’armée européenne a été conçu en fonction d’une idée politique beaucoup plus qu’en fonction de stratégie militaire, il repose sur une très grave et fondamentale erreur : l’idée de non-discrimination, qui aboutit à restituer à l’Allemagne la possibilité d’avoir toutes les armes, toutes les armées, toutes les possibilités de guerre. C’est, au contraire, sur le principe de discrimination qu’il faut établir la défense militaire. En ce domaine, il faut être plus rigoureusement et plus franchement européen que les théologiens de la petite Europe unie. Puisque nous avons à faire face à une menace qui exige une coalition, les bases de la défense européenne à l’intérieur de la défense occidentale doivent être établies en fonction des besoins de la coalition et des réalités géographiques. Chaque nation, en raison de sa situation, de ses possibilités et, aussi, ne craignons pas de le dire, en pensant à l’Allemagne, de certaines garanties politiques nécessaires, ne devrait disposer que de certaines formes d’armement, que de certains types d’armée. Un de nos anciens chefs militaires, dont la pensée mériterait d’être plus écoutée, le général Gérardot, après avoir montré d’une manière éclatante le drame que l’armée européenne fera surgir au sein d’une armée française, désormais déchirée et atteinte dans sa valeur morale, a. expliqué que, se fondant sur les principes de la stratégie occidentale, il serait nécessaire d’affecter à chaque État, à chaque gouvernement, à chaque peuple, sa place dans une conception d’ensemble et, en fonction de cette place, établir des discriminations qui, en fin de compte, s’appliqueront aussi bien à l’Allemagne qu’à la France, aussi bien à l’Italie qu’à l’Angleterre.

Ainsi, dit-il, « la défense rationnelle de l’Europe exigerait que l’aviation soit éloignée du rideau de fer, afin d’être soustraite à une action de destruction. Aucune force aérienne ne devrait donc être déployée au nord de la Seine, et peut-être même au nord de la Loire. Cette défense rationnelle exigerait aussi qu’aucune division blindée ne soit déployée sur la rive droite du Rhin, du moins entre Cologne et Strasbourg ».

Ces deux exigences impliquent que l’Allemagne ne disposerait que d’un très petit nombre de forces aériennes, qui seraient stationnées en dehors de son territoire, et d’un minimum d’unités blindées. En ce qui concerne la France, on peut, en fonction de sa situation, et aussi de ses obligations outre-mer, augmenter, à l’intérieur d’une stratégie générale, son aviation, sa marine, ses armes blindées, aux dépens d’unités terrestres plus propres à la défensive.

Dans ces conditions, chaque État aurait une armée incomplète, et, dans cet ensemble où la discrimination serait fondée sur des raisons militaires, les exigences de la sécurité politique intérieure de l’Europe trouveraient leur bénéfice. Le danger allemand dont le projet d’armée européenne prétend éviter le retour, mais qui n’y réussit qu’en menaçant toute l’Europe d’une hégémonie germano-américaine, serait écarté, car l’armée allemande serait une armée incomplète. De même, l’effort pour que les unités militaires allemandes soient, avant tout, des unités défensives est une meilleure garantie contre une volonté offensive que des barrières de papier ou des décisions que les Allemands briseront facilement. Il est vrai, comme le dit le général Gérardot, que les auteurs du traité n’ont pas vu dans le réarmement allemand un moyen militaire, mais un but politique !

Nous ne sommes pas tenus d’approuver les auteurs du traité. Mieux vaut assurer, sous l’autorité d’un gouvernement représentant les nations, et où les nations traitent d’égal à égal, une organisation militaire fondée sur les nécessités de la stratégie, alors que ces nécessités de la stratégie peuvent apporter du même coup les garanties politiques que les hommes libres jugent indispensables, que bâtir une organisation politique prétentieuse mais inefficace à l’abri de laquelle on laissera bientôt à l’Allemagne le droit de nous entraîner dans la guerre.

À cette conception nouvelle et raisonnable d’une Europe associée et d’un réarmement allemand lié à une conception stratégique d’ensemble, il manque un élément qu’il faut aussitôt ajouter : c’est la réorganisation du pacte Atlantique.

Le pacte Atlantique a été une grande espérance dans la mesure où l’on pouvait penser qu’il était, grâce à l’étroite association des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, le point de départ d’une solidarité de l’Occident tout entier. Mais le pacte Atlantique n’a pas donné les résultats espérés. Il n’est pas l’affirmation d’une solidarité totale, tant s’en faut. Il est devenu une alliance militaire, et une alliance militaire limitée à un théâtre d’opération où l’on ne se bat pas : l’Europe. Solidarité économique, solidarité sociale ? Il n’en est plus guère question. Solidarité militaire et politique en Extrême-Orient ou dans le Proche-Orient ? Il n’en est pas davantage question. Voilà qui est grave. Or voyons bien que l’addition du traité sur l’armée européenne au pacte Atlantique est une aggravation de cette conception déviée de l’alliance occidentale. Plus que jamais, c’est le seul problème de la solidarité militaire en Europe qui est à l’ordre du jour. Plus que jamais les problèmes atlantiques sont réduits à la préparation d’une guerre en Europe. De la défensive on va même, par la force des choses, à l’offensive. Qui peut croire qu’à l’intérieur de cette armée européenne, véritable légion étrangère sous commandement américain et à prédominance germanique, ne triompheront pas très vite les tendances naturelles au cœur des Allemands et chères aux dirigeants du Pentagone, c’est-à-dire la volonté de saisir la première occasion pour régler, et le problème de l’unité allemande, et celui de la puissance soviétique ?

Voilà ce qu’il faut changer, le danger qu’il faut éviter. Au lieu d’aggraver le caractère militaire de l’alliance atlantique en la complétant par une arme offensive, il faut s’efforcer de penser à nouveau la politique de l’Occident. Ce n’est pas seulement à une guerre prochaine qu’il faut penser. C’est bien plutôt à la manière d’assurer d’une façon durable l’équilibre entre les deux mondes, en attendant du temps, du renforcement économique et moral de l’Occident, autant que du renforcement militaire, que la trêve du monde débouche sur autre chose qu’une troisième guerre mondiale…

C’est dire qu’il appartient au gouvernement français d’envisager honnêtement l’accession de l’Allemagne au pacte Atlantique et de profiter de cette novation du traité originel pour imposer une pensée politique commune du monde occidental. Il n’est d’ailleurs pas d’esprit raisonnable qui ne sache aujourd’hui que l’organisation atlantique n’est pas en mesure d’assurer une œuvre valable. Ce n’est pas résoudre le problème de notre temps et de notre civilisation que de substituer à l’organisation insuffisante d’aujourd’hui une organisation qui serait efficace parce qu’elle reposerait sur le commandement américain, d’une part, et, d’autre part, sur la force allemande, dominant la petite Europe. L’organisation atlantique, dont nous sentons la nécessité, doit reposer sur un conseil politique où les plus graves problèmes du monde puissent être évoqués avec la volonté de faire que les nations libres adoptent toutes la même attitude et s’efforcent de créer, progressivement, selon les lois propres à la démocratie et à la légitimité nationale, un pouvoir de l’Occident, face au pouvoir du monde soviétique. Placée à l’intérieur de l’Europe associée, puis à l’intérieur de ce Conseil de l’Atlantique, comme l’Allemagne occidentale se sentira davantage attachée au monde libre ! Siégeant à côté de ses alliés traditionnels, forte de son unité maintenue, comme la France se sentira plus forte de n’être pas laissée seule ni coupée de ses territoires d’outre-mer !

Europe associée et confédérée, réarmement allemand en fonction d’une stratégie occidentale, élargissement et rénovation du pacte Atlantique ! La valeur de cette politique de rechange n’est pas sérieusement contestée. Nos défenseurs de l’armée européenne et de la petite Europe, cependant, se réfugient dans un dernier argument. Il serait trop tard ! La voie a été choisie. Il ne faut pas tout remettre en question…

Est-il besoin d’insister sur la médiocrité de cet argument ? Est-il besoin de faire remarquer qu’il n’est jamais trop tard pour mieux faire, et, davantage, qu’il n’est jamais trop tard pour éviter les conséquences dramatiques d’une politique dont on ne saurait trop répéter qu’elle a été engagée à la légère, qu’elle a été poursuivie et qu’elle ne cesse d’être défendue par trop de personnages intéressés à la création d’emplois supra-nationaux…

 

Les exigences de la Constitution.

Il est, d’autre part, une réponse juridique en apparence, politique en réalité. À elle seule, cette réponse justifierait que le tournant soit pris, et qu’il soit pris promptement.

Les négociateurs des traités charbon-acier, armée européenne, communauté politique, ont manifesté un inquiétant mépris des règles constitutionnelles qui sont les nôtres. Cependant, entre le traité d’armée européenne et la Constitution, les contradictions sont nombreuses. Il est des contradictions simples, qui peuvent être réglées par des « trucs » de procédure, sans grandeur, peut-être, mais, dit-on, nous n’en sommes plus là ! La nomination des officiers généraux appartient au Conseil des ministres, le président de la République est chef des armées, le président du Conseil assure la direction des forces armées, coordonne la mise en œuvre de la défense nationale… Est-il besoin de souligner que ces dispositions sont abrogées par le traité de l’armée européenne ? Les grades supérieurs à ceux de commandant sont conférés par le Commissariat, la défense nationale appartient au Commissariat. Pour corriger cette incompatibilité, on envisage des artifices : le président de la République ratifie, a posteriori, les décisions du Commissariat ; le président du Conseil confirme, a posteriori, les nominations décidées par le Commissariat…

Déjà l’artifice est plus difficile quand il s’agit de concilier le titre et les responsabilités qui sont données au président de la République et au président du Conseil, et les attributions que le traité confère au Commissariat.

Voilà qui n’est rien encore. D’autres contradictions sont insolubles.

Notre Constitution réserve à l’Assemblée nationale, après l’avis « préalable » du Conseil de la République, le droit de déclarer la guerre. En vertu du traité, toute agression contre l’un quelconque des États membres en Europe, ou contre les forces européennes, entraîne automatiquement l’entrée en guerre de l’ensemble des signataires. Cette disposition, qu’il faut lire avec soin, ne peut pas être interprétée autrement que comme la suppression, implicite, du libre arbitre des États. C’est peut-être un progrès, mais la Constitution ne le permet pas.

En dehors de l’inquiétude juridique, regardons un instant l’inquiétude politique. Qu’un incident éclate à Berlin, que l’Allemagne, appuyée par le général américain, déclare que cet incident est un acte d’agression, nous voici dans le conflit sans aucune intervention possible des autorités nationales. Quel sera le moral de nos soldats ? Est-il besoin de dire qu’une agression, hors d’Europe, laisse la France seule ?…Revenons à la règle de droit : l’Assemblée nationale fait la loi, et fait seule la loi. S’il est une mesure qui relève de la loi, et qui ne peut être déléguée qu’en vertu d’une disposition constitutionnelle, c’est la durée du service militaire : un parlement qui n’est plus maître de la durée du service n’est plus un parlement. Or le traité donne aux autorités supra-nationales, et à elles seules, le droit de fixer la durée du service. Du point de vue de la doctrine constante, la même conclusion s’impose pour les mesures relatives aux effectifs et au statut du personnel. Il s’agit, en démocratie, d’une attribution fondamentale du législatif. Le traité, cependant, l’enlève au Parlement.

Notre Constitution détermine les conditions d’examen du budget et le droit d’initiative des députés. Notre vieille déclaration des droits de l’homme, remise en vigueur par le préambule de la Constitution, affirme que la représentation nationale doit librement contrôler l’emploi des dépenses. Le traité de l’armée européenne prive le Parlement de tout examen sérieux du budget militaire. L’initiative des députés est supprimée, contrairement à la Constitution. Le vote global et les conditions dans lesquelles il est réalisé est contraire à la notion de consentement et de contrôle des dépenses.

Ce n’est pas tout, tant s’en faut. Il arrive qu’on traite à la légère les articles 17 du préambule et 62 de la Constitution. La défense de l’ensemble de l’Union est, en vertu de ces textes, mise en commun sous l’autorité du gouvernement de la République. Le projet de traité scinde la défense nationale en deux. De cette scission, nous l’avons dit, découle bien davantage qu’une réorganisation administrative : c’est la coupure de l’armée, la coupure de la politique, la coupure de la souveraineté, la coupure de la citoyenneté. Comme, d’autre part, il est écrit que le gouvernement ne peut plus librement fixer l’affectation territoriale des unités, qu’il ne peut plus librement exporter du matériel hors d’Europe, que l’administration, le recrutement, l’éducation relèvent d’autorités différentes, la « mise en commun de la défense » sous l’autorité de la direction du gouvernement devient une chimère.

Faut-il dire enfin que l’article 38 du traité, qui envisage la possibilité d’un gouvernement fédéral et, de ce fait, abroge la notion de souveraineté nationale, est contraire aussi bien à l’article 3 de la Constitution qu’à l’article 3 de la Déclaration de 1789, dont la valeur juridique est réaffirmée, nous venons de le dire, par le préambule de la Constitution ?

On peut se demander — et la réponse est facile — si un gouvernement avait le droit de signer un traité comportant des dispositions anticonstitutionnelles, et notamment cet article 38. En vérité, il eût dû, avant la signature, demander une révision de la Constitution.

À l’argumentation qui précède, on oppose, il est vrai, deux réponses. Mais l’une et l’autre me paraissent sans valeur.

D’abord tout traité, dit-on, l’emporte sur la loi interne, fût-elle constitutionnelle. Cette affirmation résulte notamment de l’article 26. Cette remarque est juste, à une condition : c’est que le traité ait été ratifié dans les conditions conformes à la règle constitutionnelle. Cette condition n’est contestée que par des philosophes, mais il n’est aucun juriste qui puisse envisager qu’un texte non ratifié par la seule autorité capable de créer le droit et dans les conditions de régularité prévues par le statut de cette autorité l’emporte sur un texte régulièrement voté, qu’il soit ou qu’il ne soit pas constitutionnel. Par exemple, un traité entre la France et l’Espagne instituant une royauté commune et confiant le trône à un Bourbon ne peut être ratifié par le Parlement (et même signé par un gouvernement) qu’à condition qu’au préalable les articles 44 et 95 de la Constitution aient été abrogés. D’ailleurs, c’est ce que dit l’article 26 de notre Constitution, qui ne donne force de loi aux traités, alors même qu’ils sont contraires à des lois françaises, que lorsqu’ils ont été « régulièrement ratifiés et publiés ». Qui dit ratification régulière dit que le Parlement doit avoir le pouvoir de ratifier, donc que la Constitution l’autorise à le faire.

Ensuite, dit-on, le préambule autorise les limitations de souveraineté. C’est exact, mais l’article du préambule ne peut aller jusqu’à autoriser, à l’avance, par un vote simple, une disposition contraire à la Constitution. Il faut que le traité qui prévoit ces limitations ait été régulièrement ratifié.

D’autre part, il est expressément souligné dans le préambule que ces limitations ne peuvent être envisagées que « sous réserve de réciprocité ». Or, dans l’état présent, il n’y a pas réciprocité entre la France et l’Allemagne, pour différentes raisons, ne serait-ce qu’en vertu de l’article 23 de la constitution de Bonn et l’article final de cette constitution, qui sont interprétés, par l’unanimité des juristes allemands, comme libérant une future Allemagne unifiée des obligations résultant de la signature par l’Allemagne de Bonn de traités internationaux. Il n’y a donc pas réciprocité. L’Allemagne peut se dégager, non la France.

Enfin, le préambule de la Constitution parle de « limitation » de souveraineté. Or le traité a l’ambition de réaliser un « transfert » de souveraineté. La différence entre les deux termes est fondamentale. La limitation suppose une durée ; elle suppose que le pouvoir continue à être exercé par les gouvernements, ceux-ci, simplement, s’engageant à ne pas faire, ou à faire, certaines choses. Le transfert, au contraire, est un abandon, en même temps qu’il est la création d’une souveraineté nouvelle. Or, on n’en peut douter, la création de cette souveraineté nouvelle, qui résulte de l’ensemble du traité, et spécialement de certaines dispositions du type de celles de l’article 38, est fondamentalement contraire au texte et à l’esprit de la Constitution. Elle n’a nullement été prévue par le préambule.

Concluons : il faut réviser la Constitution. C’est possible, et aller de ce fait, comme il sera fatal, jusqu’au referendum. Mais que sera ce referendum ? En l’état présent, il a de fortes chances d’être négatif, et au mieux, après une intense propagande (je parle pour les partisans), il divisera profondément la France et l’affaiblira. Ne serait-il pas plus sage de rester dans la ligne de nos principes, de construire une défense européenne et une Europe auxquelles la grande majorité des Français puissent se rallier et qui n’exigent pas le bouleversement de notre légitimité ? Je n’ose croire qu’à cette question, ainsi posée, on puisse hésiter à répondre.

 

Une nouvelle affaire Dreyfus ?

Il m’est arrivé, voici un an, de comparer la querelle née du projet d’armée européenne à une nouvelle affaire Dreyfus. À l’époque, cette affirmation avait surpris. Aujourd’hui, elle ne surprend plus. Sans doute ne voit-on pas encore de manifestations populaires. Mais, à ses débuts, la procédure engagée contre Dreyfus n’avait ému qu’un petit nombre d’esprits. Le vote du projet d’armée européenne, s’il devait intervenir, marquera, dans l’esprit national, comme a marqué la condamnation d’un innocent. Alors nous serons en présence d’un dilemme semblable à celui que la génération précédente a connu : fallait-il accepter le jugement et respecter l’ordre établi ? C’était condamner un innocent et sonner le glas de la liberté.

Alors nos pères ont préféré la lutte et le désordre. Après de longs combats qui ne furent pas sans souffrances, ni sans suites politiques très graves, l’essentiel de ce qu’il fallait défendre pour l’avenir, c’est-à-dire la liberté de l’innocence, a été établi. Aujourd’hui accepter le vote du projet, c’est choisir de respecter l’ordre établi, mais c’est aussi accepter le commandement américain sur notre politique, l’hégémonie allemande sur l’Europe, la sécession de l’Union française, le glas de la France. En d’autres termes, le choix est clair : il faut opter pour la révolte. Alors, au prix de très durs sacrifices et des suites politiques qu’auront voulus ceux qui ont jeté la France « dans la trappe », la France renaîtra…

Les gouvernements d’hier auraient été sages d’étudier avec sérieux l’affaire Dreyfus avant qu’elle ne devienne le champ clos de nos querelles nationales. Nos gouvernements d’aujourd’hui devraient méditer cette leçon et ne pas commettre la même erreur.

Qu’on me comprenne bien ! Ceux qui s’opposent à l’armée européenne sont conscients, autant que quiconque, des nécessités de la politique occidentale. Ils savent qu’il faut pardonner le passé de l’Allemagne, que l’unité de l’Europe est de l’ordre des choses nécessaires… Mais qui dit politique occidentale ne dit pas commandement américain. Qui dit pardon de l’Allemagne ne dit pas rupture avec de séculaires nécessités politiques.

Qui dit unité européenne ne signifie pas fausse Europe, coupant la France de l’Union française, ni renversement du système d’alliances auquel nous devons un équilibre naturel des forces, ni disparition de l’idée de patrie, sans laquelle il n’est pas de politique, il n’est pas de liberté, il n’est pas de défense contre un ennemi, fût-il commun à tous…

Michel DEBRÉ. 1953.

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