mercredi 22 janvier 2025

De l’utilité et de la nécessité de l’opération Sentinelle

Barcelone montre que le débat sur la pertinence de l’opération Sentinelle devient malsain. Chaque commentateur y va de son petit laïus, forcément pertinent, forcément réduit par la focalisation médiatique et bien sûr alimenté par la sixième agression depuis 2015 contre nos soldats. Pour ma part, je suis résolument favorable à l’opération Sentinelle.

En effet, juger d’une stratégie, donc d’une action sur le long terme, en ignorer les objectifs à atteindre pour se limiter à une approche factuelle suite à un événement du quotidien, sont des approches restrictives, journalistiques et donc manquant de réflexion. Je regrette que quelques commentateurs, pourtant investis depuis longtemps dans la pensée stratégique mais positionnés presque idéologiquement contre l’opération Sentinelle, ne fassent pas preuve d’une réflexion plus objective.

En effet, expliquer aux citoyens l’opération Sentinelle sur le long terme serait plus efficace que d’alimenter la polémique, certes coutume très française, et donc d’affaiblir l’action des forces armées contre la menace islamiste. Mauvais message ! Cela montre que la stratégie des islamistes radicaux telle qu’elle est décrite dans « La gestion de la barbarie » fonctionne (Cf. Mon billet du 3 janvier 2016 et aussi les autres billets de ce même mois sur la menace salafiste).

La discorde (Cf. « De la discorde chez l’ennemi », ouvrage du général de Gaulle) est introduite au sein de notre société, le doute est instillé, les revendications internes émergent avec ces épouses de militaires en colère critiquant à la fois les conditions de vie de leurs conjoints – ce en quoi elles ont raison – et la mission Sentinelle – ce en quoi elles ont tort par un manque total de légitimité à s’exprimer sur la question.

Ce n’est pas en entretenant la discorde au sein de nos rangs que nous gagnerons contre les islamistes radicaux. Faut-il rappeler la menace et qui est l’ennemi intérieur ? Le Figaro fait opportunément le point (Cf. Le Figaro, édition du 11 août 2017).

Les radicalisés représentent aujourd’hui 18 550 signalements contre 11 400 cas au moment des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, soit une hausse de plus de 60 % en moins de deux ans. 6 000 au 1er mars 2017 sont considérés comme des « cas sensibles et préoccupants ». Il faut une vingtaine de personnels pour la surveillance 24/7 de chaque radicalisé. En juin 2017, les radicalisés de sexe féminin représentaient 26 % des cas, les mineurs un peu plus de 16 %, les convertis plus de 34 %. Or il ne s’agit que des radicalisés identifiés et les attentats montrent aujourd’hui que ce recensement n’est pas complet et le sera difficilement.

Pourquoi Sentinelle est-elle utile et nécessaire ?

En préambule, il faut rappeler que l’opération Sentinelle a répondu au manque de personnels disponibles suite aux attentats de 2015 puis de 2016. En effet, malgré le discours sécuritaire affiché, les déflations dans la police et dans la gendarmerie des gouvernements en place et précédents ont retiré à l’exécutif les moyens de faire face à cette menace islamiste immédiate. Nos politiques sont responsables de cet état de fait et se sont trouver bien démunis lorsqu’il a fallu réagir.

Aussi, pour répondre à la demande des citoyens, seule restait l’Armée qui devait fournir jusqu’à « 10 000 hommes » normalement sur une courte durée. Deux ans après, les forces armées sont toujours en opération sur le territoire national. Le mauvais emploi des soldats dans Vigipirate mis en place depuis 1995 pourrait conforter le rejet de Sentinelle.

Aujourd’hui, l’opération Sentinelle doit remplir les rôles suivants :

  • Un rôle dissuasif contre les apprentis terroristes tant que les réseaux islamistes ne seront pas réorganisés. Ils ne disposent apparemment pas d’artificiers ou d’armes de guerre. Leur restent les « armes » de circonstance comme une voiture ou un couteau. Le fait que des soldats disposant d’armes de guerre, sachant les utiliser avec discernement, limite la liberté d’action de ces radicalisés et leur passage à l’acte, tout en libérant les effectifs de la police et de la gendarmerie. Certes, cette dissuasion ne peut être parfaite mais le très faible nombre d’attentats ou tentatives d’attentats laisserait supposer que cette dissuasion fonctionne et non l’inverse.
  • Un rôle de paratonnerre qu’il faut assumer. Qu’attend-on des soldats sinon qu’ils protègent la population même au péril de leur vie, pour répondre aux quelques épouses de militaires en colère sur le sens de la mission ? C’est bien la première mission d’une armée. Que les soldats soient des cibles, cela est vrai mais mieux vaut autant attirer les agresseurs sur nos soldats qui savent utiliser une arme que de laisser l’acte terroriste viser des citoyens désarmés et innocents, donc avec des morts et des blessés en nombre important.
  • Il ne faut pas non plus négliger que nous sommes sans doute dans une phase de préparation potentielle à la lutte armée par les djihadistes. Qui peut croire qu’une partie de nos 18 550 radicalisés, bientôt formés par ceux qui reviennent de Syrie ou d’Irak, ne prendra pas les armes sous la forme d’actes terroristes et de guérilla ? Dans ce contexte, tout symbole de l’Etat, militaires, policiers, magistrats… politiques devient une cible. D’ailleurs agresser nos soldats à Levallois-Perret où est installée la DGSI, la direction générale de la sécurité intérieure et donc du renseignement intérieur, n’est pas inquiétant ?

Ne pas éliminer rapidement la menace à ses prémisses en concentrant toutes nos forces et tous nos moyens serait une faute stratégique grave.

Il est vrai que d’aucun pourrait dire que les armées n’ont pas vraiment été dissuasives ou efficaces notamment lors du massacre du Bataclan. Il faut seulement rappeler qu’une force militaire obéît aux ordres qu’elle a reçus, qu’elle n’est pas engagée sur un terrain sans s’être renseignée – qui savait ce qui passait vraiment dans le Bataclan – qu’enfin la restriction de l’utilisation d’armes de guerre sur le territoire national (Certes maintenant les policiers en disposent… Cf. Mon billet du 5 février 2017 et son corollaire éventuel du 26 février 2017) et d’éventuels dommages collatéraux auraient pu conduire à l’époque à une potentielle mise en examen d’un militaire.

La judiciarisation de notre société a longtemps inhibé l’emploi des armes y compris en opération. Rappelez-vous les conséquences juridiques certes neutralisées mais réelles de l’embuscade d’Uzbin en Afghanistan. Le militaire et le policier comme le citoyen redécouvrent le recours à la force qui n’est plus seulement une question de légitime défense.

Que faire pour l’opération Sentinelle ?

La nécessité d’une stratégie d’action, notamment en permettant aux militaires d’agir juridiquement sur le territoire national est aujourd’hui avérée. En effet, il est temps sans aucun doute de revoir notre stratégie. Faire de nos soldats de simples « patrouilleurs » est le symbole même de cette crainte du politique de voir des militaires dans les rues de la Cité. Il est temps de s’adapter au monde réel et d’avoir une stratégie d’action qui intègre les militaires dans la sécurité intérieure.

Ensuite, il faut sortir de la communication politique qui est d’afficher « tant d’hommes sur le terrain » pour rassurer les opinions (Cf. Audition du CEMAT du 19 juillet 2017). Les armées fonctionnent en terme de mission – par exemple « sécuriser les lieux publics dans telle zone », mission qui, une fois reçue, leur permet de déterminer l’organisation et les moyens nécessaires à partir des forces disponibles. Essentiellement terrestres, elles sont structurées en unités en vue des effets à obtenir, faut-il le rappeler.

Cette planification des opérations est préparée notamment par le « commandement « terre » pour le territoire national » créé le 1er juillet 2016 (Cf. Site du ministère des armées) en liaison avec le centre opérationnel et de conduite des opérations interarmées. Si les armées ne peuvent pas assurer la mission, le CEMA, commandant opérationnel, en rend compte au président de la République. Leurs relations doivent s’appuyer sur la confiance, ce que la crise avec le général de Villiers a fortement ébranlée et peut influencer les réactions des soldats et de leurs cadres sur le terrain.

Comme nous ne sommes pas en guerre « juridiquement parlant », il est désormais urgent de donner les moyens juridiques aux forces armées pour mettre en œuvre cette stratégie d’action sur le terrain. Elles doivent désormais disposer notamment d’officiers de police judiciaires, militaires formés pour cette fonction afin de compléter le dispositif policier et de permettre le transfert devant la justice des « présumés » islamistes interpellés par les militaires. Il est temps de permettre aux militaires d’agir juridiquement sur le territoire national.

Quant à la condition des militaires en opération intérieure.

Sentinelle ne pourra durer que si les soldats s’investissent dans la mission sans être usés. Le soutien de la population reste essentiel ce qui implique de la modération dans les prises de position sur l’inutilité supposée de l’opération Sentinelle.

Aussi, pour ne pas user nos soldats et ne pas les voir abandonner la carrière militaire, cela signifie :

  • Une mission active (Cf. supra) et non un entraînement quotidien à la marche
  • Des effectifs suffisants pour :

* Assurer les relèves et limiter le temps de présence ;

* Relancer la préparation opérationnelle et l’entraînement militaire soit, comme cela est budgétisé, 90 jours en moyenne par an afin de maintenir les compétences individuelles et collectives… comme la maîtrise du feu. Si un soldat est plus de 200 jours en opération par an, cela devient difficile d’être entraîné. Cela signifie que le président de la République doit rapidement tenir ses promesses budgétaires afin que les armées puissent recruter et former. Un civil ne devient pas soldat en une semaine mais en plusieurs mois ;

* Alterner d’une manière équilibrée les périodes dédiées à Sentinelle, aux OPEX (une profonde motivation pour nos engagés), à leur préparation opérationnelle, à la récupération et à la vie de famille ;

  • Des conditions de vie décente sur le terrain. Là où nos forces sont déployées, chaque commune devrait fournir des locaux salubres, aisément défendables. Certains critiquent l’alimentation. Je préciserai cependant que les rations de combat existent et que même si nous pouvons nous en lasser, une opération impose une certaine rusticité. Quant aux primes, il apparaîtrait qu’elles sont payées bien en retard. Sommes-nous encore dans la logique de la RGPP qui a profondément affaibli le soutien dû à nos soldats ? « Avant », les régiments trouvaient toujours une solution temporaire. Aujourd’hui, manifestement, la rigueur administrative et financière s’applique. Peut-on croire que cette situation sera encore longtemps tolérée par les soldats et leurs familles ?
  • Une question qui pourra se poser à terme est celle de la durée hebdomadaire et quotidienne d’emploi du soldat. Dans l’opération Sentinelle, celui-ci fait des journées de près de 18 heures à compter du réveil jusqu’au coucher, soit 90 heures sur cinq jours. Une directive européenne (Cf. HCECM) voudrait limiter le temps de « travail » des militaires en temps de paix, même si être militaire ne me semble pas être un « travail » et que le militaire sert en tout temps et en tout lieu. Question intéressante alors que les « similis-syndicats militaires » (Cf. Lignes de défense sur les APNM) désormais autorisés se sont emparés de la question…

Pour conclure

Nous devons donc agir dans le long terme, avec une stratégie d’action et non dans l’improvisation et le factuel.

L’opportunisme politique ne doit plus être la règle. L’attentat ne doit plus être le seul élément qui fasse réagir le politique. L’anticipation et l’action doivent retrouver leur place dans une vraie stratégie d’action qui fait appel à la synergie de l’ensemble des moyens de l’Etat, forces armées comprises.

Enfin, l’autorité de l’exécutif doit s’exprimer avec la volonté d’intégrer les forces militaires comme acteurs à part entière de la sécurité intérieure et non comme un complément de moyens pour pallier les déficiences. L’opération Sentinelle sera alors d’autant plus utile et nécessaire.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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