Face à la fortification du front depuis la stabilisation en 1914, les Alliés recherchent une solution technique pour rompre les lignes. Les belligérants recherchent un moyen pour revenir à une guerre de mouvement, seule susceptible d’apporter la victoire ; les Allemands dans une évolution doctrinale et tactique avec les Sturmtruppen et la méthode BRUCHMÜLLER, les Alliés par l’innovation technique et industrielle avec la conception de l’artillerie d’assaut, la RGA et la doctrine PÉTAIN. Les Alliés conçoivent plusieurs types de chars depuis le début de la guerre, côté français, le Schneider, le Saint-Chamond ainsi que le dernier Renault FT, chez les Britanniques avec les Mark I, engagés lors de la bataille de la Somme. Au fur et à mesure, le Mark IV remplacent les premiers engins et remportent leurs premiers succès tactiques en étant engagés en masse lors de la bataille de Cambrai en novembre 1917. Les Britanniques possèdent en 1918 les derniers modèles type Mark IV et V et le Medium Tank A Whippet. C’est à ce dernier modèle que nous allons nous intéresser.
Le char Medium Tank A : Whippet
Le Landship Comitee, bureau de conception technique du char, imagine ce nouvel engin sur la base du Little Willie, premier prototype britannique d’engin chenillé. Le bureau travaille parallèlement à la conception de chars lourds type Mark, qui a pour mission de rompre le front, à la conception d’un char plus léger, le Medium Tank A, destiné à exploiter dans la profondeur. Il représente ainsi une première forme de mécanisation de la cavalerie, celle-ci dispose déjà d’automitrailleuses blindées mais leur mobilité tout terrain est limitée. Ainsi le Whippet par sa mobilité, son blindage et sa puissance de feu doit s’enfoncer dans la profondeur tactique du dispositif ennemi pour y semer le chaos et empêcher le rétablissement après la rupture (à l’image des Panzer de 1940). C’est un concept novateur, pour autant, les nombreuses limitations techniques du Whippet ne lui permettent pas de jouer pleinement ce rôle ; s’il distance aisément la cavalerie à cheval en terrain bouleversé, en zone découverte il est totalement dépassé par cette dernière. Ses 14 km/h de vitesse de pointe et son autonomie limitée à 70 km ne lui permettent pas de s’enfoncer profondément dans les lignes ennemies. C’est un char assez lourd (14 tonnes) et volumineux (6,09m de longueur sur 2,50m de large et 2,77m de haut) pour une telle mission, alors que sa puissance de feu reste très limitée avec seulement quatre mitrailleuses Hotchkiss placées sur chaque côté de la casemate dans des rotules (deux utilisables simultanément). Son blindage d’environ 14 mm est suffisant pour le protéger de la ferraille du champ de bataille. D’apparence moderne, ce char souffre de vices de conception comme l’absence de tourelle, un habitacle trop petit et le manque d’une pièce d’artillerie capable de faire face à un autre char. Les ingénieurs décident pourtant de donner la priorité aux chars lourds sur les chaînes de production. La conception du char moyen est donc lente et les premiers exemplaires du Whippet ne rejoignent le front qu’au début de l’année 1918. Dans la pratique, les Whippet seront lancés au fur et à mesure de leur production dans le chaudron des Kaiserschlarcht, il est engagé la première fois lors de la bataille de Villers-Bretonneux en mars 1918. Face aux A7V allemands, le Whippet ne peut rien avec ses mitrailleuses et ne causent que peu de pertes dans les rangs des fantassins ennemis. Le char moyen est utilisé à cette occasion comme casemate mobile.
La bataille d’Amiens août 1918
Après avoir essuyé les attaques allemandes depuis le printemps et arrêté les troupes du Kaiser devant Paris, les Alliés ripostent avec une série d’offensives puissantes appelées chez les Anglo-saxons « L’offensive des 100 jours ». Le but étant d’après FOCH, commandant interalliés, de consommer les réserves allemandes par des offensives successives sur l’ensemble du front, empêchant l’ennemi de se ressaisir.
Parmi les offensives de l’été 1918, c’est lors de la bataille d’Amiens, et particulièrement le 08 août, célèbre pour être le « jour de deuil de l’armée allemande », qu’interviennent massivement les chars du Tank Corps. Entre Albert et Montdidier, sur la rive droite de la Somme cette offensive a pour but de dégager la ligne de chemin de fer et de ravitaillement entre Amiens et Paris et de repousser l’ennemi entre la Somme et l’Avre. Les Britanniques alignent pour cette bataille 20 divisions d’infanterie (10 divisions anglaises, 5 divisions australiennes, 4 divisions canadiennes) et 432 chars, dont 72 Whippet de la 3rd Tank Brigade en appui du British Cavalry Corps. A contrario des Mark, les Whippet sont subordonnés à la cavalerie et non à l’infanterie. Chez les Français, 23 divisions d’infanterie et 60 chars légers Renault FT. Après les échecs de 1916 et 1917, le Tank Corps est remonté dans l’estime dans l’état-major britannique et a gagné en confiance. En 1918, le corps compte 387 Mark IV, 129 Mark V et 96 Whippet, aucun de ceux-là ne remplira la mission pour laquelle il avait été pensé, sauf un.
« Musical Box »
En août 1918, parmi toutes les unités alliées massées derrière le front, prêtes à assener les coups de boutoirs commandés par FOCH, un petit char anglais et son équipage va réaliser un exploit. Le 8 août, le lieutenant ARNOLD monte dans son Medium Tank A (nom officiel du Whippet) surnommé « Musical Box » avec son équipage, le canonnier RIBBANS et le conducteur CARNEY. Ils font partie d’un ensemble de plus de 400 chars lancés ce jour-là sur un front de 25 km pour ouvrir la voie aux divisions d’infanterie. À 4h20, « Musical Box » quitte le point de départ de la Compagnie B du 6e bataillon et prend la route vers le sud en suivant la voie de chemin de fer. Rapidement, les autres chars de la compagnie s’enlisent dans la boue de la Somme et Arnold doit continuer seul et affronter le feu nourri d’une batterie allemande qui prend les chars britanniques pour cible. Deux chars voisins sont détruits, face à la menace, le lieutenant décide de contourner la batterie pour la faire taire. Les Allemands sont surpris de voir surgir la boite à musique, la batterie est neutralisée ainsi que ses servants qui tentent de fuir. Beaucoup de soldats aux alentours de la pièce quittent leur position pour se replier, mais le Whippet les poursuit. Le terrain ainsi dégagé, la voie est libre pour l’avancée des troupes australiennes. Le lieutenant ARNOLD descend de sa monture de métal pour aller à la rencontre d’officiers australiens pour s’informer de la situation. Le confinement du char ne permet pas de se rendre compte de ce qu’il se passe à l’extérieur et la communication entre l’infanterie ou les autres chars est difficile. Pendant qu’Arnold se renseigne auprès de l’Australien, il est touché d’une balle à l’épaule, prouvant que l’endroit n’était pas si tranquille. Rapidement, le jeune officier se panse et part à la rencontre des autres chefs de chars pour envisager la manœuvre à suivre. Rejoint par le major RYCROFT et le lieutenant WATERHOUSE, ils partagent leurs renseignements et décident de suivre le chemin de fer vers l’est pour dégager un détachement de cavalerie parti en reconnaissance. Arrivé sur le lieu indiqué, les soldats allemands fuient devant les chars qui les poursuivent. « Musical Box » prit ensuite à gauche du chemin de fer pour poursuivre de l’infanterie en retraite. D’après le témoignage du chef de char, ils abattent ici une soixante de soldats. Le Whippet continue inexorablement son avance dans les lignes allemandes et le canonnier RIBBANS sème la terreur avec la mitrailleuse. Le char est désormais seul, isolé, le détachement de cavalerie qu’il accompagnait s’est replié et il n’y a plus d’infanterie amie autour de l’engin. L’équipage, enfoncé profondément dans les lignes ennemies est pris à parti par toutes les armes du secteur. Malgré une position très inconfortable, la fumée, l’essence qui coule des réservoirs, le char isolé continue de se défendre vaillamment. Cela fait déjà dix heures que les trois hommes se battent, mais ce n’est pas le moment de relâcher la pression. « Musical Box » parvient finalement à s’extraire de cette situation délicate et continue sa route.
Il est deux heures de l’après-midi, la boîte à musique progresse vers l’est et tombe sur un grand aérodrome sur lequel est stationné un ballon captif et des véhicules. À l’apparition de la monture d’acier, les Allemands fuient, certains à pied, d’autres à cheval ou en voiture. Le ballon est sans doute abandonné ou détruit. Les jeunes hommes ont à nouveau le vide devant eux, ils s’arrêtent pour analyser la situation et voient au loin un gros camion venir vers eux. Ni une ni deux, le Whippet profite de la cachette qu’offre un bosquet pour couper la route par surprise au camion, l’éperonner et le détruire. Un peu plus loin de la position, les jeunes hommes distinguent une colonne d’infanterie en repli qu’ils prennent pour cible. L’équipage est grisé par tant de succès, ils détruisent à nouveau les quelques véhicules qui passent et des reliquats d’unités. Cependant, l’essence va bientôt finir par manquer surtout avec les trous dans les réservoirs. La boîte à musique est soudain prise pour cible par des soldats allemands repliés dans un taillis, qui font feu de tout bois sur le petit char qui en vient à subir des avaries. L’essence coule à l’intérieur, un volet de protection est détruit et face à la situation, ARNOLD donne l’ordre de se désengager et de faire demi-tour. Mais le Whippet n’a pas le temps de se soustraire aux tirs allemands, et un bruit sourd vient soudain faire trembler le char. Un canon de campagne, sans doute, a réussi à atteindre l’engin qui est désormais immobilisé et en flammes. C’est la panique à l’intérieur, les flammes viennent lécher les tôles, la fumée envahit l’espace. CARNEY et RIBBANS sont à terre, éreintés et asphyxiés, sûrement évanouis. Le chef de char parvient finalement à ouvrir la trappe de sortie et à extraire ses deux camarades de la pauvre boite à musique en flammes. Les trois hommes ont commencé à prendre feu eux aussi, ils tentent de se rouler par terre pour éteindre les flammes cependant les soldats allemands commencent à leur tirer dessus. CARNEY, le pilote, est touché à l’estomac et meurt, ARNOLD est transpercé à l’avant-bras par une baïonnette et assommé par un coup de crosse. Dans son témoignage, le jeune officier raconte à quel point il a été outré par le comportement de ces soldats qui tiraient sur des ennemis à terre et qui les rouait de coup de pied.
Il est désormais 15 heures 30, ARNOLD et RIBBANS sont fait prisonniers et emmenés auprès d’un officier pour être interrogés. C’est ainsi que se termine la folle cavalcade du Whippet « Musical Box » avec son équipage jeune et audacieux qui a réussi à semer le trouble dans les arrières des lignes allemandes lors de cette bataille d’Amiens à Villers-Bretonneux.
Bilan pour la boîte à musique
À l’issu de cette journée où le Whippet fut détruit, 109 chars britanniques furent neutralisés, une centaine d’autres sont enlisés ou en panne. Plus de 1 000 chevaux sont tombés ce jour-là, mais seulement 4 500 fantassins. Les Allemands, quant à eux, ont perdu sur le secteur 650 officiers, 26 500 sous-officiers et soldats, 400 canons et plus de 1000 mitrailleuses en 24h. Ce n’est pas pour autant la fin pour l’armée allemande qui va se battre encore plus de trois mois. En effet, les Alliés ne se rendent pas compte immédiatement de la situation et ne peuvent exploiter le succès initial.
« Musical Box » sera le seul Whippet de la guerre à avoir rempli le rôle pour lequel il a été conçu : exploiter la brèche et menacer les arrières de l’ennemi.
Le lieutenant ARNOLD témoigne après la guerre auprès de G. MURRAY-WILSON, ancien aumônier du Tank Corps, de son interrogatoire avec l’officier d’état-major :
Je fus conduit devant un vieil officier d’état-major qui m’interrogea. Comme je lui répondais continuellement : « je ne sais pas », il me dit : « Voulez-vous dire que vous ne savez réellement pas, ou que vous ne voulez rien dire ? ». Je répondis : « Vous pouvez le comprendre comme il vous plaira » (…) La seconde fois que je dus être interrogé, on m’infligea cinq jours de prison dans une chambre sans fenêtre, où l’on me jetait un peu de soupe et de pain. Cela ne me rendit pas plus loquace.
ARNOLD est ensuite envoyé à Fribourg où il va retrouver son frère, fait prisonnier lui aussi. Comme tout bon officier britannique, ils tentent plusieurs fois de s’enfuir mais sans succès. Le jeune lieutenant retrouve en janvier 1919, lors de son retour en Angleterre, le canonnier RIBBANS avec qui il avait partagé cette tumultueuse aventure.