Le même hiver, les Athéniens, conformément à la coutume du pays, célébrèrent aux frais de l’État les funérailles des premières victimes de cette guerre. Voici en quoi consiste la cérémonie. On expose les ossements des morts sous une tente dressée trois jours d’avance, et chacun apporte ses offrandes à celui qu’il a perdu…
Dès que les ossements ont été recouverts de terre, un orateur, choisi par la république parmi les hommes les plus habiles et les plus considérés, prononce un éloge digne de la circonstance ; après quoi, l’on se sépare. Telle est la cérémonie des funérailles ; l’usage en fut régulièrement observé dans tout le cours de la guerre, à mesure que l’occasion s’en présenta. Cette fois, ce fut Périclès, fils de Xanthippos, qui fut chargé de porter la parole. Quand le moment fut venu, il s’avança vers une estrade élevée, d’où sa voix pouvait s’entendre au loin, et il prononça le discours suivant :
« … La grandeur de notre république est attestée par les plus éclatants témoignages, qui nous vaudront l’admiration de la postérité aussi bien que de la génération présente, sans qu’il soit besoin pour cela ni des louanges d’un Homère, ni d’une poésie qui pourra charmer passagèrement les oreilles, mais dont les mensonges seront démentis par la réalité des faits. Nous avons forcé toutes les terres et toutes les mers à devenir accessibles à notre audace ; partout, nous avons laissé des monuments impérissables de nos succès ou de nos revers.
Telle est donc cette patrie, pour laquelle ces guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se la laisser ravir, et pour laquelle aussi tous ceux qui lui survivent doivent se dévouer et souffrir.
Il est bien peu de Grecs auxquels on puisse donner des louanges si légitimes. Rien n’est plus propre à mettre en relief le mérite d’un homme que cette fin glorieuse qui, chez eux, a été la révélation et le couronnement de la valeur.
Nul d’entre eux n’a faibli par le désir de jouir plus longtemps de la fortune ; nul, dans l’espoir d’échapper à l’indigence et de s’enrichir, n’a voulu ajourner l’heure du danger ; mais désirant par-dessus tout punir d’injustes adversaires, et regardant cette lutte comme la plus glorieuse, ils ont voulu à ce prix satisfaire tout à la fois leur vengeance et leurs vœux. Ils ont livré à l’espérance la perspective incertaine de la victoire ; mais ils se sont réservé la plus forte part du péril…
C’est ainsi que ces guerriers se sont montrés les dignes enfants de la patrie. Quant à vous qui leur survivez, souhaitez que vos jours soient plus heureusement préservés, mais déployez contre les ennemis le même héroïsme. Ne vous bornez pas à exalter en paroles les biens attachés à la défense du pays, et au châtiment de ceux qui l’attaquent. Biens qu’il est superflu d’interposer ici, puisque vous les connaissez de reste, — mais contemplez chaque jour dans toute sa splendeur, la puissance de notre république ; nourrissez-en votre enthousiasme ; et quand vous en serez bien pénétrés, songez que c’est à force d’intrépidité et de dévouement, que ces héros l’ont élevée si haut…
Aussi n’est-ce pas des larmes mais plutôt des encouragements que je veux offrir aux pères qui m’écoutent. Ils savent, eux qui ont grandi au milieu des vicissitudes de la vie, que le bonheur est pour ceux qui obtiennent, comme vos fils, la fin la plus glorieuse ou, comme vous, le deuil le plus glorieux, et pour qui le terme de la vie est la mesure de la félicité…
J’ai satisfait à la loi en disant ce que je croyais utile. Des honneurs plus réels sont réservés à ceux qu’on ensevelit aujourd’hui. Ils viennent d’en recevoir une partie ; de plus leurs enfants seront, dès ce jour et jusqu’à leur adolescence, élevés aux dépens de la république. C’est une glorieuse couronne, offerte par elle aux victimes de la guerre et à ceux qui leur survivent ; car là où les plus grands honneurs sont décernés à la vaillance, là aussi se produisent les hommes les plus vaillants.
Maintenant, que chacun de vous se retire, après avoir donné des larmes à ceux qu’il a perdus. »
Thucydide (Guerre du Péloponnèse)