Mon capitaine*, mon ancien, ou plutôt, mon cher Dominique,
Voici une petite quinzaine de jours, quand nous nous sommes vus pour la dernière fois, alors que la maladie vous empêchait de quitter votre foyer, vous m’avez demandé de prononcer votre éloge funèbre ! Le moment de surprise passé, et connaissant votre sens de l’humour inaltérable, je me suis permis de vous répondre, cette phrase devenue célèbre depuis le combat de Camerone :
« On ne refuse rien à des hommes comme vous ! »
Je ne peux vous cacher qu’initialement, je fus surpris que vous m’adressiez si simplement une telle requête, car voici presque 70 ans, lorsque vous décidiez de choisir la carrière militaire, je n’étais pas né et quand vous sautiez à Dien Bien Phu, je marchais à peine. Mais vous connaissant bien depuis presque 30 ans, je savais que n’étiez pas à un paradoxe près ! Oserais-je dire dans les circonstances d’aujourd’hui, que vous avez aimé manier le paradoxe, pour ne pas dire que vous fûtes l’homme des paradoxes !
Dans le livre qui vous est consacré, écrit par celle qui vous accompagna au soir de votre vie, votre compagnon d’armes, Roger Faulques, qui était du même métal que vous, n’hésita pas à écrire en tête de la préface : « A un élève de la promotion « Hamacek » qui me demandait lors d’un amphi à Coëtquidan, quelles devaient être les qualités premières d’un officier, je répondis sans hésitation l’orgueil et l’indiscipline ! Et Roger de poursuivre : « l’orgueil d’appartenir à une communauté particulière, qui exige de ses membres un dévouement total et une recherche continuelle de l’excellence, l’orgueil qui permet de rester digne et droit dans les épreuves ; et l’indiscipline, non comme un mode de comportement normal et habituel, mais comme l’expression d’une révolte contre les compromissions et la lâcheté », puis de conclure : « Dominique Bonelli a pleinement mis en pratique ce précepte que d’aucuns qualifieront de subversif. »
Sans doute, avez-vous reçu ce goût du paradoxe de votre sang corse ? D’une grand-mère, Jeanne, qui n’hésita pas à mettre votre maman au monde, seule, dans la chaleur caniculaire d’un mois d’août, sur le bord d’un mauvais chemin, alors qu’elle revenait du marché pour rejoindre son village de Piétrosella ? Sans doute, l’avez-vous reçu aussi de votre père, Jean-Pierre, qui devança l’appel des armes en 1915, connut l’horreur des tranchées, l’humiliation de l’internement, la fierté de l’évasion, puis l’ivresse de la victoire ; lui, qui connut aussi les grandeurs et servitudes d’une carrière militaire, l’engagement dans la Deuxième Guerre mondiale, les contraintes de la vie militaire, la satisfaction de devenir officier par son travail personnel et le bonheur de voir ses deux fils, Toussaint et vous-même, suivre ses pas.
Car vous avez tout juste 20 ans, quand, contrairement au chemin qui s’ouvrait naturellement devant vous, vous refusez de préparer Saint-Cyr, pour vous engager au 1er Bataillon de Choc et rejoindre au plus tôt l’Indochine. Durant deux années, à la tête de votre section de parachutistes, vous serez de tous les combats, avec le 8e Groupement de Commandos Parachutistes, qui deviendra quelques mois plus tard le 8e Bataillon de Parachutistes Coloniaux, sous les ordres du capitaine Tourret ! Ces combats trouveront leur apothéose, ou leur paroxysme, dans la cuvette de Dien-Bien-Phu, où vous êtes parachuté lors de l’opération Castor en novembre 1953 et où vous vous battrez jusqu’à la dernière cartouche. Comme vos compagnons d’infortune, vous connaîtrez alors durant plusieurs mois l’humiliation des prisons vietminh, la souffrance de la faim et l’exténuement des marches interminables. La fin de ce calvaire et la joie de retrouver la liberté et le monde civilisé seront ternis par l’annonce de la mort au combat de votre frère aîné, Toussaint, quelques mois plus tôt à la tête de sa section, dans les combats de Dong-Trieu.
Et puis, à peine sorti de l’enfer de la jungle, avec vos cinq citations et la Légion d’Honneur, vous restez fidèle à votre goût pour le paradoxe et vous demandez à rejoindre le 1er Régiment étranger de Parachutistes, le 1er REP, que vous avez côtoyé à plusieurs reprises dans les durs combats indochinois et surtout dans la cuvette de Dien-Bien-Phu.
C’est dans les rangs de ce bataillon, devenu régiment, que vous connaîtrez les heures les plus fulgurantes de votre carrière militaire. Vous, le guerrier dans l’âme, vous serez à la fois commandé et obéi par des hommes de votre trempe : comme l’écrira plus tard votre premier commandant de compagnie, Hélie Denoix de Saint-Marc : « Nous n’avions connu que la guerre depuis notre adolescence ; elle était devenue, sinon une habitude, du moins un ennemi familier ; le REP était une communauté fermée, avec ses coutumes et ses références, où les émotions étaient bannies ! »
Heureusement, pour votre équilibre humain, le commandement vous accordera le temps de rencontrer et d’épouser Annie, qui vous donnera deux filles, Monique et Chantal et qui vous permettra de sortir, rarement sans doute, de ce monde austère, fermé et exigeant des troupes d’assaut. Votre état de digne enfant de la Corse vous fera sans doute regretter de n’avoir pas eu un fils, ne serait-ce que pour garder le nom ! Mais par fierté et par amour, ce regret restera un secret profondément caché !
Comme chef de section, puis comme capitaine commandant de compagnie, vous participerez pendant plus de 6 années, à la plupart des combats que le régiment conduira, d’abord sous les ordres du colonel Brothier, puis sous celui d’un chef légendaire, à l’image du régiment, le lieutenant-colonel Jeanpierre : vous serez engagé dans la bataille d’Alger, puis à Guelma, dans les Aurès, puis aux frontières ! Vous n’arrêterez pas, sauf lorsque vous serez grièvement blessé à l’épaule, au cours du même accrochage où le Lcl Jeanpierre perdra la vie ! Les succès tactiques succèdent aux succès tactiques, si bien que le combat devient presque une compétition, pour le régiment, pour ses cadres comme pour ses légionnaires. Mais cette aventure captivante, et même enivrante, qui vous accapare corps et bien, vous perdra corps et âme et se terminera dans les larmes. L’Algérie qui vous a vu naître, grandir et vous battre, cette terre que vous avez passionnément aimée, sera aussi votre terre de perdition ! Aux ordres de votre chef, le commandant Denoix de Saint-Marc et à la tête de la 4e Compagnie, vous participez au putsch. Après l’échec de cette « rébellion pour l’honneur », vous suivrez la même destinée que vos camarades : prison, condamnation, déchéance et perte de vos droits civiques. Votre goût habituel de cultiver le paradoxe se transforme en drame : vous, l’officier discipliné, vous êtes condamné pour votre rébellion ! Vous, qui avez fait du métier des armes un sacerdoce, vous êtes exclu des armées ! Vous, l’officier de la Légion d’Honneur aux dix citations, vous êtes dégradé ! Vous, qui étiez un capitaine reconnu, vous n’êtes plus rien !
Mais votre courage et votre optimisme l’emportent et vous vous lancez généreusement dans un monde nouveau pour vous, celui de l’entreprise et celui des affaires. Et, à l’instar de vos compagnons d’armes, même si vous gardez une blessure profonde au fond de l’âme, vous allez réussir dans cette nouvelle aventure ! Après quelques expériences plus ou moins heureuses, c’est à la CSF que vous ferez vos premières armes, notamment dans une fonction où tous les vôtres vont exceller, la direction du personnel ! Vous rejoindrez ensuite la CII, la compagnie Internationale pour l’Informatique comme chef de cabinet du président. Votre réussite au sein du Club des entreprises de l’informatique vous vaudront, en 1988, d’être promu Commandeur de la Légion d’Honneur.
Parallèlement à vos réussites dans le monde de l’entreprise, vous n’oubliez pas vos anciens compagnons d’armes et vous servirez pendant 20 ans comme secrétaire général de l’Amicale des Anciens Légionnaires ¨Parachutistes, l’AALP, dont les membres sont venus nombreux aujourd’hui pour ce dernier hommage ! Cet attachement aux légionnaires parachutistes est votre manière à vous de vous rappeler les années passées au 1er REP. Malgré vos activités professionnelles, malgré la pratique de l’équitation ou du golf, malgré votre participation à de nombreux clubs, des Meilleurs aux moins connus, malgré le caractère souvent superficiel de la vie parisienne, vous ne regrettez rien, mais vous y pensez toujours ! Vous pensez toujours à vos combats, à vos légionnaires, à la vie simple et dure menée sur le terrain, à la fraternité d’armes forgée devant le risque, au fil des combats, à la mort, qui rode sans cesse et qui vous fait croire que vous êtes devenu invulnérable, tellement vous la côtoyée !
Dans cette vie civile, vous garderez toujours votre goût prononcé pour le paradoxe : vous étiez d’un naturel discret sur votre passé, mais vous aimiez bien être reconnu ! Vous étiez un homme d’honneur, mais vous n’étiez pas insensible aux honneurs ! Vous aimiez les relations vraies et profondes, mais la forme comme la manière de vous vêtir vous importaient aussi ! Vous vous méfiez du discours des hommes, mais vous aimiez bien parler et être écouté ! Pour vous, la fidélité avait un sens profond, mais vous appréciez aussi la présence et le charme des jolies femmes ! Vous possédiez une empathie naturelle, mais certains ne vous laissaient pas indifférent ! Mais, Dominique, c’est ainsi que tous ceux qui sont réunis aujourd’hui dans cette Cour d’Honneur, vous ont aimé et regrettaient votre absence quand vous ne pouviez pas être des leurs !
Et puis, en quelques mois, tout s’est accéléré : voici quelques temps, nous fêtions encore ensemble à la Saint-Michel. Et puis, nous vous avons vu arriver fatigué aux obsèques d’un camarade ! Puis, vous vous êtes excusé de ne pouvoir participer, pour la première fois, à l’Assemblée générale de l’Amicale ! Et puis, vous n’êtes plus sorti et vous receviez chez vous ! Et puis, vous vous êtes alité et, samedi dernier, vous avez sauté une dernière fois pour rejoindre Saint-Michel ! Votre départ nous rappelle ces paysages sublimes de la Corse, lorsque l’on voit le soir monter du fond de la vallée et chasser lentement les derniers rayons du soleil, accrochés aux sommets des montagnes ; votre étoile s’est éloignée, s’est élevée et nous a quittés !
Dominique, sachez surtout que nous garderons de vous l’amour qui vous animait : l’amour de la vie, de ce qui bouge et de ce qui vit, l’amour de l’insolite et de l’aventure, l’amour de vos camarades et de votre famille, l’amour de la Corse et de la France, l’amour du courage et de l’audace ! Et peut-être plus que tout cela, l’amour du métier des armes, de vos légionnaires et de vos combats ! Et au moment, où nous vous disons « A Dieu », nous reviennent dans le cœur, ces vers de Péguy :
« Mère, voici vos fils, qui se sont tant battus !
Qu’ils ne soient pas jugés sur leur seule misère !
Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
Qui les a tant perdus et qu’ils ont tant aimée ! »
* Grand officier de la Légion d’honneur, Croix de guerre, TOE, CVM, 10 citations, deux blessures de guerre