Le mois d’octobre est la période traditionnellement consacrée aux auditions des chefs d’état-major par la commission de la défense nationale et des forces armées. Cette période privilégiée permet de connaître leur sentiment sur l’année écoulée et leurs attentes pour l’année à venir. Je commencerai volontiers par cette déclaration du chef d’état-major des armées : « Les citoyens français doivent avoir conscience que nous sommes en guerre ».
Globalement, le chef d’état-major des armées, conseiller militaire du gouvernement, le chef d’état-major de l’armée de terre, le chef d’état-major de la marine et le nouveau chef d’état-major de l’armée de l’air sont satisfaits du budget proposé. La loi de programmation militaire actualisée, conséquence des attentats djihadistes de janvier 2015 et de l’extension des opérations au Moyen-Orient, a aussi satisfait leurs attentes.
Bien sûr, la vigilance reste de rigueur. Aujourd’hui les engagements budgétaires de la majorité au pouvoir devront être aussi tenus après 2017. De même, les engagements actuels pour 2015 devront aussi être tenus et une certaine inquiétude apparaît, créant de fait une menace budgétaire… toute aussi efficace qu’une menace djihadiste !
Contexte sécuritaire et bilan des opérations
Les quatre auditions permettent de mieux situer le contexte stratégique aujourd’hui tout en faisant un point des opérations et donc des conditions dans lesquelles elles sont réalisées.
Concernant la menace, le CEMA a dénoncé la « menace du non-droit » avec « des Etats se conduisant comme des bandes armées et des bandes armées se conduisant comme des Etats ». La perte progressive de la supériorité technologique de l’occident est palpable notamment avec la menace djihadiste à la recherche de de la rupture stratégique par « une surenchère de la terreur » et l’instrumentalisation de l’émotion qui fait prendre des décisions d’urgence sans réelle étude des conséquences à long terme, me semble-t-il. Ainsi les djihadistes recourent aux attaques suicides, aux cyberattaques, aux engins explosifs improvisés, aux actions dans les champs de l’influence et de la perception, aux snipers. Le CEMA n’exclut pas leur infiltration au sein des flux de migrants.
L’opération Sentinelle a trouvé ses marques. Ainsi, de déploiements statiques, les soldats deviennent mobiles pour les 2/3 d’entre eux. Ils retrouvent une organisation opérationnelle avec la création de trois états-majors tactiques commandés par des chefs de corps (des colonels) qui redonnent la cohérence aux opérations.
L’opération Sentinelle suscite peu de débats hormis, faut-il le souligner, par la vieille garde « gaulliste ». Ainsi, lire les propos du député (LR) Pierre Lellouche, témoin d’un passé bien révolu, opposé à tout emploi des forces terrestres sur le territoire national, peut inquiéter. Certes, il est bien isolé et est manifestement à contre-courant. Ainsi, 66% des Français considèrent que les forces de l’opération Sentinelle sont efficaces et 87% que c’est la place de l’armée de terre. Pour ma part, j’exprimais déjà ce point de vue dans le Casoar… de juillet 1998 puis dans Le Monde du 13 juillet 2011.
Il est souhaitable cependant que la demande de Pierre Lellouche d’associer le parlement à la réflexion doctrinale interministérielle concernant l’emploi des forces armées sur le territoire national ne soit pas acceptée. Laissons aux professionnels le soin de définir leur doctrine d’emploi sous le pilotage du SGDSN. Nous sommes dans une rupture stratégique qui impose de penser différemment. Le CEMA a souligné aussi qu’il serait difficile au politique de retirer les soldats dans le contexte terroriste dans lequel nous vivons aujourd’hui. Je remarque cependant dans ces auditions le retour du terme « opérations intérieures » (OPINT) qui avait été banni depuis des années au profit des missions intérieures (MISSINT). Une réappropriation doctrinale heureuse, tous les mots donnant du sens à l’action.
Pour un esprit de résistance
Le CEMAT, le général Bosser, a rappelé pour sa part que « nous sommes bien dans une guerre » et dans toute guerre, il y a un ennemi. Ainsi le député Jacques Lamblin a très justement souligné la responsabilité des islamistes radicaux qui avaient déclaré la guerre à notre civilisation. En effet, le comportement définit l’ennemi (Cf. Mon billet du 14 septembre 2014, « Le djihadiste, un ennemi bien identifié pour la France ? »). En outre, nous faisons bien face à « des soldats illégaux », autre débat que la justice prend à son compte, le djihadiste français, combattant ou terroriste (Cf. Mon billet du 11 octobre 2015. « De la guerre »)
Pour y faire face, et il faut développer un « esprit de résistance ». L’armée de terre a dans ce cadre un formidable enjeu qui est celui, traditionnel, de la contribution à la cohésion nationale avec le service militaire volontaire lancé ce mois-ci et le soutien au service militaire adapté de 6 000 personnels. Cette cohésion nationale est aussi partiellement menacée. Comme le rappelait le CEMA, une partie de la jeunesse de France cherche un cadre et des valeurs qu’elle ne trouve plus dans la société. Les uns prennent une direction morbide, chez daech, pour donner un sens à leur vie. D’autres choisissent l’armée pour défendre et servir la France ». L’armée de terre peut répondre en partie à cette mission de résistance.
En effet, la tendance à donner plus de missions aux armées ne peut se concevoir sans les moyens adéquats. Il faut une cohérence entre les moyens et les missions, « le temps des gains de productivité pour avoir des missions supplémentaires, c’est fini » déclarait le CEMA. Leur nombre conduit aujourd’hui à en annuler certaines pour en assurer d’autres. L’appel à un budget à 2% du PIB a été souvent évoqué par les parlementaires de la commission même si les armées restent sur la position suivante : respecter le budget voté et nous pourrons faire face aux contrats opérationnels actuels. Cela signifie aussi qu’ils ne doivent pas changer en cours de route
Quelques points clés sont apparus. Je retiendrai la protection du territoire national que ce soit à terre ou en mer (routes maritimes et ZEE). Les forces terrestres doivent reprendre leur place sur le territoire national. La défense opérationnelle du territoire, confiée à la gendarmerie lors de la professionnalisation et en grande partie en raison du désintérêt de l’armée de terre pour cette mission, est devenue obsolète.
Les forces sur le territoire national doivent aussi être en mesure de se protéger comme le rappelait le CEMAT : bases, familles… et cela concerne tous les personnels de la défense qu’ils soient militaires ou civils (Cf. Mon billet du 18 mars 2012, « Meurtres de soldats parachutistes et lâcheté d’un tueur »). Il faut mieux surveiller les points sensibles, être présent dans les zones « démilitarisées ». Ainsi, les onze unités de réserve qui seront créées agiront dans les départements désertés par les garnisons.
Des chiffres
Il est toujours bon d’avoir quelques chiffres ou données en tête comme ils ont été énoncés lors de ces auditions :
- Un budget de la défense à 32 milliards d’euros pour 2016, soit 1,7% du PIB jusqu’en 2019, pour la première fois depuis de nombreuses années avec un solde positif en personnels de 2300 postes ;
- 30 000 soldats déployés en forces de présence, de souveraineté, en intervention dont 7 000 soldats de l’armée de terre au quotidien sur le territoire national, 5 800 personnels de l’armée de l’air dont 1 800 en OPEX, 6 000 marins ;
- 57 700 militaires de l’armée de terre qui se sont relayés depuis janvier 2015 dans l’opération Sentinelle ;
- Une armée de l’air qui intervient aujourd’hui à partir de 14 territoires. Cent tonnes de bombes ont été larguées par l’armée de l’air depuis janvier 2015. Dans le cadre de l’opération Chamal, 1100 missions ont été effectuées pour 350 destructions. 95% des missions aériennes sont en appui de troupes au sol. L’armée de l’air est intervenue en Syrie en moins de 24 heures après la décision présidentielle. Bamako serait tombée si l’armée de l’air n’était pas intervenue dans la nuit en janvier 2013.
- En vingt ans, hors pétrole, le trafic maritime est passé de 4,5 milliards de tonnes à 9 milliards de tonnes. 14 milliards de tonnes sont prévus en 2020. Il transite désormais dans des zones dangereuses notamment en raison de la piraterie (golfe de Guinée), ou des zones à risque (canal de Suez, Yémen). La marine doit aussi assurer la surveillance en métropole de 5 800 km de côtes. La ZEE française de 11 millions de km² a été augmentée de 550 000 km² soit de l’équivalent de la France avec l’extension du plateau continental ;
- La force opérationnelle terrestre passera fin 2016 de 66 000 à 77 000 personnels. L’armée de terre disposera de 103 000 personnels en 2019 en incluant les personnels en interarmées ; 5 000 personnels ont été recrutés par l’armée de terre en 2015, 14 000 devront l’être en 2016 ;
- Un budget pour la réserve en hausse soit 88 millions d’euros en 2016, +17%. La cible des armées est de 40 000 réservistes opérationnels (dont 24 000 pour l’armée de terre) au lieu de 27 700 aujourd’hui. Je pourrai rappeler qu’initialement lors de la professionnalisation la cible approchait de 50 000… La réserve citoyenne comprend 2000 réservistes citoyens ;
- 2700 comptes twitter pro-daech en langue française : 20% des combattants de daech sont francophones, 500 sont français.
« Ressources humaines » et condition militaire
La rénovation du système « Ressources humaines » doit aboutir à un meilleur pyramidage en rétablissant l’adéquation entre le grade, les responsabilités et la rémunération. Cependant le terme de rigueur des chefs d’état-major est une situation de « moindre déflation ».
Le moral des troupes reste une préoccupation pour tous les chefs d’état-major. Le chef d’état-major des armées a rappelé les conclusions du 9ème rapport du HCECM en terme de condition militaire (Cf. Mon billet du 19 juillet 2015, « 14 juillet 2015 : vive la Patrie ? ») sur le sentiment qui perdure d’une considération insuffisante. La comparaison avec les forces de sécurité intérieure n’améliorera pas cette perception (Cf. Mon billet du 25 octobre 2015 « De l’autorité et de la sécurité intérieure ») ».
L’usure des hommes en OPEX et en OPINT se confirme avec le doute par exemple de l’armée de l’air sur la capacité à durer dans le long terme si les conflits en cours persistent. Pour la marine, la spécialisation des navires aboutit à la création de microfilières, avec une logique de compétences et non plus d’effectifs. Les frégates hier embarquaient 300 personnels, aujourd’hui une centaine avec les conséquences sur la polyvalence demandée au personnel. Elle est la seule armée qui voit ses effectifs décroître alors que les enjeux maritimes semblent de plus en plus importants.
Pour l’armée de terre, il faut fidéliser le personnel. Le taux de sélection est de deux volontaires pour un. Elle est devenue le premier recruteur de France pour les contrats de plus d’un an. Le changement statutaire des soldats de base en catégorie C de la fonction publique peut largement contribuer à cette fidélisation pour toutes les armées qui implique aussi l’enjeu de la reconversion.
Je lis cependant que l’armée de terre n’est plus en mesure de loger les nouveaux effectifs dans des conditions acceptables en raison du manque d’infrastructures militaires. De trop nombreuses cessions par l’Etat des emprises militaires comme la caserne de Reuilly à Paris pour un euro symbolique (Cf. Mon billet du 22 septembre 2013 « Un bilan de la réorganisation du ministère de la défense » ?)
Quelques éléments sur les capacités
Globalement, les matériels nouveaux renforcent progressivement les armées. Cependant, tous les matériels subissent une usure importance compte tenu des opérations. En outre, l’externalisation du soutien donnée aux industriels impose son adaptation sinon sa réorganisation notamment en OPEX. En métropole, un véhicule de l’avant blindé roule 1 000 km par an, 50 000 km dans l’opération barkhane. Dans ce contexte, le matériel doit être remis en état tous les quatre ans pendant 18 mois. Le maintien en condition des matériels sera amélioré, par exemple pour l’armée de terre, avec un budget en hausse de +8,5%.
La livraison des A400M est en retard (Huit au total en 2015) et il est surprenant de découvrir que les premiers ne pouvaient pas larguer de parachutistes. 45 Mirage D seront rénovés. Le futur fusil de l’armée de terre ne sera pas français au grand dam des parlementaires. La France ne sait plus fabriquer un canon de fusil de guerre. Je ne peux pas m’empêcher de relier cette situation à la volonté au moins depuis 2008 de remiser les capacités militaires de la France au profit d’une vision européenne avec l’idée persistante que plus jamais la France ne serait soumise à une menace directe… Les industriels en ont aussi tiré les conséquences.
Enfin, la marine a désormais un problème pour ses infrastructures maritimes construites il y a 65 ans dans le cadre du plan Marshall. Elles doivent notamment s’adapter à des navires modernes et informatisés.
Pour conclure
Notre armée se reconstruit mais les besoins restent immenses face aux menaces de plus en précises et importantes. Nul doute que la commission de la défense nationale et des forces armées, l’exécutif ont bien œuvré pour ce renforcement de la défense. Certes la menace proche a été le « détonateur » qui a contraint à la décision. Il ne faut pas l’oublier. L’affaiblissement de la menace et bien sûr « l’offre » politique surtout après 2017 pourraient menacer la reconstruction des forces armées. C’est bien ce qui transparaît de ces auditions au demeurant rassurantes à court terme mais inquiétantes pour le moyen terme.