dimanche 15 septembre 2024

La martialité…Plus que jamais d’actualité

Après 70 ans de paix, la société tend à oublier ce qu’est l’esprit guerrier et ses vertus. Cette dérive pourrait conduire notre civilisation à son déclin. A moins d’un sursaut : nous pourrions être à un tournant de l’Histoire. Analyse par Matthieu DEBAS, budoka et militaire.

Trente karatékas, alignés au sommet d’un volcan. Devant eux, une nappe de brume fantomatique masque à peine un cratère obscur, béant, dormant mais prêt, semble-t-il, à avaler le marcheur imprudent pour le laisser choir dans les entrailles de la Terre. La scène aurait quelque chose d’irréel sans le vent frais sur les visages et le basalte abrasif sous les pieds nus. Nous venons d’achever une centaine de jodan mae geri [1] avec kime, c’est-à-dire à pleine puissance et dans un esprit de terminer le combat. Les jambes sont tétanisées, la sueur forme une volute blanchâtre au-dessus de chaque karatéka désormais immobile. Les kiaï [2] perçants ont cédé la place à un silence magnétique. Le maître circule lentement en fixant ses élèves. Puis il s’arrête et interroge un sempaï [3] :

– Qu’est-ce que tu fais ?

Pris au dépourvu, l’ancien bredouille :

– Moi ? Rien…

– Et toi ?

Un peu moins surpris, l’autre répond :

– J’attends…

Tandis que le maître avance dans la rangée, je réfléchis à toute vitesse pour trouver une réponse « intelligente » au cas où il me tombe dessus. Un autre sempaï sort, avec un air inspiré, qu’il « admire le paysage », le suivant qu’il « respire ». Puis ça s’arrête là. La leçon fuse : « A l’entraînement il n’y a pas de temps mort, chaque moment est précieux. Si une pause coupe deux efforts, il faut récupérer activement. La Voie ne s’arrête pas. » Alors je comprends que les paroles de mon maître ne sont pas circonscrites au dojo : pour le guerrier, chaque minute de chaque jour doit être un entraînement.

L’esprit guerrier s’est-il perdu ?

Roland Habersetzer

Au Dojo et dans la vie, donc, même combat… ou même désinvolture. Depuis quelques décennies, l’essence même de ce qui fit les arts martiaux traditionnels a montré tous les signes d’une lente disparition : la « martialité », ce supplément d’âme qui donne à la pratique sa profondeur, l’idée d’une finalité guerrière à notre action, au moins dans l’esprit, avec en permanence l’éventualité de la mort donnée ou reçue sur notre chemin, s’est trouvée exclue du champ des consciences. Les sociétés modernes n’ont pas été nommées « post héroïques » en vain, mais pour rendre compte de cette tendance à l’illusion d’une vie sans idéal, réglée sur la consommation à outrance et la satisfaction des désirs vulgaires. Déjà en 1975, le professeur d’histoire-géographie et maître en karaté Roland Habersetzer identifiait la dérive en dénonçant « les vagues d’une contestation aveugle », on se souvient de mai 68, accouchant d’une « foule avide de sensations fortes [et guidée par] la soif de nouveautés et le besoin de surenchère ». L’absence de guerre, la prospérité économique et les progrès scientifiques ont presque eu raison des arts martiaux : pourquoi se poser des questions sur le sens de la vie au lieu de profiter de ce qu’elle a à nous offrir, pourquoi chercher longtemps l’Absolu au lieu d’obtenir tout de suite ce qui nous fait envie, pourquoi envisager la mort au lieu de la rendre obsolète ? Privés de leur fondement spirituel et philosophique, les arts martiaux se sont pour une large part vidés de leur substance pour ne plus devenir que des « sports modernes » de loisir ou de compétition, tournés vers l’accroissement de l’égo.

Et pourtant… l’alarmant constat d’Habersetzer Sensei tiré il y a quarante-trois ans pourrait bien être en train de changer du tout au tout. Le retour de la guerre au cœur de nos sociétés, où le terroriste est susceptible de frapper tout le monde, tout le temps, partout, ramène progressivement la mort dans le champ des consciences. Non que ce soit un bien : ne prenons pas le problème à l’envers, le terrorisme est une barbarie qu’il faut à tout prix combattre, mais justement parce qu’il faut la combattre, l’esprit guerrier pourrait renaître ; parce qu’il faut la combattre à tout prix, l’esprit de sacrifice reprend tout son sens. Le monde entier en a reçu un exemple éclatant avec l’acte héroïque du colonel français Arnaud Beltrame le 23 mars 2018. En échangeant sa vie contre celle d’un otage, le gendarme n’ignorait pas la perspective de la mort : celle du criminel qu’il devrait peut-être tuer ou bien la sienne propre. Comme Jésus-Christ auquel il croyait, Arnaud Beltrame a librement donné sa vie pour en sauver d’autres. Lui-même pratiquant d’arts martiaux, il nous a enseigné par l’exemple ce qu’est la martialité : une force d’âme, une fidélité aux principes qui ne cède rien à l’intérêt personnel, un primat du spirituel sur le temporel. C’est ainsi qu’émerge le plus grand mystère : le vrai guerrier est éminemment vulnérable. La quête d’invulnérabilité est un mythe situé à l’opposé de la Voie du guerrier car elle procède de l’égo. Être invulnérable, c’est se protéger soi-même. Un désir cohérent avec les « sports modernes » où l’on ne cherche qu’à devenir plus fort que l’autre. Illusions balayées par le vent… tant qu’il fut à la tête du judo japonais, Jigoro Kano fustigea les compétiteurs invétérés. Il dénonçait l’absurdité de vouloir être « meilleur que son voisin » quand l’essentiel est de devenir « meilleur qu’hier ». Ainsi trouve son sens la pratique assidue de toute une vie. La véritable martialité plonge ses racines dans le renoncement : à la facilité, à la médiocrité et, finalement, à soi-même. Le samurai Miyamoto Musashi réalise cette expérience à la fin de sa vie : sa jeunesse, consacrée à la quête d’invulnérabilité, ne le mène nulle part. Avoir défait les plus éminents maîtres d’armes de son temps n’éteint pas sa soif d’élévation. En revanche, la seconde partie de sa vie, méditative et spirituelle, parachève son parcours et le conduit au Vide, c’est-à-dire à la dissolution de lui-même. « Dans le Vide il y a le Bien et non le Mal », conclut-il dans les dernières pages du Traité des cinq roues. Le Bien : c’est-à-dire l’amour. C’est là la clé du mystère : le Guerrier, qui a renoncé à lui-même, est à la fois extrêmement fort et infiniment vulnérable… par amour. L’évêque aux armées françaises terminait ainsi un colloque sur « l’homme et la machine : à la guerre, qui est le maillon faible ? » : « L’être humain se définit comme une personne, laquelle n’existe que parce qu’elle est en relation, et cette relation n’est possible qu’à condition d’être vulnérable. Le bonheur, ce pour quoi nous sommes faits, consiste à aimer et être aimé : il s’agit d’une relation de commune vulnérabilité. Vouloir être invulnérable ce serait nous déshumaniser. »

S’il fallait un support de méditation à ce sujet, demandons-nous qui est le plus grand guerrier : celui qui attrape une mouche au vol entre ses baguettes (le héros fictif de Karate kid), ou celui qui, méditant, se laisse piquer par les guêpes sans ciller (Bodhidharma) ? Le premier finit par gagner un tournoi, le second fonde pour des siècles les monastères de Shaolin…

Un possible retour à la martialité

Nous, en tant que civilisation, sommes à un carrefour où le choix nous est donné : face au danger, nous replier sur nous-mêmes sous l’effet de la peur, ou au contraire grandir et nous libérer par amour. Vouloir se sauver et finalement tout perdre… ou accepter de tout perdre et nous réaliser nous-mêmes.

Depuis des décennies, les tentations de l’individualisme, du confort et de la facilité vont croissant : à chacun son écran et sa « réalité virtuelle », à tout problème sa solution sur étagère, étouffant peu à peu les sens du collectif et du dépassement de soi. Pourtant, un changement de tendance est possible. Des îlots ont conservé l’esprit de service, d’abnégation, de don de soi, de sacrifice. Les armées nous en donnent un exemple, ancré dans leurs traditions et incarné par tout soldat dans l’accomplissement de sa mission. C’est aussi le cas des arts martiaux traditionnels, car ils obéissent aux mêmes principes que ceux du « métier des armes », les deux ayant en commun d’être nés sur les champs de bataille.

Dans cet esprit, les maîtres d’arts martiaux contemporains ont un rôle à jouer. Avec près d’un million d’adeptes en France, ils ont l’opportunité de contribuer au relèvement de notre société en faisant vivre et en transmettant les principes ancestraux des arts martiaux traditionnels. L’attrait pour les « sports de combat » pourrait bien s’effriter devant l’évidence de leurs limites, la victoire sur l’autre n’étant rien qu’une illusion, tandis qu’une pratique profonde visant la victoire sur soi-même reprendrait tout son sens. Le karatéka d’exception Masutatsu Oyama, dont personne ne contestera la valeur en tant que guerrier, n’a pas nommé son art la voie de l’invulnérabilité mais kyokushin, c’est-à-dire celle de « l’extrême vérité », exact contraire des illusions. C’est sur ce chemin que devrait nous conduire, aujourd’hui, l’expression d’une martialité retrouvée.

Matthieu DEBAS

Texte initialement publié en 2018 dans Dragon Magazine « spécial aïkido ».

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[1] Jodan mae geri : coup de pied de face à hauteur du visage.

[2] Kiaï : littéralement « harmonisation des énergies », cri poussé à l’apogée d’une technique décisive.

[3] Sempaï : aîné, élève parmi les plus anciens.

Matthieu DEBAS
Matthieu DEBAS
Matthieu DEBAS commence le judo avec son père puis étudie auprès d’Igor Corréa. À 14 ans, il devient également l’élève de Jean-Marc Ortéga en karatédo. Sa passion martiale le mène à la vocation militaire. Il est aujourd’hui officier dans l’armée de Terre. Matthieu DEBAS est l’auteur du traité d’efficacité : Du sabre à l’esprit, arts martiaux et art de la guerre aux éditions JPO, prix de la Saint-Cyrienne 2018. Matthieu a rejoint l'équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en janvier 2020.      
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