JD Merchet s’est fait l’écho d’une interrogation issue de l’entourage du ministre de la défense sur l’absence de réflexions sur la stratégie militaire, sans susciter finalement de réactions. Ce sujet est effectivement important surtout pour la rédaction d’un nouveau Livre blanc dont la stratégie militaire ne peut être absente.
Je pense qu’il faut préciser auparavant les termes et mieux cadrer cette réflexion pour ne pas laisser – encore – la place aux nombreux stratèges en chambre qui pensent pour les militaires et sur ce qui serait bien pour eux dans le cadre de leur métier. Je m’appuierai donc seulement, mais ce n’est pas neutre, sur le corpus doctrinal des armées. Celui-ci décline bien naturellement la vision politique du Livre blanc en terme de stratégie militaire, terme pourtant utilisée seulement quatre fois en quelque 350 pages.
Or la stratégie militaire a un sens bien précis. Elle est la concrétisation de la politique de Défense définie par le Livre blanc. Elle se traduit par la conception, la mise sur pied, l’organisation et la mise en oeuvre des moyens militaires en vue d’atteindre les objectifs définis par la stratégie globale. La stratégie générale militaire interagit par conséquent avec les autres stratégies générales. Cependant son élaboration est bien dans le domaine de compétence des forces armées.
Elle est aussi à réfléchir dans le temps. Ainsi au ministère de la défense, la délégation aux affaires stratégiques a une vision à plus long terme. Elle a diffusé récemment la troisième édition d’« Horizons stratégiques » qui débute avec un premier chapitre sur la fin de la domination occidentale (ce qui n’augure rien de bon, reconnaissons-le mais est-ce une découverte ?). Cette réflexion est axée sur le futur, 2040 ( !). Elle est en en amont de la stratégie militaire. L’emploi des forces, finalité même de la stratégie générale militaire, est défini à partir de ce contexte défini par la DAS.
Le concept d’emploi des forces de 2010, document socle du corpus doctrinal militaire, répond à cette ambition. Il est rédigé sous la responsabilité du centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentation qui a été créé pour cela. Avec une vision à environ cinq ans, il participe à cette formalisation de la stratégie générale militaire. Le concept est effectivement un document de niveau stratégique qui décline les orientations de la stratégie globale fixée par le pouvoir politique. Il est vrai que, dans le contexte actuel, penser la guerre et la sécurité, les menaces devient particulièrement ardu comme le souligne Samuel Solvy dans le Monde du 17 juillet 2012 (« Quid de notre pensée stratégique ? »). Le concept est ensuite décliné en terme d’emploi des forces par la doctrine interarmées de 2011. La stratégie militaire est donc bien pensée dans ses finalités (le concept) et dans ses modes d’action (la doctrine).
Cependant la question qui se pose est celle de la capacité des armées à faire preuve d’imagination sur la réponse à apporter aux menaces, sur comment y répondre et s’y préparer. Notre formation, notre parcours professionnel répondent-ils vraiment à ce défi à penser l’impensable finalement et donc à anticiper les capacités pour répondre à ces défis opérationnels ? Je n’en suis pas sûr et j’ai au moins un exemple à l’esprit. J’ajouterai que le cursus militaire privilégie la réflexion à trois ans (en moyenne) qui correspond bien souvent à l’affectation à un poste. L’affectation suivante sera fréquemment l’occasion d’employer l’officier différemment.
Or, avoir des idées nouvelles implique à mon avis un parcours relativement homogène au sein des armées. Les génies militaires n’ont pas été légion dans l’histoire des nations. En revanche, le travail, une longue réflexion sur l’emploi des forces armées, par exemple dans son domaine d’expertise, la mise en pratique des doctrines peuvent apporter des orientations nouvelles mais celles-ci sont souvent confrontées à un long polissage au sein des états-majors, atténuant largement toute nouveauté. Peut-on en effet modifier, sans une longue appropriation interne, le fonctionnement d’une institution comme l’armée sur une idée séduisante qui, d’ailleurs, doit être portée par plus d’un auteur et avoir le soutien de la haute hiérarchie pour aboutir ?
S’ajoute l’adéquation des équipements. Entre la réflexion sur une arme nouvelle, sa réalisation et son déploiement dans les forces pour emploi, il peut s’écouler plus de dix ans sinon beaucoup plus pour les armements sophistiqués. En outre, tant que l’élaboration des programmes d’armement ne sera pas en phase avec les réflexions stratégiques, comment imaginer pouvoir répondre à tous les cas de figures ? Pour moi, il y a aujourd’hui une grave décorrélation entre l’élaboration des équipements d’abord en raison de leur durée de leur développement … sinon de livraison, et la stratégie militaire d’emploi. Je n’exclus pas cependant qu’un nouveau type d’arme puisse aussi initier une nouvelle stratégie militaire notamment en obtenant une rupture « dite stratégique ». Le corpus doctrinal doit alors s’adapter. Je pourrai ajouter que toute stratégie militaire s’appuie aussi sur la connaissance du corpus doctrinal qui permet de faire le point des connaissances, de les appliquer et de les faire évoluer en fonction du retour d’expérience.
Un dernier point est celui des transformations incessantes de l’institution militaire. Comme définir une stratégie militaire si le stratège ne peut être sûr des capacités futures sur lesquelles il pourra s’appuyer demain ? Il suffit de se référer au format des armées 2015 prévues aux lendemains de la professionnalisation et ce qu’il en est aujourd’hui. Or une stratégie militaire s’appuie aussi sur des ressources humaines, préparées, qualifiées donc capables d’imaginer les possibilités, sur des structures pérennes permettant de donner une base concrète à la réflexion et à l’expérimentation des équipements, des organisations, des structures et bien sûr des modes d’action pour vérifier la pertinence des choix. J’ajouterai que l’emploi en opération est sans aucun doute indispensable. L’Afghanistan a beaucoup apporté à nos armées.
Puisque la stratégie militaire semble être une préoccupation aujourd’hui et je m’en réjouis, il faut souhaiter qu’elle sera effectivement largement portée par ceux qui sont chargés de la concevoir et de sa mise en oeuvre c’est-à-dire en particulier les organismes militaires dont c’est le métier.