On ne peut aborder la réflexion sur la place de l’éthique dans l’emploi de la force armée sans y inclure la dimension juridique de cet emploi, car celle-ci y a une importance toute particulière, du moins dans le monde occidental où elle est le fruit d’interrogations religieuses et philosophiques très anciennes. L’encadrement actuel de l’emploi de la force armée par le droit est en fait l’aboutissement, toujours en devenir au demeurant, d’une régulation de la violence visant à introduire humanité et humanisme dans des affrontements qui peuvent être inhumains, tant par leur cruauté intrinsèque que par leur dimension parfois apocalyptique. C’est pourquoi droit et éthique, tout en ne recouvrant pas les mêmes domaines du comportement, interagissent tant au niveau de l’individu qu’à celui des institutions, et en particulier au sein des forces armées.
L’emploi de la force armée a toujours questionné, car si la violence est malheureusement inhérente à l’homme, sa régulation, voire sa maîtrise, ont été, dans toutes les sociétés un tant soit peu évoluées, considérées comme essentielles que ce soit pour des impératifs d’ordre économique ou par référence à des codes de comportement jugés indispensables pour ce qu’on appellerait aujourd’hui le « vivre ensemble » entre États vainqueurs et États vaincus, et ce, quel que soit le degré de soumission auquel étaient astreints ces derniers. L’Histoire des conflits a donc progressivement généré un corpus de règles plus ou moins acceptées et respectées. Sous l’influence de l’Occident, ces règles se sont étoffées aux XIXe et XXe siècles et ont prétendu à l’universalité, avec entre autres pour objectif de protéger les populations civiles non armées en les mettant en quelque sorte « hors jeu » dans les affrontements directs entre forces belligérantes.
D’un certain point de vue, on ne peut que constater que cette louable démarche est restée un vœu pieux, si l’on pense aux horreurs de la « guerre totale » que fut la Seconde Guerre mondiale, avec des bombardements tels que ceux de COVENTRY, DRESDE, HIROSHIMA ou NAGASAKI, pour ne citer que cette catégorie d’agressions. Mais, d’un autre point de vue, on peut affirmer que les tentatives d’humanisation de la guerre n’ont pas été sans résultat, en particulier pour les forces armées occidentales engagées dans des opérations ne mettant pas en jeu des intérêts vitaux tels que la survie de la Nation. Car il faut observer que dès lors qu’il s’agit d’intérêts vitaux, l’Histoire montre que toutes les règles peuvent être allègrement violées au nom d’un intérêt supérieur pour lequel le plus souvent la fin est censée justifier les moyens. Ceci ne veut pas dire que toutes les prescriptions juridiques sont sans effet dans le cas de conflits majeurs, mais il est clair que leur application ou degré d’application est totalement tributaire de la volonté des belligérants.
Après ces observations liminaires, qui éclairent la difficulté tant conceptuelle que pratique de l’application d’un droit dans l’emploi de la force, il est utile de réfléchir à l’environnement juridique qui prévaut de nos jours pour les opérations des forces occidentales. Il est de plus en plus sophistiqué et complexe et le fruit d’une longue histoire.
L’évolution historique du droit dans les conflits
Dès l’Antiquité, des penseurs ont tenté d’élaborer des règles visant à distinguer la violence nécessaire de celle irraisonnée ou injustifiable. C’est ainsi que sont apparus les concepts de « jus ad bellum » et de « jus in bello ». Le jus ad bellum, est le « droit de faire la guerre ». Ses critères historiques sont une cause juste, une intention juste, le fait d’être un ultime recours relevant d’une autorité légitime, la proportionnalité de l’action… et l’espoir de succès ! La doctrine de la guerre juste est un modèle de pensée et un ensemble de règles de conduite morale définissant à quelle condition la guerre est une action moralement acceptable. Le jus in bello est l’ensemble des règles juridiques applicables à la conduite des hostilités : détermination des espaces, biens et personnes protégées, détermination des moyens de combat autorisés, traitement des prisonniers… Traditionnellement, le jus in bello se confond avec le droit de LA-HAYE, mais face aux insuffisances de celui-ci, il a été complété par le droit fixé par la convention de GENÈVE de 1949.
Les premières interrogations d’ampleur sur la doctrine de la guerre juste furent le fait de Cicéron (De Officiis 1.11.33–1.13.41). Son interrogation fut reprise par des auteurs chrétiens comme Saint Augustin, Saint Thomas d’AQUIN, Francisco de VITORIA et son disciple Francisco SUÁREZ. À la fin du XIIe siècle, Johannes FAVENTINUS associe l’idée de guerre juste pour la défense de la patria avec celle de ratio (ou « raison d’État »). Elle est aussi légitimée pour défendre l’Église (le status Ecclesiae) s’il s’agit d’une croisade contre l’infidèle. Chez Francisco VITORIA apparaissent tous les thèmes principaux de l’école de SALAMANQUE : à savoir que la guerre représente un des pires des maux et que l’on ne peut y recourir que pour éviter un mal plus grand. La guerre préventive contre un tyran susceptible d’attaquer fait partie des exemples reconnus par cette école. Toutefois, toutes les formes de dialogue doivent être utilisées au préalable et la guerre ne peut être déclenchée que comme ultime recours. Désormais, la question essentielle sera de savoir s’il existe des voies de droit évitant de recourir à la force.
Dans ce cheminement vers plus d’humanité que constitue l’élaboration du jus in bello, quelques repères historiques : au Xe siècle la « Paix de Dieu » (proclamation par plusieurs conciles régionaux de l’interdiction du pillage des biens d’Église), au XIe siècle la « Trêve de Dieu » (pas de combat pendant certaines périodes liturgiques). En 1625, GROTIUS, dans « Du droit de la guerre et de la paix », établit des catégories de non-combattants devant être épargnés par les guerres : femmes, enfants, laboureurs, marchands, clergé, lettrés, et établit la distinction civil / militaire. En 1864 est proclamée la Convention humanitaire de GENÈVE sur l’amélioration du sort des blessés et en 1868, la Déclaration de SAINT-PÉTERSBOURG interdit l’usage de certains projectiles. En 1899 la convention de LA-HAYE (en fait 3 conventions) traite du règlement pacifique des différends internationaux, des lois et coutumes de la guerre sur terre et de l’adaptation à la guerre maritime des principes de la convention de Genève de 1864. En 1907 est établie la Convention de LA-HAYE pour le règlement pacifique des conflits qui n’a empêché ni la première ni la seconde guerre mondiale… Elle comporte en fait 13 conventions spécifiques concernant le règlement pacifique des différends internationaux, l’ouverture des hostilités, les lois et coutumes de la guerre sur terre, la guerre en mer, les droits et devoirs des puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre.
Les principaux points du droit de LA-HAYE sont la limitation des cibles visées (interdiction d’attaquer les populations civiles et protection des biens avec l’interdiction de bombarder villes et villages et biens culturels et cultuels) et la limitation des moyens de combat : sont interdites les armes causant des maux superflus et frappant sans discrimination ; mais dans ce domaine, le droit de la guerre est toujours en retard d’une guerre : par exemple, l’interdiction des armes chimiques et bactériologiques après la Grande Guerre en 1925, ou, suite aux atrocités de guerre du Vietnam, un protocole est signé en 1980 pour l’interdiction des armes incendiaires. En 1972 une convention interdit la mise au point, la fabrication et le stockage des armes bactériologiques ou à toxines et en 1999 à OTTAWA est décidée l’interdiction des mines anti-personnel.
Mais l’événement majeur est bien la Convention de GENÈVE de 1949. Elle a initialement pour objet l’amélioration du sort des blessés et malades dans les forces armées en campagne, l’amélioration du sort des blessés et malades et des naufragés des forces armées sur mer, le traitement des prisonniers de guerre et la protection des personnes civiles en temps de guerre. Elle est complétée par les Protocoles additionnels de 1977 sur la protection des victimes des conflits armés. C’est le point de départ du « droit humanitaire moderne », plus attentif aux victimes des conflits qu’aux règles entre les ennemis. Et pour la première fois, ces conventions sont élaborées sous l’égide d’une ONG, le CICR.
Elles qualifient les crimes en distinguant crimes de guerre, crimes de génocide et crimes contre l’humanité et prévoient des sanctions, en particulier par des juridictions internationales (Tribunal pénal international [TPI] ou Cour pénale internationale [CPI]).
Mais l’application de ce droit est toute relative. En effet, à l’origine, le jus in bello représente une limitation de la violence dans le cadre de guerres entre États et son effectivité repose sur la bonne volonté des États et sur le principe de réciprocité. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il fait également partie intégrante de « l’Art de la guerre », de l’honneur de l’armée ; d’où un certain respect des règles jusqu’à la Première Guerre mondiale. En fait, la présence de la notion de « nécessité militaire », y compris dans les textes les plus récents, restreint l’application du jus in bello et revient à permettre de s’abstenir de respecter ses obligations.
C’est pourquoi, sous la pression croissante des ONG, le jus in bello laisse peu à peu la place au droit humanitaire. Qui se place du seul point de vue des victimes : blessés, réfugiés, prisonniers… Il confère aux ONG une place majeure dans son application par leur rôle d’assistance et la protection juridique dont elles jouissent. Cependant, l’apparition de nouveaux types de conflits rend problématique l’application tant de ce droit humanitaire que du jus in bello, car ces conflits sont le fait d’acteurs non étatiques : guerres civiles, mouvements de libération nationale, terrorisme… qui ne sont pas signataires des conventions ni sujets du droit international.
Les autres composantes générales de l’encadrement juridique de l’emploi de la force armée
La Charte des Nations unies
Signée à SAN FRANCISCO le 26 juin 1945, elle est le document fondateur de l’action des Nations unies. Créée afin de « préserver les générations futures du fléau de la guerre », l’Organisation des Nations unies compte parmi ses buts principaux la sauvegarde de la paix et de la sécurité internationales. La Charte confère au Conseil de sécurité la responsabilité principale de remplir ces objectifs.
À ce titre, le Conseil peut prendre une série de mesures, y compris la création d’une opération de maintien de la paix des Nations unies. La base juridique d’une telle action se trouve dans la Charte, en particulier les Chapitres VI (Règlement pacifique des différends), VII (Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’actes d’agression) et VIII (participation de dispositifs et d’arrangements régionaux dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales dans la mesure où leurs activités sont conformes aux buts et aux principes énoncés dans la Charte).
La Charte des Nations unies a ainsi une importance capitale pour la légitimation ou non des actions conduites par une force, nationale ou multinationale, dans une zone de crise. Elle autorise in fine l’ONU à émettre des mandats pour la conduite d’opérations visant au maintien ou au rétablissement de la paix. Ces mandats sont sous-tendus par toutes une série de références de portée générale parmi lesquelles on peut citer la Résolution du Conseil de sécurité 1325 (2000) sur les femmes, la paix et la sécurité, la Résolution 1612 (2005) sur les enfants et les conflits armés et la Résolution 1674 (2006) sur la protection des populations civiles dans les conflits armés.
Du droit international humanitaire à la responsabilité de protéger
Connu également sous le nom de « droit de la guerre » ou « droit des conflits armés », le droit international humanitaire encadre les pratiques des parties à un conflit. Dans la pratique ce droit international humanitaire a connu récemment une forte évolution juridique car il a été utilisé par certains États pour légitimer politiquement l’intervention de leurs forces armées. Par exemple en 1999 l’OTAN bombardait la Serbie sans mandat explicite des Nations unies mais en arguant d’un but humanitaire, ce qui ne rendait pas pour autant l’opération licite, mais la légitimait politiquement et aux yeux des opinions publiques occidentales. In fine les violences serbes furent exploitées pour justifier a posteriori le recours à la force et faire primer la légitimité sur la légalité internationale. Cet épisode serbe a questionné sur la notion de devoir d’ingérence humanitaire qui permettait le contournement de facto du droit international.
Il s’en est suivi l’émergence progressive d’un nouveau concept, plus solide juridiquement, celui de « la responsabilité de protéger ». En 2005 cette responsabilité est endossée par l’Assemblée générale des Nations unies. La responsabilité de protéger de la communauté internationale, et en particulier du Conseil de sécurité de l’ONU, est clairement énoncée lorsqu’un État se montre incapable ou non désireux de protéger sa population face aux crimes les plus graves. Si c’est à chaque État qu’incombe la responsabilité de protéger sa population contre les cas de génocide, de crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité, c’est à la communauté internationale, dans le cadre de l’ONU, que revient la responsabilité subsidiaire d’assurer la protection contre ces crimes quand l’État ne le veut ou ne le peut pas. La responsabilité de protéger est donc désormais la traduction juridique de ce qui a été auparavant appelé le devoir d’intervention humanitaire.
Le référentiel de l’Alliance Atlantique
Pour les pays occidentaux (hors pays neutres tels que la Suisse ou l’Autriche), une autre référence est essentielle : il s’agit du Traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949) avec son bras armé, la structure militaire de l’OTAN. D’un point de vue militaire, le principal article de ce traité est l’article 5 qui précise « qu’une attaque armée contre l’un des membres, en Europe ou en Amérique du Nord, sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties au traité ». C’est cet article qui a présidé à la confrontation Est-Ouest pendant la guerre froide et qui aurait légitimé l’entrée en guerre des pays composant l’Alliance Atlantique.
Les autres référentiels
Théâtre d’opération (TO) et règles d’engagement constituent dans les engagements militaires récents de nos forces des références également essentielles pour la légalité et la légitimité de l’emploi de la force armée.
Le concept de TO définit les limites géographiques, terrestres, aériennes et maritimes d’une opération et donc un périmètre dans lequel les forces vont obéir à des règles particulières qui ne sont pas celles du temps de paix : la notion de théâtre des opérations a donc une connotation juridique majeure.
Les règles spécifiques appliquées par les forces dans un TO sont appelées règles d’engagement. Elles ont une très grande importance puisqu’elles régissent l’attitude des unités et déterminent en fait les modalités d’emploi de la force ou de la coercition par ces unités. Ainsi elles « créent le droit » dans une intervention militaire : elles autorisent ou non et graduent l’emploi de la violence quand celle-ci est nécessaire ; elles sont la référence première du commandement pour définir les actions que les unités peuvent conduire sur le terrain dans l’exécution de leur mission.
Le Code pénal
Les forces françaises, où qu’elles soient, répondent aux prescriptions du Code pénal, au titre du droit national, et les crimes et délits engageant la responsabilité personnelle des militaires dans le cadre de leur engagement en opération relèvent d’une chambre spécialisée, dite Tribunal aux armées.
Enfin, l’emploi de la force armée, déjà soumis à toutes ces prescriptions, peut venir buter sur un écueil supplémentaire, celui de la judiciarisation des opérations, qui est une tentative d’extension du champ d’application du Code Pénal à des situations de violence, dont on oublie volontairement qu’elles répondent à des impératifs régaliens. La mort du soldat au combat n’est pas une mort ordinaire, mais ce fait a tendance à être nié dans une société qui banalise le métier militaire, refuse l’idée de guerre et ses violences, et s’interdit de penser à la mort comme un événement lié par essence à la vie. Cette problématique est à relier à l’absence regrettable d’un droit spécifique pour la gestion des crises dans un pays qui, officiellement et légalement n’est pas en guerre, mais en paix. L’arsenal juridique français ne reconnait que d’une part le droit des conflits armés, valable pour la guerre et non les situations « locales » de guerre, et d’autre part le droit du temps de paix. La judiciarisation, qui relève du droit du temps de paix, est la négation de la spécificité de l’action militaire mais aussi le résultat de la victimisation des pertes au combat, démarche inconséquente qui assimile de facto les forces armées aux forces de sécurité et dans une recherche médiatique de « justice pour tous » cherche un responsable et un coupable dès qu’il y a mort d’homme.
Ainsi, lorsqu’une force militaire est engagée de nos jours dans la résolution d’une crise, elle le fait dans un cadre juridique des plus consistant et contraignant, et à bien des égards complexe, à un point tel au demeurant, que les commandants de forces ont à leurs côtés un conseiller juridique chargé d’examiner la légalité des ordres pouvant être donnés en cours d’action.
C’est bien pourquoi la réflexion d’ordre éthique trouve pour le militaire une part essentielle de ses fondements et références dans le droit qui régit l’emploi de la force armée, au cœur de la mission du soldat. Mais, ce droit n’est qu’un cadre, d’ailleurs évolutif comme le montre son historique et, comme l’a souligné récemment le chef d’état-major de l’armée de Terre, il importe que « même dans les circonstances les plus complexes, chacun garde sa part de liberté, pour conserver son honneur au service de la France et de ses idéaux ».
GCA (2S) Jean-Claude THOMANN
Texte tiré du dossier 23 du G2S : L’éthique dans le métier des armes