Ce dimanche 13 mai 2018 est aussi l’opportunité de faire un retour sur un événement qui a profondément bouleversé l’histoire de France en provoquant la chute de la IVe République au profit de la Ve République il y a soixante ans.
Directeur d’une collection dans une maison d’édition en 2008, j’ai eu à accompagner la publication d’un ouvrage sur le 13 mai 1958. Intitulé « La guerre d’Algérie selon le général Salan », j’en avais rédigé la préface que je publie ci-après tout en recommandant cet ouvrage de Jacques Valette qui permet d’aborder une guerre d’Algérie bien mal connue.
Cet ouvrage pose aussi la question du service de la France, de l’engagement du soldat, de la loyauté, du loyalisme, terme présent dans le statut des militaires et bien sûr des liens entre le politique et le militaire, toujours d’actualité surtout en temps de crise.
Préface à « La guerre d’Algérie du général Salan » Mars 2008.
Le 13 mai 1958 marque la première étape vers un changement de régime politique en France et la création de la Ve République le 4 octobre 1958. Or, beaucoup de Français n’ont pas vraiment une réelle connaissance de cette période de troubles hormis l’histoire unilatérale visant à culpabiliser la France, son armée et leurs actions en Algérie.
Le 13 mai 1958 est une date majeure parce qu’elle a permis l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir et le vote d’une nouvelle constitution dont le cinquantenaire sera commémoré cette année. Comme bien souvent en France, l’armée a été partie prenante de ce changement par le soutien qu’elle a su apporter. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’elle ait été l’instigatrice de cette nouvelle étape de l’Histoire de France.
Cet ouvrage rédigé par le professeur Valette, vice-président de l’association des amis de Raoul Salan, apporte donc un éclairage nouveau et dépassionné.
- Il rétablit une vérité sur le rôle réel de l’armée en Algérie et surtout de son chef, le général Salan, dont le nom reste aujourd’hui d’abord lié à la tentative de coup d’état du 22 avril 1961.
- Il explique à partir d’archives détenues par l’association des amis de Raoul Salan l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et donc la création de la Ve République.
- Il répond à ce besoin de savoir et de comprendre une partie de notre histoire contemporaine qui est en effet méconnue d’un grand nombre de nos concitoyens ou bien présentée à la lumière des passions restées ardentes sur les deux rives de la Méditerranée.
- Il permet enfin une réflexion sur les liaisons parfois dangereuses entre le politique et le militaire tout en posant la question du loyalisme envers les institutions républicaines et celle de la prise d’initiative du chef militaire en situation de crise majeure.
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Il paraît cependant nécessaire de rappeler brièvement le contexte international et celui de la France dans la période du 13 mai 1958.
- Le général Salan est le commandant en chef des forces en Algérie depuis le 1er décembre 1956. Il passerait dans certains milieux algériens pour trop docile aux consignes gouvernementales. Il est d’ailleurs l’objet d’un attentat à la roquette le 16 janvier 1957 qui tue son chef de cabinet, le chef de bataillon Rodier.
- Le 8 février 1958, une nouvelle attaque du FLN installé en Tunisie entraîne un bombardement aérien meurtrier de la France sur Sakhiet Sidi Youssef, petite localité tunisienne soupçonnée d’abriter des forces rebelles. Elle a pour conséquences de fortes réactions internationales avec, le 15 avril 1958, la démission du président du Conseil français qui est seulement remplacé dans la nuit du 12 au 13 mai 1958 par Pierre Pfimlin.
- Le 24 avril 1958, trois soldats français sont exécutés pour « crimes de guerre » par le FLN en territoire tunisien après avoir été capturés dans une embuscade en Algérie le 1er novembre 1956. Le FLN rend la nouvelle officielle le 9 mai.
- Le 13 mai, Pierre Pflimlin est désigné comme chef du gouvernement mais la foule à Alger, réagissant en particulier à l’exécution des trois soldats français prisonniers du FLN, marche sur le gouvernement général, s’en empare et y installe un Comité de Salut public sans que les forces de l‘ordre n’interviennent. En particulier le 3e Régiment de parachutistes coloniaux du colonel Trinquier chargé de défendre le gouvernement général ne bouge pas.
- Le 14 mai 1958, le général Salan reçoit par délégation tous les pouvoirs civils et militaires pour rétablir l’ordre. Ils seront retirés par le général de Gaulle en décembre 1958.
La situation précédant les événements du 13 mai est donc grave :
- une situation politique intérieure tendue subissant le poids trop fort des partis avec pour conséquence une incapacité à gouverner ;
- une remise en cause politique des objectifs à atteindre par l’armée en Algérie et d’une partie de sa mission, la protection des populations, notamment françaises ;
- suite à une ultime provocation militaire d’une guérilla installée hors d’Algérie, l’instrumentalisation au niveau international des excès de la guerre causés lors de l’attaque de Sakhiet Sidi Youssef, et la médiation des « alliés » américano-britanniques provoquant les réactions négatives de l’armée et des Français d’Algérie ;
- l’exécution des soldats français suscitant une forte indignation populaire en Algérie qui fait pression sur les autorités politiques ;
- une armée française loyaliste, se sentant peu soutenue mais veillant à préserver l’unité de la nation et de l’armée.
L’objectif de cet ouvrage est donc de montrer le souci du général Salan alors général commandant en chef de l’Algérie d’éviter ce qui s’apparente aux prémisses d’une guerre civile. Pour l’auteur, le général Salan a d’abord voulu maîtriser l’agitation afin que rien ne perturbe les opérations en cours contre le FLN. Il n’y a eu donc ni coup d’état militaire, ni manipulation par les forces armées françaises notamment dans la création des « comités de salut public » bien que le rôle passif de quelques unités puisse susciter quelque interrogation.
Cela est cependant confirmé par le Maréchal Juin « Le renversement de la IVe République par les émeutes du 13 mai 1958 apparaît comme une opération civile, télécommandée de la Métropole dans laquelle l’armée a été la dernière à s’engager. Seul le putsch d’Alger est une affaire de militaire »[1].
Au contraire, le contrôle assuré par le général Salan notamment des comités de salut public en y faisant participer le général Massu à Alger et le colonel Trinquier, a permis d’éviter un affrontement majeur et finalement de soutenir la venue au pouvoir d’une nouvelle autorité politique.
En effet, le ralliement du général Salan au général de Gaulle permet à celui-ci de se présenter comme un recours contre le désordre comme en témoigne ce communiqué aux agences de presse du 14 mai 1958 à 15h00 : « La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation nationale, la perte de l’indépendance.
Depuis douze ans, la France aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis, est engagée dans un processus désastreux. Naguère, le pays dans ses profondeurs m’a fait confiance pour le conduire…..Aujourd’hui….qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »
Le 1er juin 1958, après la démission de Pierre Pfimlin, le général de Gaulle est investi par le parlement et est chargé de créer un nouveau gouvernement.
Cependant, à la lecture de cet ouvrage, il est aisément discernable les tentatives d’instrumentalisation des forces armées soit par des militants gaullistes, y compris composés d’officiers, pour soutenir le retour du général de Gaulle au pouvoir soit par des Français d’Algérie pour que celle-ci reste française et pour empêcher son abandon. Face à ces pressions fortes, les motivations de l’armée en général et des chefs militaires en Algérie, du général Salan en particulier, étaient d’éviter la désunion des Français dans cette guerre contre le FNL, de ne pas permettre aussi des négociations immédiates par les dirigeants de la IVe République alors que les forces militaires prenaient l’avantage.
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Cette période historique suscite la réflexion sur de nombreuses questions engageant les forces armées dans les combats d’aujourd’hui si l’on se réfère par exemple au seul contexte international et intérieur qui a conduit au mouvement du 13 mai 1958. Elles se limiteront néanmoins à la seule implication de l’armée dans la vie politique et au principe de loyalisme.
En effet, il est intéressant à la lecture de ce « coup d’état ambigu » de constater comment les forces armées ont influé sur la venue au pouvoir du général de Gaulle et ont pu changer la vie politique de la France. Cependant, dans une tradition généralement respectée dans l’histoire de France, cette participation n’avait pas pour objectif d’amener au pouvoir un quelconque dictateur militaire mais simplement, au service de la Nation, de permettre à l’État de retrouver son autorité dans une crise grave que le pouvoir politique à Paris n’arrivait pas à résoudre. L’efficacité des armées, dernier recours de la République, s’est exprimée par l’encadrement des émeutes et des nouvelles structures, finalement par le rétablissement d’un cadre politique légitime.
Cependant une question importante en terme d’éthique est soulevée, celle du loyalisme des forces armées. Le Maréchal Juin écrivait en 1964 que, dans le règlement de discipline générale en vigueur à cette époque, le militaire avait « la mission de faire observer les lois de la République et de sauvegarder l’indépendance et l’honneur de la patrie »[2]. Ce règlement était déjà en vigueur en 1940, à l’époque où le général de Gaulle avait choisi de continuer le combat en Angleterre. Même si l’honneur a été remplacé par le loyalisme, plus restrictif, ce débat est toujours d’actualité au moins au titre de la formation militaire de l’officier et s’appuie sur l’intégration du militaire au sein des institutions républicaines, la capacité d’analyse de l’intérêt général, des actions à mener et donc à assumer.
En effet, après l’esprit de sacrifice, le loyalisme paraît le fondement même de l’engagement militaire, sans doute avant même les autres principes constituant l’état militaire. Le statut général des militaires du 24 mars 2005 rappelle que « l’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. ».
Encore faut-il expliquer ce qu’est le loyalisme. Il peut être défini comme « la fidélité au régime établi ou à une autorité considérée comme légitime ». Le soldat fait abstraction de ses sentiments politiques personnels pour servir la Nation. Cela signifie aussi servir en tout temps et en tout lieu, quelles que soient les causes de l’intervention militaire.
Effectivement, l’action des forces armées le 13 mai laisse apparaître une certaine ambiguïté et finalement montre plutôt une certaine exaspération des militaires sur le terrain face à une action politique paraissant insuffisante ou inefficace, sinon et surtout décalée par rapport à la réalité vécue. Ce sentiment a été sans aucun doute renforcé par les événements politiques et internationaux précédant le 13 mai qui ont permis aux différents groupes de pression d’influer sur le comportement de l’armée.
Les forces armées n’ont ni la vocation, ni la tradition à s’intégrer dans un processus de prise de pouvoir politique, ni à détenir tous les pouvoirs. La question qui se pose est seulement le degré acceptable de leur engagement dans une situation exceptionnelle. Comme cela est rappelé dans cet ouvrage, il est certain que mettre, sans violence ou presque, des préfets peu coopératifs dans l’avion pour Paris, fait réfléchir mais il faut rappeler que la vingtaine de fonctionnaires concernés ne voulaient pas reconnaître les pleins pouvoirs donnés au général Salan par le gouvernement.
Pour conclure, qu’en penser aujourd’hui ? Les armées, et le général Salan, ont fait preuve d’un grand loyalisme aux institutions dans le sens donné par le règlement en vigueur à cette époque. L’expérience de la seconde guerre mondiale et de ses conséquences avec la décolonisation, une certaine empathie avec la mission donnée en Algérie par Paris ont aussi sans aucun doute influé sur leurs comportements. Pour le pouvoir politique, en revanche, le départ d’Algérie semblait acquis aussi bien avant qu’après le 13 mai 1958. Elle pourrait s’expliquer par une opposition de la France du Nord et une France du grand Sud dont on peut se demander si elle n’influence pas aujourd’hui la politique étrangère du pays comme une ultime revanche.
Enfin, la seule vraie désobéissance militaire de cette guerre d’Algérie a été celle du putsch des généraux qui viendra plus tard et qui n’est pas acceptable dans l’histoire militaire de la France. En revanche, en cas de crise grave, comme cela était le cas, les armées françaises ont joué leur rôle d’intermédiaire dans la transition du pouvoir politique. Cet ouvrage rend donc justice au général Salan dans cette période de transition entre deux régimes politiques pour assurer la continuité de l’Etat. Il permet aussi de réfléchir sur cet exemple historique.
Dans le cas d’une crise intérieure grave, les forces armées françaises, dernier recours de la République, sauraient-elles, seraient-elles capables aujourd’hui d’avoir ce rôle actif dans le rétablissement non seulement d’une autorité politique légitime mais aussi de soutenir une autorité politique en difficulté ? Cette question reste sans réponse (sauf dans le domaine légal) mais en cas de survie de la nation qu’est-ce qui est important, l’esprit ou la forme, la légitimité d’agir ou la légalité d’agir ? Chacun fera son choix en fonction de la situation, en son âme et conscience.
François Chauvancy, directeur de collection
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[1] Maréchal Alphonse Juin, Trois siècles d’obéissance militaire 1650 – 1963, Plon, 1964, 210 pages, P8
[2] Ibidem, P133