jeudi 10 octobre 2024

Le principe de dislocation, paradigme des nouvelles guerres systémiques

Jamais les rivalités de puissance entre États n’ont été aussi virulentes. L’organisation des activités humaines en réseaux grâce aux technologies de l’information a mis fin au cloisonnement militaire de la guerre. Celle-ci se mène désormais de manière combinée, impliquant toutes les ressources matérielles ou immatérielles dans la durée.

Cette mutation de la guerre et son extension aux sphères civiles, préservées jusqu’alors, tend à marginaliser la bataille. Au principe traditionnel de rupture se substitue celui de dislocation structurelle.

Cette évolution stratégique est aussi décisive que l’invention de l’arme à feu ou de la bombe nucléaire puisqu’elle bouleverse la manière de faire la guerre en visant une société plus que ses armées. Nous sommes entrés dans une ère de guerres systémiques dont l’enjeu ne se réduit pas à des questions d’intérêts mais s’étend à la survie même des communautés politiques en tant qu’acteurs stratégiques souverains.

La mutation de la guerre

La culture française du combat associe la guerre à un évènement délimité dans le temps, à un ennemi identifié, à une ligne de front, à des batailles gagnées ou perdues et à un traité de paix. Cette vision est celle de Clausewitz pour qui la guerre se résume à « deux combattants qui s’opposent. Chacun d’eux utilise sa force physique pour forcer l’autre à se soumettre à sa volonté ; son but premier est de terrasser l’adversaire afin de le mettre hors d’état de résister.[1] » Aussi est-il admis de dire que la France est en paix puisqu’aucune armée ne se presse à ses frontières. Cette vision ritualisée est celle d’un monde homogène, celui de l’Europe de l’Ouest, et d’un temps donné qui s’est achevé en 1945.

Les grands États ont, depuis, tiré la leçon des deux guerres mondiales. Leurs moyens de destructions sont devenus tels qu’il n’y a plus guère de bénéfice à attendre d’une confrontation armée. Dans les démocraties du moins, les populations ne seraient d’ailleurs plus disposées à supporter, ni même à infliger, les pertes qui l’accompagneraient. Ultimement, la dissuasion nucléaire refroidit les ardeurs les plus belliqueuses et l’on a vu au siècle dernier Staline lui-même se faire une raison du statu quo en Europe pour ne pas risquer une guerre atomique.

Pourtant, non seulement les rivalités entre États n’ont pas diminué mais elles se sont accentuées. En fait d’interdépendances rapprochant les peuples, la mondialisation a multiplié les rapports de force et les points de friction.

Le temps de l’autarcie bienheureuse et des cloisonnements pacifiques est révolu au profit des prédations globalisées et des interactions conflictuelles. Aucun domaine n’échappe aux ambitions rivales dans un monde de ressources finies et d’acteurs multiples. Les déclarations d’intention sur la coopération globales ou les organismes supranationaux visant, à l’instar des Nations Unies, à « harmoniser les efforts des nations » vers des « fins communes[2] » masquent mal une concurrence exacerbée.

Souvent invoqué comme une panacée politique, le multilatéralisme est source de confusion faute d’être correctement compris. Il ne désigne pas une assemblée idéale prenant à la majorité des décisions dans l’intérêt commun du village global, mais un éclatement des pôles de puissance replaçant la souveraineté des nations comme fondement de la légitimité internationale. Passée l’euphorie post Guerre froide, l’incapacité américaine à imposer durablement son modèle a relancé une compétition globale et rouvert le jeu international. L’unilatéralisme américain s’est fissuré dès les années 2000 pour faire place à une repolarisation multiple qui ne fait que s’accentuer depuis. Les puissances ne s’affrontent d’ailleurs pas uniquement en fonction de leurs intérêts mais aussi de leurs systèmes de pensée, de leurs croyances et de leurs identités. L’altérité des nouveaux acteurs issus de sphères étrangères à la culture européenne a fait voler en éclat les cadres classiques d’affrontement

La retenue militaire des grandes puissances a pour pendant des affrontements non cinétiques décomplexés. Les guerres systémiques sont des guerres totales embrassant les champs économique, culturel, psychologique etc.

La marginalisation de la bataille  

La vision clausewitzienne de la guerre mérite d’être révisée. Cette dernière n’est plus tant la continuation de la politique que la politique elle-même et, s’il s’agit toujours de soumettre l’adversaire, la force physique n’en est plus le paradigme.

La bataille a perdu sa centralité. Dans le monde contemporain, la guerre n’est plus un évènement. Elle est un état permanent. Les frictions de la mondialisation ont engendré un état de guerre systémique généralisée dont les courtes trêves, parler de paix serait un abus de langage, où les luttes à front renversé ne sont que des péripéties annexes.

Beaucoup en France s’insurgent contre l’idée de guerre sans bataille. « La guerre ne continue pas quand les armes se taisent[3] » pensent-ils avec Aron qui n’avait pas toujours raison. Ils réduisent la guerre, qui est un état, à l’homicide, qui est seulement un moyen.

Pourtant, Sun Tzu disait déjà, il y a 25 siècles, que « soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin[4] ». Lawrence d’Arabie, qui avait mené une « guerre d’évitement » contre les Turcs, regrettait pour sa part que l’offensive en Palestine du général Allenby l’ait empêché de mener la révolte arabe à son terme et l’ait « privé de l’occasion d’appliquer jusqu’au bout le principe [du maréchal] de Saxe selon lequel on peut gagner une guerre sans livrer de bataille[5] ».

À la fin du XXe siècle, deux officiers supérieurs chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, sont allés plus loin encore, théorisant la « guerre hors limites » entre États où « la distinction entre champ de bataille et non-champ de bataille n’existe pas[6] ». Dès lors, « tous les domaines de la vie » sont concernés « sans que l’action militaire en soit l’élément dominant[7] ».

L’évolution des conflictualités a ainsi mis fin au paradigme cinétique direct. Le feu est devenu l’arme du pauvre, que l’on retourne à l’occasion contre lui. Tuer est le seul acte à sa portée. Mais les puissances de premier ordre s’affrontent de préférence[8] selon d’autre modalité, moins visibles mais tout aussi destructrices.

La stratégie moderne ne consiste pas à livrer bataille mais à modeler une situation si avantageuse que la simple mécanique des forces en présence sape les positions ennemies.

Les Chinois excellent dans les stratégies de façonnement environnemental plus que de choc. Ils créent ainsi des îles artificielles en mer de Chine pour remodeler en leur faveur les constantes géopolitiques. Ils créent des dépendances technologiques ou industrielles dont leurs rivaux ne parviennent pas à se libérer. Confrontés à la persistance des identités ouïgoures et tibétaines, ils ont même adopté une politique de reformatage démographique. L’organisation de flots migratoires han vers les espaces rebelles réduit les populations originelles à des minorités folkloriques. Au lieu de vaincre l’opposition, ils en suppriment la possibilité par une modélisation irréversible.

Les mécaniques d’accumulation progressive, de « goutte à goutte », exercent au fil du temps une pression croissante qui bouleverse les rapports de force de telle manière que la bataille devienne inutile.  Si les cultures du combat européennes et américaines excellent dans l’action et la coercition directe sur l’adversaire, la Chine leur oppose avec succès la stratégie détournée de la reconfiguration des données.

La dislocation

Dès les années 1950, le général Nemo tire les leçons de l’Indochine et théorise en France le principe de « guerre dans le milieu social[9] ».  Le premier, le seul peut-être de son époque, il comprend que la principale menace vietminh n’est pas militaire mais réside dans la dislocation du système de domination colonial traditionnel. Le « récit » français ne touche plus les cœurs, conquis par la légende communiste, et les insurgés ont de fait supplanté l’État impérial dans l’administration des campagnes. Dien Bien Phu n’aurait été qu’une péripétie tragique si tout le réseau français, ses structures de domination et ses relais sociaux avaient encore été en place. Seulement, ils étaient vermoulus. Avant même d’être militaire, la défaite était structurellement consommée.

La guerre ne vise pas à tuer des individus. C’est même l’inverse. Son but ultime est de détruire une entité stratégique collective pour n’en laisser subsister que des individus sans volonté. Si les pertes infligées ne font que renforcer la cohésion de l’ennemi, les succès tactiques apparents préparent la défaite stratégique. Il est souvent arrivé qu’un « tableau de chasse » flatteur génère les pires illusions quant à la situation réelle sur le terrain.

La puissance de feu est devenu si destructrice qu’elle provoque une inhibition de son usage entre les grandes puissances[10]. Par conséquent, le temps long reprend le pas sur le temps court, la stratégie sur la tactique et la dislocation sur le choc. L’objectif traditionnel consistant à dégrader un outil clef de l’ennemi, ses forces armées notamment, est remplacé par la volonté de le disloquer structurellement.

Provoquer la dislocation d’un adversaire prend du temps. Il faut pour cela identifier ce que Mao nommait ses contradictions internes. Chaque groupe, chaque société renferme en effet des points de tension ou des ferments de dissensions. Il s’agit de les stimuler pour provoquer sa décomposition. « La victoire et la défaite sont déterminées par des causes internes[11] » disait Mao. La guerre dans le milieu social devient la guerre par le milieu social.

Une des contradictions majeures de l’Occident réside dans ses valeurs individualistes. Elles stimulent, certes, la créativité, le dynamisme ou le sens des responsabilités des citoyens, mais elles portent également les germes de leurs propres pathologies sociales centrifuges en légitimant toute contestation, quelle que soit sa valeur intrinsèque.

Ainsi, les compétiteurs de l’Europe, démocratiques comme les États-Unis, péri-démocratiques comme la Russie ou totalitaires comme la Chine, disposent-ils de ressors subversif naturels au sein de sa société ouverte. Les mécontents générés par toute organisation sociale, y sont évidemment plus faciles à instrumentaliser que dans un système coercitif fermé. Il suffit de transformer leurs insatisfactions diffuses en sentiment d’injustice pour les fédérer et les activer comme ferments de décomposition économique, politiques, sociale, ethnique etc. Storytelling biaisés ou fake news creusent les fractures. Ainsi la Turquie accuse-t-elle les grandes démocraties européennes d’islamophobie pour saper leur légitimité tandis que les États-Unis mènent des actions ciblées sur les minorités en France. La menace est d’autant plus grande qu’elle est souvent mal appréhendée et que les nations européennes doivent trouver le moyen de la contrer sans renoncer au modèle ouvert constitutif de leur identité.

Ce jeu d’influence, de contournements, de prises et de pressions a pour but d’affaiblir, voire d’annihiler la cible en tant qu’acteur stratégique, sans même verser une goutte de sang.

Les guerres de dislocations ont des effets à long terme plus destructeurs que les affrontements militaires. Il est plus difficile de reconstruire une société que de rebâtir une ville. Sans mesurer jusqu’à quel point le monde contemporain en placerait le principe au centre de ses affrontement, Liddell Hart disait de la dislocation qu’elle est « le but de la stratégie[12] ».

Ce nouveau cadre replace en première ligne ce que l’amiral Castex nommait le moral stratégique de la nation. La profondeur stratégique n’est plus tant géographique que sociale, économique et immatérielle. Les normes, les images, les idées sont des armes portant sur le comportement des masses et des décideurs. Les combats ne se cantonnent plus à une ligne de front hypothétique mais se livrent au sein de la société dont les éléments centrifuges sont systématiquement exploités et instrumentalisés en sous-main par les grands compétiteurs du theatrum belli contemporain.

Conclusion

Il ne suffit désormais plus aux États de contrer une menace par le feu. Ils doivent encore prendre l’ascendant dans le domaine immatériel de l’info-sphère, légitimer leurs valeurs, créer des dépendances industrielles, s’assurer d’une autonomie financière, investir le champ mémoriel, consolider leurs structures sociales etc. L’action guerrière ne s’est pas atrophiée par un emploi moindre du canon. Elle s’est au contraire dilatée vers d’autres espaces, à travers de nouveaux modes d’action qui se superposent aux anciens sans les remplacer.

Menées le plus souvent de manière couverte et indirecte, les nouvelles guerres systémiques n’en atteignent pas moins une violence extrême. En visant la dislocation de l’adversaire, elles ne visent plus à lui faire mettre un genou à terre, à reconnaître sa défaite et à en tirer un avantage momentané. Les moyens employés peuvent entraîner son annihilation en tant que corps collectif, en tant qu’identité. Il s’agit de guerres totales qui doivent être appréhendées comme telles. L’enjeu en est la pérennité des communautés de destin politiques sans laquelle la démocratie ni la liberté ne peuvent éclore et fleurir.

Raphaël CHAUVANCY


NOTES :

[1] CLAUSEWITZ Carl (von), De la guerre, Tempus, Paris 2014, p. 37.

[2] Charte des Nations-Unies, Chapitre 1, article 1.

[3] ARON Raymond, Penser la guerre, Clausewitz, Tome 2, Gallimard, Paris, 1976, p. 258.

[4] SUN TZU, L’art de la guerre, Pluriel, Paris 2015, p. 59.

[5] LAWRENCE T.E., Guérilla dans le désert, 1916-1918, éditions complexe, 1992, p. 58.

[6] LIANG Quiao et XINGSUI Wang, La guerre hors limites, Rivages poche, Paris, 2014, p. 282.

[7] LIANG Quiao et XINGSUI Wang, La guerre hors limites, Rivages poche, Paris, 2014, p. 227.

[8] De préférence disons-nous car ce serait un contresens de croire à l’obsolescence des rivalités militaires dans un contexte général de réarmement. C’est justement l’état de préparation des armées rivales qui réduit le risque d’affrontement par le feu et le détourne vers d’autres types d’affrontement. Cependant les menaces ne se substituent pas l’une à l’autre mais s’additionnent. Nous parlons de marginalisation de la bataille au niveau stratégique, c’est-à-dire qu’elle perd sa centralité. Elle n’en demeure pas moins une hypothèse crédible

[9] NEMO Jean, La guerre dans le milieu social, Revue Défense Nationale, n°136, mai 1956, p. 605-623.

[10] Inhibition n’est pas élimination et l’hypothèse d’un enchaînement de circonstances conduisant à un affrontement militaire est de l’ordre du possible.

[11] TSE-TOUNG Mao, A propos de la contradiction, éditions en langues étrangères, Pékin 1960, p. 9.

[12] LIDDELL HART Basil H., Stratégie, Tempus, Paris 2007, p. 522.

Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY
Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module "d’intelligence stratégique" de l'École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Chercheur associé au CR 451, consacré à la guerre de l’information, et à la chaire Réseaux & innovations de l’université de Versailles – Saint-Quentin, il concentre ses travaux sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l'auteur de "Former des cadres pour la guerre économique", "Quand la France était la première puissance du monde" et, dernièrement, "Les nouveaux visages de la guerre" (prix de la Plume et l’Epée). Il s’exprime ici en tant que chercheur et à titre personnel. Il a rejoint l'équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.
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