« Depuis que la guerre n’est plus froide, plus de 3000 soldats français ont été tués ou blessés dans leur chair et leur âme au service de la France[1]». Entre 2007 et 2016, 154 militaires français ont été tués et 620 d’entre eux ont été blessés aux cours des opérations de maintien de la paix menées par la France à l’extérieur du territoire[2]. Plus de 2200 militaires souffrent de stress post traumatiques imputables à leur participation aux opérations. Plus de 8000 soldats sont actuellement engagés dans des opérations extérieures, dont 3500 au Sahel (opération Barkhane) et 1500 contre Daech en Irak et en Syrie au sein de la coalition dirigée par les États-Unis d’Amérique.
Engagée à l’extérieur, la France en paye également « un prix du sang élevé[3]» à l’intérieur même de son territoire. Depuis l’année 2015, elle s’est totalement engagée dans la lutte contre le terrorisme islamiste, mettant en oeuvre son arsenal législatif, l’action de ses gouvernements et ses moyens de diplomatie[4], de défense et de sécurité. Cet état des lieux sommaire de l’implication de la France dans la conflictualité de ce début du XXIème siècle démontre son ambition de figurer parmi les nations qui comptent dans le règlement des crises. Cette implication n’efface pas pour autant les difficultés économiques et leur corolaire, la diminution des crédits de défense, conséquences durables de la crise financière mondiale de 2007.
Ainsi, à l’instar des deux autres principales puissances militaires européennes5, la France ne possède plus, en propre, les capacités d’une ambition qui pour autant « ne saurait diminuer[6]». Au-delà de certains vides capacitaires structurants, le sur-engagement de ses moyens en opérations et en métropole a conduit à une dégradation importante de son potentiel de défense, qui dans la durée, pourrait remettre en question l’équilibre d’un modèle d’armée déjà profondément éprouvé par une baisse constante des crédits qui lui sont affectés[7].
Engagées depuis 1994 dans un processus de réformes permanent, les armées françaises ont fait évoluer leur modèle suivant trois mouvements quasiment simultanés.
La première étape est celle de la suspension du service national[8] et la transformation vers une armée professionnelle. Cette étape marque la fin d’un modèle d’armée de masses, voué principalement à la défense du territoire au profit d’un modèle plus ramassé, plus modulaire, projetable sur très court préavis à plus de 3000 km du territoire métropolitain.
La deuxième étape est celle de la « civilianisation[9]». Il s’agissait de transférer aux civils du ministère de la Défense des tâches organiques, initialement affectées à des militaires. Cette étape visait déjà à recentrer le militaire sur son « coeur de métier[10]».
La troisième et dernière étape, appelée « externalisation[11]», est le prolongement de la deuxième. En parallèle d’une profonde réforme de la gouvernance des armées, il s’agit de confier au secteur privé des tâches réalisées initialement en régie. Cette dernière phase a permis le développement d’une commande publique importante dans le secteur des « services à la défense[12] », y compris dans le soutien des armées en opérations extérieures.
Si le processus d’externalisation constitue un élément bien visible de la transformation de l’État et des armées, il met en avant toute la singularité du modèle français de gouvernance. Il révèle la conflictualité entre l’idéologie et le pragmatisme, entre « l’État providentiel » et « l’État libéral ». Il est aussi la source de nombreuses interrogations et de points de divergences politiques quant aux limites qu’on doit lui accorder. S’agissant de l’externalisation au sein du ministère des armées, l’approche pragmatique semble émerger. Le recours au secteur privé n’y est plus perçu comme un renoncement au « devoir de protéger » les citoyens mais comme le prolongement de l’action de l’État dans ce « domaine réservé du président de la république[13] ». Il s’agit en quelque sorte d’agir « autrement, au mieux[14] », d’intégrer le secteur privé dans le principe de « l’économie des forces[15] ».
L’approche reste cependant prudente. Elle procède d’études « au cas par cas » d’un contrôle très étroit, d’un processus sans cesse évalué, d’une exigence très marquée, avec à la clé, un retour possible sur les bases de départ. La question de la présence d’entreprises privées en soutien des troupes françaises engagées en opérations relève encore du débat idéologique. Quant à leur engagement en zones de combat, elle est à ce jour exclue du débat.
En marge de cette problématique, se pose la question de l’implantation d’activités économiques dans des pays en proie à des troubles internes ou dans des zones post-conflit. Les acteurs économiques français, dont le socle est constitué de petites et moyennes entreprises, peinent à trouver des relais de croissance à l’étranger, au-delà du marché européen. Leurs dirigeants hésitent notamment à développer des activités dans des zones à risques par manque de garanties de sécurité pour leurs salariés ou par crainte que leur activité ne survive pas au désengagement militaire de la France dans ces zones.
La France est le deuxième pourvoyeur de forces armées dans les conflits du Sud-Est méditerranéen et du Moyen-Orient. Elle est la première puissance militaire occidentale impliquée dans le contrôle de la zone subsaharienne. Elle est la seule puissance européenne à posséder une capacité d’entrée en premier sur un théâtre d’opérations extérieur.
Paradoxalement, la France n’est pas en capacité d’entrer en premier sur les marchés de reconstruction. Au-delà de l’approche mercantile, c’est tout un volet de l’action extérieure de la France qui ne peut se développer, alors qu’il doit compter comme part entière dans l’approche globale de la gestion des crises.
C’est dans ce contexte incertain que tentent de se développer les entreprises.de service de sécurité et de défense (ESSD) françaises. Leur nombre évolue entre trente et quarante[16], parmi lesquelles semblent s’installer durablement Amarante international, Erys Group, EPEE et sa filiale ESEI ou encore Gallice. Le chiffre d’affaire annuel des plus importantes (Risk&Co, GEOS) se situait entre vingt-huit et quarante millions d’euros[17] en 2012[18].
Les activités des ESSD ont été classées dans la littérature selon des critères variés[19]. Ceux qui caractérisent le mieux les entreprises françaises sont au nombre de trois : les activités de sécurité armées ; la fourniture d’expertises, de service de sureté[20] et de formation militaires ; la fourniture de soutiens militaires.
Celles qui intéressent le ministère des armées peuvent être classées en deux catégories[21] : « les services de défense » et « les services à la défense ».
Celles qui intéressent les grands groupes industriels sont principalement liées à la sécurité et la sureté à l’international. Les ESSD françaises se positionnent donc indifféremment dans le champ des marchés publics et celui du BtoB.
Il existe cependant un troisième champ d’exploration sur le marché des ESSD. C’est celui des institutions internationales[22] et des organisations non gouvernementales à rayonnement international.
Le recours à ce secteur apparait à bien des égards comme une condition nécessaire à la projection des entreprises françaises en zone à risques et comme un moyen de prolongement de l’action de l’État français en complément et au-delà de l’engagement de ses forces armées. À l’aune des enjeux stratégiques, économiques de ce début de siècle, les ESSD françaises sont donc à considérer comme un complément nécessaire à l’action extérieure de la France.
Pourtant, les ESSD françaises ne parviennent pas à s’imposer et sont maintenues à l’écart d’un marché des services de sécurité et de défense mondialisé, exponentiel, très concurrentiel, dominé par les anglo-saxons et convoité par des pays émergents. Le retard pris dans ce domaine pourrait priver la France d’un levier de puissance et d’influence important, alors que ce levier s’impose naturellement depuis plus de cinquante ans dans la stratégie d’autres pays[23]. Les sociétés françaises de services de sécurité et de défense se sont développées de façon isolée, sur des modèles économiques, des constructions capitalistiques et des statuts juridiques différents, en dehors du cadre protecteur de l’Etat français.
Ce retard n’est pourtant pas impossible à combler, dès lors qu’une véritable dynamique de consolidation du secteur sera enclenchée. Les acteurs de cette dynamique sont nombreux et doivent être fédérés autour d’une stratégie partagée et assumée, d’un cadre juridique national consolidé et d’une doctrine d’emploi compatible avec les buts de chacun.
Il s’agit d’abord d’évaluer comment les ESSD françaises se positionnent au regard du potentiel qu’elles représentent pour l’action extérieure de la France (I). Cette étude ne saurait faire l’économie d’un état des lieux de ce secteur, de la typologie de ses entreprises, de l’analyse de l’offre et de la demande de services de sécurité et de défense, sur le marché national mais aussi sur le marché mondial, à travers le prisme de l’héritage historique, des enjeux politiques et économiques. Cet état des lieux doit permettre de mieux appréhender les causes du retard, qu’elles soient d’ordre culturel, juridique, liées à la conjoncture ou d’ordre structurel.
Il convient ensuite d’envisager les perspectives de développement qui s’offrent aux ESSD françaises. Les contours d’une politique ont déjà été bien définis[24]. Il reste à construire le modèle (II). Les institutions et les acteurs privés doivent en effet trouver ensemble un modèle de développement adapté aux enjeux et aux particularités. Compte tenu de l’aspect très singulier de certains services offerts, le développement des ESSD françaises est viscéralement lié à des actions concrètes de la part de l’État. Ces actions passent inéluctablement par le cadre législatif, mais aussi par une organisation administrative permettant à l’État de protéger le secteur tout en anticipant les éventuelles dérives.
Éric RICHARD (2018)
NOTES :
[1] M.GOYA, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, TAILLANDIER, 2014.
[2] Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM), revue annuelle de la condition militaire, N°11, 2017, pp.43, 45.
[3] F. HOLLANDE, Discours, voeux aux armées, 2017.
[4] E. MACRON, Discours aux ambassadeurs, 29/08/2017 : « Assurer la sécurité de nos concitoyens, fait de la lutte contre le terrorisme islamiste la première de nos priorités ».
[5] Royaume-Uni et République fédérale d’Allemagne.
[6] P. VILLIERS, Servir, FAYARD, 2017, p.57.
[7] Secrétariat général pour l’administration (SGA), Annuaire statistique de la défense, consulté le 30/04/2018.
[8] La Loi du 28 octobre 1997 ne supprime pas la conscription, mais suspend l’appel sous les drapeaux de tous les Français.
[9] E. LETONTURIER, Reconnaissance, institution et identités militaires, L’année sociologique, Vol. 61, No. 2, 2011, p.344.
[10] Cour des comptes, Un premier bilan des externalisations au ministère de la défense, , Rapport public annuel, 2011, p.7 : « Le premier constat de la Cour, à cet égard, porte sur l’absence de définition claire et précise du « coeur de métier », notion pourtant régulièrement mise en avant pour justifier, ou critiquer, le recours aux externalisations. Le ministère de la défense ne dispose pas, sur ce sujet, d’outil conceptuel clair et stable.»
[11] Secrétariat général pour l’administration (SGA), Guide de l’externalisation du ministère des armées : «L’externalisation est un mode de gestion consistant pour l’administration à confier à un ou des opérateurs externes spécialisés, une fonction, une activité ou un service assuré jusqu’alors en régie, en responsabilisant cet opérateur sur des objectifs de qualité de service ou de coût ».
[12] Nomenclature proposée par le contrôle général des armées dans le cadre d’une mission sur les services de défense et de sécurité, conduite entre novembre 2016 et mars 2017 ; en opposition à « services de défense » qui correspond à « des services fournis par une entreprise privée, délivrant directement une capacité opérationnelle impliquant la mise en oeuvre de matériels de guerre ou la transmission d’un savoir-faire opérationnel à un gouvernement ou à une organisation internationale ».
[13] Expression attribuée à J.CHABAN-DELMAS en 1959.
[14] P.VILLIERS, La réforme des armées, Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, Audition, 2014, propos liminaire.
[15] Notion de tactique générale élevée au rang de principe de la guerre par le maréchal Foch, mais aussi auparavant par Sun Tzu et Clausewitz.
Centre interarmées de concept, de doctrine et d’expérimentations, Concept d’emploi des forces, 2013, p.20 : « Le principe d’économie des forces recouvre deux acceptions distinctes mais complémentaires, car concourant à l’efficacité de leur emploi. Il s’agit : d’une part, d’obtenir la décision au moindre coût humain, matériel et financier, dans des délais acceptables et en n’affectant à l’action que les forces nécessaires à l’atteinte de l’objectif ; d’autre part, d’agencer et d’employer les moyens d’action de façon à en obtenir le meilleur rendement. Cela permet, en outre, de mieux maîtriser l’emploi de la force, en proportionnant celle-ci à la situation et à l’enjeu. L’application du principe d’économie des forces ne doit pas conduire à la parcimonie, mais à consacrer à l’action les justes moyens que la situation requiert. »
[16] Liste SIS et SMP, sociétés de risk management et cabinets de conseil, centres de formation.
[17] C.MENARD, J-C.VOLLET, Les sociétés militaires privées, Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, Rapport d’information, 2012, p.10.
[18] En 2017, les prévisions de chiffres d’affaire se situent davantage aux alentours de 20 millions d’euros pour Risk&Co et Amarante, GEOS éprouve semble-t-il des difficultés financières.
[19] H.TONKIN, State control over Private Military and Security Companies in armed conflicts, Cambridge studies in international and comparative law, 2011, p. 40.
[20] P.DENIEL, La fonction de directeur sûreté a pris un essor considérable, consulté le 26/05/2018 : « La sureté regroupe l’ensemble des mesures de protection pour lutter contre les actes de malveillances, tandis que la sécurité industrielle vise un fonctionnement sans danger des installations pour les employés et les populations avoisinantes. »
[21] Nomenclature proposée par le contrôle général des armées dans le cadre d’une mission sur les services de défense et de sécurité, op.cit.
[22] Organisation des Nations Unies et Union européenne principalement.
[23] Les États-Unis d’Amérique ont recours aux ESSD depuis le début des années 60. La société américaine CACI.Inc a été créée en 1962.
[24] C.MENARD, J-C.VOLLET, op.cit.
Très bon document