Si Machiavel ne possédait pas l’insatiable appétit d’un Jules II pour les conquêtes territoriales, et cette ambition qu’il avait de faire de l’Église le premier État italien, d’abord, puis le seul État italien lorsqu’il aurait englobé tous les autres, il y avait une passion qu’il partageait avec lui : la passion de la guerre, et l’amour des choses militaires.
Cette passion ne se manifestait pas de la même manière chez ces deux hommes. L’un aimait dans la guerre les ardentes chevauchées, le mouvement, l’action, les embuscades que l’on dispose pour l’adversaire et celles que l’on évite soi-même. La guerre c’était la galopade dans le petit jour, avec, derrière soi, le tumulte des chevaliers bardés de fer. C’était les bataillons de fantassins courant sur les coteaux, se glissant à travers les forêts, les escadrons déployant dans la plaine leur carrousel cruel. Pour l’autre, c’est un jeu raffiné, que le sédentaire peut tout aussi bien jouer; une partie d’échecs. L’un aime les soldats splendidement habillés, les panaches flottants, les fifres aigus et les longs tambours, l’acier miroitant et les beaux chevaux. Pour l’autre, un régiment est un pion sur l’échiquier et le soldat un élément presque abstrait, un chiffre dans le déroulement du kriegspiel. Sur les dessins qui illustreront son Arte della Guerra, hommes et batailIons sont figurés par des signes typographiques. Le thêta grec représente un canon, le « T » majuscule le connétable de la bataille, le « D » majuscule le chef de bataillon, « z » est un drapeau et « s » la musique. Il les dispose sur sa feuille de papier, comme un enfant qui s’amuse avec ses soldats de plomb, mais ici l’être vivant est réduit à une lettre, le piquier n’est plus qu’un « o », le chevau-léger un « e », l’homme d’armes un « r », et ainsi de suite. Malgré cela, les combinaisons militaires qu’il organise avec ces caractères sont extrêmement vivantes parce que l’art de la guerre pour lui est un art vivant et la stratégie une science vivante.
Ce n’était pas une science nouvelle. Les Anciens l’avaient pratiquée avec beaucoup de talent, et en cette matière comme en toutes les autres, il fallait s’adresser à eux pour obtenir des critères d’excellence et de perfection. L’histoire romaine est riche d’exemples qu’un capitaine moderne peut utilement suivre ; Machiavel, chaque fois que l’occasion se présente, ne cesse de donner en modèle à ses contemporains les stratèges grecs, parfois, et, le plus souvent, les romains. « Je vous répète que les Anciens faisaient tout avec plus de sagesse et mieux que nous, et si nous errons quelquefois dans les autres affaires de la vie, à la guerre nous errons toujours complètement. »
Ne sera-t-il pas périlleux de croire ainsi à la supériorité absolue et constante des Anciens, alors que tant d’éléments nouveaux entrent en jeu dans la guerre d’aujourd’hui ? L’artillerie, par exemple. A tout prendre, malgré l’usage des armes à feu que certains condottieri blâment et condamnent — Vitelli allait jusqu’à couper les mains des artilleurs et des arquebusiers ennemis qu’il faisait prisonniers pour les punir d’user de ces instruments déloyaux — malgré les changements que le canon a apportés dans la tactique de la cavalerie et de l’infanterie, il n’y a pas tant de différence entre les guerres d’autrefois et celles d’aujourd’hui. Les enseignements des Anciens demeurent donc parfaitement valables pour notre temps, et l’homme du XVe ou du XVIe siècle, si moderne qu’il se sente, a toujours intérêt à interroger ses devanciers.
Machiavel peut, à bien des égards, apparaître comme un théoricien de la guerre, et son opinion être suspecte sur ce point, mais les praticiens eux-mêmes, les Alviano, les Picinnino, les Baglioni, les Sforza et Gattamelata, et Colleone, et Braccio di Montone, et les Malatesta, et les Petrucci, emportent des livres avec eux en campagne, et lisent ou se font lire les hauts faits des Anciens. Non seulement pour exciter leur émulation et éveiller leur amour-propre, mais aussi pour y trouver d’utiles enseignements.
La nature du terrain n’a pas changé depuis les Romains. La nature de l’homme non plus. Les éléments essentiels des armées sont toujours les mêmes, fantassins légers et fantassins lourds, cavalerie lourde et cavalerie légère, artillerie à corde, chez les Romains, artillerie à poudre chez les modernes. Le cœur du soldat et ses muscles, aussi, demeurent pareils. Et ses appétits, et ses ambitions, et ses craintes. On peut apprendre l’art de la guerre dans les livres, et l’on peut écrire des livres pour l’enseigner aux autres.
De ce que Machiavel a d’abord appris cette science dans les livres, ne déduisons pas qu’elle est chez lui livresque. C’était un des grands mérites de cet homme, dont l’érudition n’a jamais fait un rat de bibliothèque, que cette faculté qu’il avait de transformer en quelque chose de vivant tout ce que contiennent les livres. Et aussi son application à vérifier sur le terrain l’exactitude de ce que lui avaient raconté les historiens et les annalistes.
Ce n’est pas un stratège en chambre, cet envoyé florentin qui participe avec les Vitelli au siège de Pise, qui, pendant plusieurs mois, chevauche botte à botte avec César Borgia, qui discute d’effectifs, de rendement et de matériel avec Caterina Sforza, cette « capitaine », qui écoute les ardents discours de Jules II, et suivant son doigt mince et fané, pointé vers la plaine, regarde évoluer dans la brume de l’aube les Suisses, les Gascons et les Albanais. La chance l’a bien servi qui, après 15 années de vie laborieuse, d’immenses lectures et de méditations théoriques sur la guerre, l’a mis en contact avec les meilleurs généraux de son temps, lui a permis d’entendre leurs leçons, et mieux encore, de les voir à l’œuvre, de distinguer leur technique particulière, leur méthode, leurs procédés, leur style. Chacun de ces grands artistes de la guerre, que ce soit César Borgia ou Giovanni delle Bande Nere — Jean des Bandes Noires — ou Niccolò da Tolentino, ou Boldrino da Panicale, dont ses lieutenants font embaumer le corps et dont ils feignent de venir prendre les ordres chaque matin, tant le prestige du grand soldat reste fort, même après sa mort — ou Carmagnola, ou cet Alberico di Barbiano, qui est dans son « art » un novateur aussi puissant et aussi original que Bramante, Paolo Uccello, Masaccio, Piero della Francesca le sont dans le leur — chacun de ces artistes de la guerre a en effet sa propre manière d’exprimer son génie, et de créer son œuvre ; on peut à bon droit nommer cela un style. Et ce fut le grand avantage de Machiavel que d’avoir ajouté l’expérience pratique acquise sur le champ de bataille aux connaissances théoriques puisées dans les bibliothèques.
La chance veut aussi que cette époque soit celle où des transformations profondes se produisent dans l’art et la technique de la guerre. Non pas seulement du fait que le matériel change, que l’emploi de l’artillerie fournit des facilités nouvelles et pose ainsi des problèmes imprévus, mais aussi en raison des bouleversements qui surviennent dans la vie des sociétés. La guerre de la Renaissance ne ressemble pas à celle du Moyen Age. Celle-ci dépendait encore des deux facteurs primordiaux à cette époque, la chevalerie et la féodalité. La guerre était le fait de la noblesse ; le vassal y servait le suzerain avec ses propres vassaux et avec les hommes de ceux-ci. Il ne s’agissait pas de patriotisme, mais seulement de fidélité au seigneur, cette fidélité n’excédant pas, d’ailleurs, les coutumes féodales qui fixaient le nombre de jours de services dus par le vassal ; si bien que celui-ci, arrivant à l’expiration du temps de service obligatoire, rentrait chez lui tout tranquillement avec ses soldats, même si son seigneur se trouvait à ce moment-là en pleine opération stratégique.
Pour parer à ces incertitudes qui étaient toujours la conséquence du service féodal, et pour ne plus dépendre de ses nobles qui l’aidaient plus ou moins loyalement, plus ou moins fidèlement, Louis XI de France créa une armée de métier, une armée obéissant directement et uniquement au roi, qui était à la disposition du roi pendant la paix et pendant la guerre, indépendante alors des levées seigneuriales, toujours hypothétiques. Cette armée de métier, toujours sous les armes, qu’on pouvait mettre en ligne d’un jour à l’autre, il suffisait de transformer sa mentalité pour en faire une armée nationale, c’est-à-dire pour lui donner un but qui ne soit pas seulement la paye et l’espoir du butin ; pour lui donner, en un mot, un idéal. Créer le sentiment patriotique, c’était armer moralement ces soldats qui de mercenaires devenaient alors des volontaires, dévoués corps et âme à cette entité dont on leur révélait l’existence : la patrie.
Si, en France, le processus d’évolution allait de l’armée de métier à l’armée nationale, en Italie il en était allé autrement. Le Moyen Age avait vu surtout les milices communales, formées par les habitants de la cité, qui lâchaient les outils de leurs professions pour prendre leurs armes dès que la cloche les appelait à la bataille. Nous avons dit déjà par suite de quelle spécialisation s’étaient créées les armées de métier, composées de mercenaires, création qui avait l’avantage de ne plus paralyser la vie commerciale en enlevant les individus aux champs, à la boutique ou à l’atelier pour les traîner sur les routes, la pique à l’épaule. L’armée de métier, nous l’avons vu, a créé, comme conséquence, le capitaine de métier, le condottiere. Ces spécialistes de la guerre, soldats et généraux, ont représenté d’abord quelque chose d’utile et d’économique, mais ils sont vite devenus envahissants, et ils ont fini par bouleverser toute la vie politique de l’Italie. L’ascension du condottiere jusqu’aux trônes les plus illustres et les plus éminents fut le résultat direct et inévitable de cet état de choses qu’il paraissait urgent de modifier.
Certains de ces condottieri, enfin, s’étaient spécialisés davantage encore, en devenant surtout des artilleurs, tels le duc d’Urbino, Federico da Montefeltro et le duc de Ferrare, Alfonso d’Este. Ceux-ci, célèbres par leur habileté dans le maniement des armes à feu, avaient créé d’importantes fonderies de canons, et le matériel perfectionné et nombreux dont ils disposaient les faisait particulièrement rechercher. Les plus grands artistes de ce temps, passionnés eux-mêmes par cet aspect du métier militaire plutôt que par l’esprit de la bataille proprement dit — sauf chez Cellini, qui est un aventurier et qui a la mentalité d’un lansquenet — s’intéressent aux choses de la guerre. Francesco di Giorgio ajoute à ses talents de peintre, de sculpteur et d’architecte une extraordinaire habileté à construire des machines de guerre, à bâtir des fortifications, à fabriquer des pièces d’artillerie. Il est un novateur, en cet art nouveau, comme l’est de son côté Léonard de Vinci, avec plus de fantaisie encore, et avec cette paradoxale et fantastique imagination qu’il apportait dans toutes ses créations. Ingénieur militaire au service de César Borgia pendant plusieurs années, Vinci a suivi le duc de Valentinois dans ses expéditions. Il a dessiné des cartes géographiques des régions où César rêvait de porter la guerre, avec une étonnante précision dans le relevé des détails topographiques. Il a consolidé les fortifications de Piombino en 1502, comme Francesco di Giorgio l’avait fait, l’année précédente, des fortifications de Sinigaglia, la ville du « bellissimo inganno ». Il est à côté de César, à la conquête d’Urbino et de Camerino, à Sinigaglia aussi, et il est certain que Machiavel a connu, à cette époque, le peintre de la Joconde. Il n’en parle pas, bien entendu ; le nom d’aucun artiste ne vient jamais sous sa plume. Mais comment n’aurait-il pas été attiré par la majestueuse prestance et l’éblouissant génie de cet homme universel ? Attiré, oui, intéressé, mais non pas captivé. Machiavel, en effet, était strictement, étroitement, un homme politique, homo politicus, et c’était les choses de la politique qui le passionnaient à l’exclusion de toutes les autres.
La guerre, direz-vous… La guerre, pour lui, est un accessoire de la politique. Il ne l’aime pas pour elle-même, il ne l’étudie pas gratuitement. La formation militaire fait partie de l’éducation d’un homme d’État ; il l’affirme expressément. Les princes actuels, dit-il, « ne songent pas que, chez les Anciens, tout prince jaloux de maintenir son autorité pratiquait avec soin toutes les règles que je viens de prescrire, et se montrait constamment appliqué à endurcir son corps contre les fatigues et fortifier son âme contre les dangers. Alexandre, César et tous les grands hommes de ces temps-là combattaient toujours au premier rang, marchaient à pied, chargés de leurs armes et n’abandonnaient leur empire qu’avec la vie, voulant vivre et mourir avec honneur. On pouvait peut-être reprocher à quelques-uns une trop grande ardeur à dominer, mais jamais on ne leur reprocha nulle mollesse, ni rien de ce qui énerve et dégrade l’humanité. Si nos princes pouvaient s’instruire et se pénétrer de pareils exemples, ils prendraient sans aucun doute une autre manière de vivre, et changeraient certainement ainsi la fortune de leurs États ».
Avec les artistes, donc, qui ne s’intéressent pas ou qui s’intéressent peu à la politique, Machiavel n’a pas beaucoup de sujets de conversation. Indifférent à l’architecture, à la peinture, à la sculpture, il ne semble pas avoir pris plus de plaisir à la musique. Ses divertissements sont d’un ordre peu relevé, et demeurent, même dans l’âge mûr, ceux d’un saute-ruisseau. Aventures polissonnes, missives grivoises, beuveries et « chahuts », telles semblent être ses distractions, quand il délaisse les affaires sérieuses. Il n’est pas sûr qu’il ait rencontré Michel-Ange à cette époque ; il a certainement connu Vinci; mais parce qu’ils avaient à ses yeux moins d’importance qu’un capitaine d’aventures ou qu’un secrétaire d’ambassade, il ignore leur existence et ne mentionne pas leur nom. Même pas au titre d’ingénieur militaire ou d’expert en fortifications, qui, semble-t-il, aurait dû leur valoir de sa part une certaine attention bienveillante.
Qui fréquente-t-il à Florence ? Ses camarades de bureau, et de préférence son vieil ami Biagio Buonaccorsi, le confident de ses fredaines, le destinataire des lettres burlesques et obscènes, auxquelles ce curieux homme se complaît lorsqu’il est de loisir. Il converse aussi avec les érudits, les humanistes, tous ceux qui peuvent lui parler des « Anciens ». Il semble enfin avoir été un bon mari et un père attentionné, malgré son libertinage. Un amateur d’art, non ; sous aucune forme. Un intellectuel, dans le sens le plus étroit et le plus limitatif du mot, hélas ! Sourd au divin, aveugle à cette autre chose divine, l’art, il appartient tout entier à la politique.
La curiosité qu’il montre pour l’art militaire, le seul qui existe à ses yeux myopes, est donc un élément de sa passion pour la politique, de même que cet art est l’accessoire de l’art de l’homme d’État. Mais quand une chose l’intéresse, il s’y donne avec passion. Ainsi sera-t-il enchanté, malgré la besogne qui l’accable déjà, que la Seigneurie le charge, au retour de sa mission auprès de Jules II, de la réorganisation de la milice florentine. Ses idées en cette matière avaient attiré l’attention des Florentins qui constataient, d’autre part, le danger qu’il y avait à s’abandonner aux condottieri. L’idée de revenir en somme aux milices communales du Moyen Age inspire cette réforme dont on lui demande d’établir les plans.
Il ne s’agit pour la Seigneurie que d’un travail assez simple qui porte sur le recrutement des soldats dans les pays dépendants de la République. Pour Machiavel, cette question n’est qu’une des faces du problème général, qui est celui de la composition et de la conduite des armées. La besogne qu’on lui confie, assez terre à terre, puisqu’il s’agit de savoir combien on demandera d’hommes à chaque podestat, combien on les paiera, comment on subviendra à leur entretien, et qui les entraînera, se développe et rentre dans le cadre de sa vaste science militaire. La formation de la milice florentine est un appendice, en somme, à son « Art de la guerre », et il a l’avantage de pouvoir y réaliser ses projets, de faire de l’application pratique, alors que dans les autres domaines il reste un théoricien.
C’est avec un accent de tristesse sincère qu’à la dernière page de son Arte della Guerra il se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de mettre en pratique ses idées; le destin ne lui a pas même accordé le bonheur de devenir le conseiller technique d’un prince capable de se laisser guider et instruire par lui. « Je me plains du destin qui aurait dû me refuser la connaissance de ces importantes maximes, ou me donner les moyens de les pratiquer, car à présent que me voilà arrivé à la vieillesse, puis-je espérer d’avoir jamais l’occasion d’exécuter cette grande entreprise ? J’ai donc voulu vous communiquer toutes mes méditations, à vous qui êtes jeunes et d’un rang élevé, et qui, si elles vous paraissent de quelque utilité, pourrez un jour, dans des temps plus heureux, profiter de la faveur de vos souverains pour leur conseiller cette indispensable réforme et en aider l’exécution. » Ses divers ouvrages militaires semblent ainsi l’expansion nostalgique et mélancolique d’un soldat manqué qui, dans les campagnes auxquelles il a assisté, a toujours joué le rôle passif du spectateur; qui, dans toutes les guerres a été un témoin et non un acteur ; qui a conçu de grandes, ingénieuses et fertiles idées, et qui n’a jamais eu l’opportunité de les réaliser. Il n’a pas plus été un grand capitaine qu’il n’a été un grand homme d’État. Un observateur, un critique, un historiographe, l’homme qui enregistre les faits, les commente, les classe et les conserve ; un homme qui écrit l’histoire, enfin, et jamais l’homme qui la fait.
Aussi prévoit-il les reproches qu’on lui adressera s’il s’aventure dans le domaine des « spécialistes ». Au début de son livre sur l’art de la guerre, il s’en justifie, parant adroitement les flèches qu’on ne manquera pas de lui lancer. « Je n’ignore pas, dit-il modestement, qu’il est téméraire d’écrire dans un métier que l’on n’a jamais exercé; je ne crois pas cependant que l’on puisse me faire de grands reproches d’oser occuper, sur le papier seulement, un poste de général dont beaucoup d’autres se sont chargés en réalité avec une bien plus insigne présomption encore. Les erreurs où je puis tomber en écrivant peuvent être rectifiées et n’auront nui à personne; mais les fautes de ceux-là ne sont aperçues que par la ruine des empires. » Ayant ainsi lancé sa pointe aux généraux malheureux, avec une certaine aigreur d’intellectuel, Machiavel déploiera tous les prestiges de sa science militaire.
Celle-ci, je l’ai dit, est nourrie à la fois par la lecture et par l’observation, mais l’observation l’emporte, en ce sens qu’elle contrôle, vérifie, homologue et entérine ce que lui a appris la culture. La constitution de la milice, qui occupe la plus grande partie des années 1506 et 1507, satisfait ce goût qu’il a pour le détail précis, pour l’application des mesures exactes, pour le fait pratique. Les Neuf ; dont il était le secrétaire de chancellerie, lui laissaient carte blanche. Aussi supportait-il toute la besogne, toute la responsabilité, et le travail l’accablait-il, mais il avait cette satisfaction rare et exquise d’agir à sa guise, selon ce qu’il croyait être le meilleur pour l’intérêt de l’État. Personne ne le contrôle ni ne le critique ; il est seul à poursuivre cette énorme correspondance que réclament l’enrôlement des soldats, leur armement, leur transport, leur nourriture, leur équipement. Son bureau est devenu un véritable bureau de recrutement où s’entassent les rôles de compagnies, les états de fourniture s, les bulletins de commandes et les factures. Il s’occupe du matériel aussi bien que des hommes, de l’artillerie et de l’intendance. Il est à la fois trésorier-payeur et garde- magasin, comptable et armurier. Submergé par les paperasses, il s’en échappe parfois pour aller faire fouetter quelque déserteur ou ramasser de force des insoumis.
Certains podestats faisaient la sourde oreille. Il courait alors les villages et les gros bourgs, stimulant zèle des indifférents, effrayant les rebelles par l’appareil de cordes et de coutelas que portent avec eux Don Michele, ce remarquable bourreau dont la République a hérité après la disparition du duc de Valentinois, et ses aides. Il faut qu’il organise la répression et, si celle-ci risque de provoquer des désordres plus graves, qu’il se fasse diplomate, qu’il arrange les choses sans mécontenter tramp les autorités locales, sans affaiblir, non plus, la milice. C’est à lui que les capitaines demandent les effectifs dont ils ont besoin, à lui que les maires refusent les levées prescrites. Et quand tout ce monde-là est habillé, chaussé, coiffé, armé, monté, on envoie les nouvelles recrues s’exercer au camp de Pise, où il y a chaque jour des escarmouches. Il s’agit alors de les loger, et l’on fait construire des baraquements, de les payer, en s’arrangeant pour que les bandits de grand chemin n’arrêtent pas en route les agents du Trésor, de leur fournir du pain, du vin, de la viande, de satisfaire aux mille réclamations des capitaines qui ne sont jamais contents, qui se jugent lésés, défavorisés, sacrifiés. Et il s’agit par surcroît d’inculquer à tous ces braves gens la notion de ce qu’on appelle le patriotisme, le dévouement au sol, à la cité, à la collectivité, pour empêcher que les agents recruteurs des autres compagnies au service des États voisins les débauchent et les fassent déserter quand on les aura à grands frais exercés, équipés et armés.
Ces menus détails mêmes sont passionnants pour qui se consacre avec tout son cœur et toute son intelligence à une tâche comme celle-là. Dans la correspondance et les notes de voyages de Machiavel, organisateur de la milice florentine, on retrouve ce souci des « petites choses » qui apparaît d’autre part dans son Arte della Guerra. Pour mieux dire, Machiavel est un homme qui sait qu’il n’y a pas de petites choses. Voyez avec quelle minutie il discute les moindres détails techniques, du creusement des fossés, des herses des portes dans les forteresses, de la forme des selles (« les selles à arçon et à étriers, inconnus des anciens, donnent aujourd’hui aux cavaliers une assiette à cheval beaucoup plus ferme qu’autrefois, et je pense que le choc d’un pesant escadron de gens d’armes est beaucoup plus difficile à soutenir que ne l’était celui de la cavalerie ancienne… »), de la manœuvre en limaçon, de la meilleure forme à donner aux affûts des canons. Les rayons courbés des roues des affûts français sont-ils préférables aux rayons droits des roues des affûts italiens ? Incontestablement. Écoutez avec quelle autorité et quelle compétence d’artilleur, de charroyeur, de charpentier il en discute. « Ce serait une erreur de croire que les Français ont voulu seulement donner par là plus de beauté à leurs roues, car on ne s’inquiète pas de beauté quand il s’agit de solidité. Quand l’affût est chargé, il porte également des deux côtés, ou il penche de l’un ou de l’autre ; s’il porte également, chaque roue, soutenant le même poids, n’est pas excessivement chargée ; s’il vient à pencher, tout le poids de l’affût tombe sur une roue, et si les rayons de celle-ci sont droits, ils peuvent aisément se briser ; ils penchent en effet avec la roue et ne supportent plus le poids d’aplomb. Ainsi c’est lorsque le char porte également et qu’ils sont moins chargés que ces rayons sont les plus forts, et ils sont plus faibles lorsque l’affût étant penché, ils sont chargés davantage. C’est tout le contraire pour les rayons courbés des affûts français. Lorsque leurs affûts viennent à pencher et s’appuyer sur une des roues, ces rayons ordinairement courbés deviennent alors droits et portent tout le poids d’aplomb ; et lorsque l’affût marche également, et qu’ils sont courbés, ils ne portent alors que la moitié du poids. »
J’ai dit que Machiavel considérait la guerre comme un jeu intellectuel, comme une partie d’échecs. Mais la marche des figures, les combinaisons tactiques dépendent, en fait, de tous ces éléments banals, terre à terre, si l’on veut, que le bon joueur doit connaître pour ne pas commettre d’erreur. Il sait bien que, dans la réalité, l’intendance joue un rôle aussi grand que l’état-major, qu’un soldat mal nourri perd la moitié de ses moyens. De là vient, chez lui, cette scrupuleuse attention partagée entre les grandes idées générales et les infimes détails matériels. Le grand capitaine est celui qui veille à la chaussure de ses hommes tout autant qu’à leur arquebuse ou à leur moral. Et c’est tout cela rassemblé qui constitue son traité sur la formation de la milice florentine, ses « provisions » pour l’infanterie et la cavalerie, son « art de la guerre », enfin, pleins de ces conseils utiles, modestes si l’on veut, qu’on le voit donner, par ailleurs, sur le plan de la science diplomatique, à son ami et disciple Rafaele Girolami, nommé ambassadeur du roi d’Espagne auprès de l’Empereur. Cette lettre à Girolami constitue un petit bréviaire à l’usage des ambassadeurs, aussi bien que ses traités militaires des bréviaires à l’usage des capitaines, et le Prince le bréviaire immortel de tous les hommes d’État ; ses Discours sur Tite-Live, moins connus, moins pratiqués, étant plus riches encore d’enseignements et d’expérience.
Écoutez-le chuchoter à l’oreille de Girolami : « Un honnête homme exécute ponctuellement les ordres qu’il a reçus, mais il y faut aussi de l’habileté. Pour bien s’acquitter d’une commission politique, il faut connaître le caractère du prince et de ceux qui le dirigent et s’attacher à ceux qui peuvent nous procurer facilement des audiences, car il n’y a rien de difficile pour un ambassadeur qui a l’oreille du prince ; mais il lui importe surtout de se faire estimer, et il y parviendra en réglant tellement ses actions et ses discours, qu’on le juge homme d’honneur, libéral et sincère. Ce dernier point est essentiel et beaucoup trop négligé. J’en ai vu plus d’un se perdre tellement dans l’esprit des princes par leur duplicité qu’ils ont été incapables de conduire la négociation la moins importante. Sans doute il est quelquefois nécessaire de couvrir son jeu, mais on doit le faire de manière à n’éveiller aucun soupçon et se tenir prêt à répondre si l’on vient à être découvert. » Ce qui prouve que le « machiavélisme » dont on fait honneur à l’inventeur de ces sages conseils ne consiste pas dans un emploi systématique de la duplicité, de la fausseté et du mensonge, mais davantage dans l’alternance de la sincérité et de la dissimulation, selon que les circonstances réclament l’une ou l’autre.
On voit donc Machiavel homme de guerre attacher autant d’importance aux « boutons de guêtre » que Machiavel diplomate recueillir les moindres renseignements et utiliser tout ce que pourra lui apprendre d’insignifiant en apparence une conversation fortuite. Mais quand il se hausse au-dessus des simples détails techniques, il embrasse alors tout l’ensemble de la question avec une largeur de vues, un vaste esprit de synthèse qui sont vraiment, dans cette matière comme dans les autres, le coup d’œil du génie. Il a, ainsi, très bien jugé l’efficacité et l’avenir de cette arme toute nouvelle qu’est l’artillerie. L’usage des armes à feu obligeait en effet les capitaines à modifier l’ordre de bataille et les évolutions traditionnelles des fantassins et des cavaliers. La lenteur du tir, les longs préparatifs qu’exigeait la mise en batterie des bombardes, l’usure rapide des canons empêchaient ces armes à feu de jouer un rôle décisif dans la bataille. Elles servaient surtout dans les sièges. En rase campagne, il était assez facile de se préserver. « Les coups de la grosse artillerie, le plus souvent sans aucun doute, portent à faux. L’infanterie a si peu de hauteur, et cette artillerie est si difficile à manier que, pour peu que vous leviez le canon, le coup passe par-dessus la tête ; si vous l’abaissez, il frappe à terre et n’arrive pas. Songez encore que la moindre inégalité de terrain, le moindre buisson, la plus légère éminence entre vous et l’artillerie arrête tout son effet. Quant à la cavalerie et surtout aux gens d’armes qui sont plus élevés et plus serrés que les chevau-légers, il est plus facile de les atteindre… » De là les formations de bataille imaginées par Machiavel et reproduites dans son livre, remarquables pour leur mobilité, leur souplesse, leur moindre vulnérabilité.
Avait-il expérimenté lui-même, sur le terrain, les avantages de ces formations ? C’est peu probable. Il fallait, pour commander la manœuvre d’un bataillon, des connaissances pratiques qu’il n’avait pas pu acquérir ni exercer. Maître du kriegspiel sur le papier, Machiavel devait se montrer assez maladroit dans des exercices auxquels, en revanche, excellait un simple sous-officier d’infanterie. Les condottieri avec lesquels il discutait de stratégie s’amusaient parfois à le « mettre au pied du mur », et la légende raconte que Giovanni de Medici, le fils de Caterina Sforza, le fameux « Jean des Bandes Noires », se divertit un jour à lui confier un régiment de trois mille hommes évoluant dans la plaine, pour qu’il le fasse manœuvrer à sa guise. Machiavel, rapporte Bandello qui raconte l’histoire, sua sang et eau pendant deux heures sans obtenir autre chose qu’un désordre affreux ; sur quoi Jean des Bandes Noires, prenant le commandement, avec quelques ordres et quelques roulements de tambour, redressa la manœuvre, et dirigea sans peine les mouvements de cette compagnie.
Cette piquante démonstration de la supériorité du « praticien » sur le « théoricien » en cette matière n’empêche pas les conclusions de Machiavel de représenter un progrès considérable sur l’esprit du temps. Celles sur la constitution de l’armée, par exemple, et les avantages qu’il y a à choisir les fantassins parmi les paysans et les cavaliers parmi les citadins, ses remarques sur l’âge des soldats, sur leurs aptitudes physiques, sur leur entraînement. Ce sont là toutes choses que les condottieri savaient d’instinct, mais Machiavel les a précisées, codifiées, afin d’instruire justement les profanes, les « civils » qui n’entendent rien aux choses militaires.
Il se propose d’intéresser ces profanes, ces civils, aux lois qui commandent la composition et l’entretien d’une armée, parce qu’il a besoin de l’adhésion de l’opinion publique à la réforme qu’il préconise et dont les condottieri vont être les premières victimes. Le désir qu’il a de créer une armée nationale exclut en effet tous les éléments proprement mercenaires qui se louent au plus offrant et qui n’apportent à la guerre qu’un esprit de lucre. Machiavel est l’inventeur du patriotisme italien, ou, pour mieux dire, il veut répandre dans la masse du peuple ce sentiment qui est resté jusqu’alors le privilège de quelques esprits plus éclairés, de quelques cœurs plus généreux. L’Italien de la Renaissance connaissait uniquement un patriotisme local, un esprit de clocher. Transformer ce sentiment étroit, exclusif, limitatif, en un patriotisme national est un de ses plus ardents espoirs. Voulant une Italie unie, il comprend la nécessité de la doter d’une armée nationale et de la soustraire à l’ingérence des étrangers, aussi bien dans le domaine, considérable, du gouvernement des États que dans celui, plus modeste, de la composition des armées.
Au cours des diverses campagnes auxquelles il avait assisté, Machiavel avait constaté les nombreux défauts des armées de métier, des condotte, qui n’étaient à tout prendre qu’une solution lâche, avare et paresseuse. Pour éviter à leurs sujets de faire la guerre et pour épargner à leurs finances l’entretien d’une armée permanente, les États italiens s’étaient mis entre les mains d’aventuriers et d’étrangers. Certains condottieri étaient des hommes de grande valeur, mais leur état même faisait qu’ils servaient indistinctement l’une ou l’autre république. Vendant leurs services, ils agissaient comme tous les commerçants qui s’efforcent d’en donner le moins possible tout en se faisant payer le plus cher possible. Leur insolence, leur arrogance, leur mauvaise foi, leur avidité surpassaient le plus souvent leur conscience professionnelle, sauf peut-être chez un Carmagnola qui était un honnête homme, et chez un Federico d’Urbino, dont l’honnêteté tournait à la faiblesse.
César Borgia l’avait bien compris ; le jour où il a été persuadé que ses condottieri se disposaient à le trahir, il avait constitué une armée « nationale » levée parmi ses sujets romagnols qui lui étaient dévoués corps et âme. C’est par leur armée nationale que les Suisses, démontre Machiavel, ont atteint une supériorité militaire indiscutable. C’est par leur armée nationale que les Romains sont devenus les maîtres du monde ; nationale, en effet, était essentiellement leur armée, malgré les nombreux auxiliaires qu’ils employaient, cavaliers arabes et germains, frondeurs baléares et crétois, « artilleurs » grecs, puisque le noyau, la légion, était constitué uniquement par des Latins. Il faut donc, en cela comme dans tout le reste, revenir à l’exemple des Anciens. Enflammé par la lecture de Tacite, de Tite-Live, de César, Machiavel s’enthousiasme pour ces petits légionnaires bruns à tète ronde, manœuvrant sous le cep de vigne des centurions, abreuvés de vinaigre et nourris de biscuits secs, qui sur toutes les routes de l’univers ont porté leur épée courte et leur bouclier carré.
Il faut revenir à l’armée nationale qui, seule, possède un « moral » et une âme ; constituée par des citoyens, commandée par des citoyens ; en un mot par des hommes attachés au sol qu’ils défendent par les liens de l’affection, du dévouement et du patriotisme.
En cela comme en beaucoup d’autres choses, Machiavel ressemble à ces hommes de la Révolution française, qui proclamaient la Patrie en danger et commandaient la levée en masse. En Italie, aussi, à cette époque, la Patrie était en danger. Le sol national était violé par les Espagnols qui tenaient le royaume de Naples, par les Français qui avaient Milan et convoitaient toujours davantage, par l’empereur Maximilien, enfin, qui, à cette époque, faisait de grands préparatifs pour descendre en Italie. Était-ce seulement dans l’intention de venir se faire couronner à Rome ? Ou bien, reprenant la politique de ses prédécesseurs souabes, prétendait-il restaurer la toute- puissance de l’Empire dans la péninsule ?
Tous ces événements, tous ces périls commandaient à l’Italie de devenir forte et de s’unir, pour faire front contre les « Barbares ». En cela Machiavel pensait comme Jules II, mais non pour les mêmes motifs. Alors que l’un aspirait à accroître indéfiniment le prestige de l’autorité du Saint-Siège, l’autre était mû simplement par ce sentiment patriotique, anachronique, en ce sens qu’il était très rare chez les hommes de ce temps, et exceptionnel en Italie où les particularismes locaux, les divisions, les jalousies, les susceptibilités favorisaient l’intervention étrangère.
Ce patriotisme, il s’efforce de l’enseigner à ses contemporains, d’abord en leur donnant pour exemple leurs ancêtres les Romains qui, grâce à lui, avaient atteint la toute-puissance ; en leur démontrant ensuite que leur intérêt le commande, qu’à moins de transformer leurs institutions militaires, les États italiens périront. Et comme la transformation des institutions militaires implique de profonds changements dans les idées, les mœurs et les habitudes, c’est une métamorphose radicale, en somme, qu’il entend imposer à ses concitoyens.
Parviendra-t-il à les convaincre ? Il s’applique à persuader d’abord les deux Soderini, le gonfalonier perpétuel, et le cardinal, dont il réclame le concours. Il veut aussi toucher le peuple lui-même, dans les magistrats qui le représentent, dans sa conscience collective, dans l’ « opinion publique ». Il s’efforce de créer un mouvement d’opinion, et à cette fin il organise de fréquentes parades, au cours desquelles on fait défiler dans les rues et manœuvrer sur les places cette nouvelle milice florentine qu’il a recrutée, équipée, armée, exercée à grand-peine et à grands frais. Ces manifestations qui intéressent le peuple, toujours épris de spectacles gratuits, rendent compte des efforts faits par lui, Machiavel, pour doter sa ville de l’armée nationale qui lui faisait défaut. Dorénavant, la patrie ne sera plus défendue par des Suisses, des Gascons ou des Espagnols. Les Florentins eux-mêmes ou, pour mieux dire, les Toscans, puisque l’armée est recrutée dans les villes et les villages tributaires de Florence, protégeront la Toscane contre l’ennemi étranger.
Il ne s’agit pas encore d’une armée nationale italienne : il ne faut pas être trop exigeant. Le passage du patriotisme provincial au patriotisme national sera long et difficile, et l’armée nationale italienne ne sera possible que le jour où les Toscans, les Lombards, les Napolitains, les Vénitiens se considéreront comme des Italiens, et penseront italien. En attendant le jour lointain où l’Italie sera pour tous les habitants de la Péninsule une réalité géographique, politique, sociale, morale, psychologique, et je dirai même : sentimentale, il faut parer au plus pressé et appliquer son sentiment patriotique à la « petite patrie ».
La création de la milice nationale est un premier pas fait pour se libérer de la tutelle des étrangers ; plus de soldats étrangers, plus de chefs étrangers. Firenze fara da sè. Cela s’accomplit en ce qui concerne les soldats, gars racolés dans la campagne toscane, à grand labeur, après de longs voyages et d’interminables correspondances avec les podestats. Pour les chefs, pas encore. On s’étonnera que Florence, animée de ce noble désir de ne dépendre que d’elle-même et de ses fils, confie le commandement de son armée nationale, de nouveau, à un étranger.
Et quel étranger ! Un Espagnol, un aventurier que la Seigneurie a ramassé parmi les débris de l’armée de César Borgia. L’homme à tout faire du duc de Valentinois, l’exécuteur des hautes œuvres, le bourreau qui a, de ses mains, passé le lacet autour du cou des victimes de Sinigaglia. Ce Don Michele, qu’on appelle familièrement Michelotto, élevé à la dignité de capitaine général des troupes florentines, se met à la tête de la milice. Un paradoxe ? non pas, une vieille tradition, dont il sera difficile de se débarrasser : celle qui fait préférer l’étranger au concitoyen, de peur que celui-ci ne s’enorgueillisse ou ne tire avantage de sa nouvelle dignité. On aurait pu choisir Antonio Tebalducci Giacomini, qui est un bon soldat, un technicien valeureux, qui a vaincu l’Alviano en 1505, et qui, par surcroît, appartient à une vieille famille florentine. Non, on lui préfère cet Espagnol taré, qu’on avait jeté en prison après la chute de César Borgia, par horreur de tous les crimes qu’il avait commis. Ah! ils seront difficiles à changer, ces Florentins !
En fait, le problème du chef ne se pose pas d’une façon aiguë pour le moment, puisque Florence n’est pas en danger ; les opérations devant Pise font partie de la routine quotidienne. Peut-être espère-t-on aussi que la réputation de cruauté froide, implacable, qui accompagne en tous lieux le féroce Michelotto aura une heureuse influence sur la discipline de la milice. Celle-ci, en effet, n’est pas composée de soldats de métier, déjà rompus à la vie militaire, mais de paysans, qui ont quitté la charrue pour prendre la pique et l’arquebuse. Machiavel sait bien que le patriotisme ne sera pas un élément suffisant pour assurer l’homogénéité, la solidité de l’armée, et surtout sa docilité, son obéissance immédiate et aveugle. Le regard dur de Michelotto, sa bouche mauvaise, ses jurons castillans, et sa promptitude à jouer du poignard feront plus, probablement, que toutes les qualités de Giacomini. C’est Machiavel, d’ailleurs, qui soutient de toutes ses forces la candidature de Don Michele, contre une opposition tenace et hostile ; on craint, semble-t-il, que Soderini veuille s’appuyer sur Michelotto pour exercer la tyrannie.
Soderini émule de César Borgia ? Machiavel sait bien qu’il n’y a rien à craindre. Le jour où Soderini mourra, il écrira une épigramme féroce dans laquelle il montrera l’ancien gonfalonier rejeté du paradis par les anges, de l’enfer par les diables. « Soderini ? Qu’il s’en aille dans les Limbes, là où sont les petits bébés ! » Il fallut trois votes successifs au Conseil des Quatre-Vingts pour obtenir la majorité nécessaire à la nomination de Don Michele. Cela fait, Machiavel se hâta de l’envoyer devant Pise où les « miliciens » piétinaient et, du jour au lendemain, les opérations prirent un rythme plus vif, les nouveaux soldats se battirent plus courageusement.
Pourquoi ? Eh ! Machiavel connaît bien les hommes. Il suffisait de leur donner un chef qu’ils redoutassent plus qu’ils ne redoutaient les Pisans.
Marcel BRION