Ce que le concert du 09 août 1942 à Leningrad nous dit de « la culture en temps de guerre » en 2021.
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A l’heure où j’écris ces lignes, notre pays est sur la « ligne de crête » entre restriction et confinement. Nous vivons, depuis près d’un an, une situation qui nous a conduits à accepter un arbitrage gouvernemental qui définit ce qui est « essentiel » et ce qui « ne l’est pas ». La culture, sous ses formes de médiation humaine directe et de contact social, est quasiment à l’arrêt.
Cette approche, essentiellement « administrative » a été imposée sans débat, ce qui peut se comprendre, mais aussi sans vraiment exposer les détails de la rationalité de la prise de décision, ce qui est plus problématique en démocratie.
Bien entendu, les Français sont – dans l’ensemble – respectueux des décisions publiques et, comme souvent dans l’histoire, font preuve d’une « discipline résignée » qui leur permet de tenir sur la durée.
Fort logiquement, le monde de la culture a pris sa plume et, avec le brio qui caractérise celles et ceux dont le métier est de « manier des symboles », a tenté de démontrer qu’il était essentiel et qu’il devrait donc pouvoir, sous une forme ou une autre, « recommencer ». Pour l’heure, les pouvoirs publics tiennent bon dans leur refus.
Mais n’y a-t-il pas d’autres façons d’envisager la question que le simple « rouvrir ou pas » ?
Un évènement historique peut illustrer une « autre façon » de penser la culture en guerre : le concert du 09 août 1942 à Léningrad, qui vit l’orchestre de la ville jouer la 7e symphonie de Dmitri Chostakovitch, en plein siège, dans un contexte de guerre totale menée par des régimes totalitaires.
Car la guerre qui opposa l’Allemagne nazie et l’URSS fut celle de tous les superlatifs et poussa la logique de la « mort industrielle » à son paroxysme par l’union du taylorisme technologique et du totalitarisme inhumain. La mobilisation de la population soviétique fut totale, permanente, paroxystique. L’économie de l’URSS, ravagée par l’invasion allemande et amputée d’une grande part de ses capacités de production, fut toute entière mise au service d’un conflit à mort, d’une guerre qui ne pouvait s’achever par la défaite, mais uniquement par la destruction de l’adversaire. Loin de chercher à imposer à l’autre, selon un mode clausewitzien, sa volonté par la force, les deux protagonistes ne recherchaient que l’anéantissement. Plusieurs crans « au-delà » de la pandémie actuelle, donc.
L’été 1942 est calamiteux pour l’Union soviétique et le pays atteint le bord de l’abîme. 80 millions d’habitants sont sous le contrôle du Reich, le PIB a chuté de près de 50% en un an et n’atteint plus que 75% de celui de l’Allemagne. La production de céréales a reculé des deux tiers, le pays entier à faim. Sous perfusion de l’aide anglo-américaine, Staline édicte fin juillet son « ordre 227 » : fini la retraite pour échanger du temps contre de l’espace. Dos au mur, le pays, presque à genoux, tient sur le fil du rasoir avec deux cités symboliques aux deux extrémités du front : au sud-est, Stalingrad, au nord, Leningrad.
Presque encerclée depuis le 8 septembre 1941, Leningrad va subir un des plus longs sièges de l’époque contemporaine : 900 jours. Jamais l’armée allemande ne tentera de prendre la ville « rue par rue », le Reich se contentant de pilonner et d’affamer le grand centre urbain dont la population n’a pas été évacuée. L’hécatombe dépasse l’imagination. En janvier 1942, avec une ration réduite à 125 grammes de mauvais pain par personne, environ 4 000 civils meurent de faim chaque jour. La population sera finalement en partie évacuée par le régime, via la route construite sur le lac Ladoga gelé. Environ un million de personnes échapperont à la nasse. Près du double, civils et militaires, payeront de leur vie la défense de l’ancienne capitale des Tsars. Le mot que vous cherchez est « résilience ».

En août 1942, la ville est toujours physiquement coupée du reste de l’URSS. Son ravitaillement est chichement assuré via le lac Ladoga, sous les bombes et les tirs de l’artillerie allemande. Pourtant, le régime va organiser un évènement culturel sans précédent : un concert symphonique.
Dmitri Chostakovitch avait commencé à écrire sa 7e symphonie à Leningrad en 1941. Évacué, il la terminera en décembre de la même année. Elle sera créée à Kuibyshev, par l’orchestre du Bolchoi, le 5 mars 1942. Dès avril 1942, la décision fut prise par les autorités de jouer la symphonie « dans la ville » et non de se contenter de la simple radiodiffusion d’une captation (pas de Netflix en URSS).
Dans la ville assiégée, le dernier orchestre actif était celui de la radio de Leningrad. Il avait cessé toute activité en décembre 1941. D’une quarantaine de musiciens, le chef Karl Eliasberg ne pouvait plus compter à ce stade que sur une quinzaine « à peu près valides » et affamés. La symphonie requérait un ensemble de 100 instrumentistes et demanderait des mois de répétition, Chostakovitch étant un compositeur qu’on peut qualifier de « peu accessible ».
Mais, « quoi qu’il en coute », le régime soviétique s’entêta et consacra les moyens qu’il fallait à cette opération de culture en temps de guerre. Les partitions furent acheminées par avion dans la ville assiégée. Des soldats des ensembles de musique militaire furent assignés en renfort à l’orchestre. Des rations supplémentaires furent données à l’ensemble artistique. Malgré tout, trois musiciens moururent d’épuisement pendant les répétitions.
Le 09 août 1942, après des semaines de répétitions épuisantes avec des instruments en mauvais état, l’orchestre est prêt à jouer. L’Armée rouge assure la « première partie du concert » : 3 000 obus d’artillerie sont envoyés depuis la ville sur les batteries d’artillerie allemandes après un repérage soigné, pour s’assurer que les canons du Reich ne cibleraient pas la salle de concert, pleine à craquer d’officiels civils et militaires. Un réseau de hauts parleurs installés dans la ville assurent la diffusion auprès de la population, jusqu’aux premières lignes allemandes. L’impact psychologique sur les habitants, formidable, fut donc complété d’un impact tout aussi fort, mais désastreux, sur les Landsers qui assiégeaient la cité. Comment imaginer pouvoir vaincre de tels adversaires, capables d’organiser un concert symphonique alors qu’ils meurent de faim ?
Ce ne fut sans doute pas le meilleur concert qu’ait connu Leningrad. Mais ce fut peut-être le plus important. En pleine guerre, au milieu des privations, alors que le pays se battait pour sa survie au sens premier du terme, le régime soviétique, peu suspect de faire beaucoup de cas des choses « non essentielles » face à la machine de guerre nazie, choisit de consacrer, au milieu d’une ville assiégée et sous-ravitaillée, de la nourriture, des munitions d’artillerie, du temps, des moyens militaires, des bras, du matériel, pour faire exécuter un « simple concert ». Pas une rediffusion à la radio, pas une opération de propagande depuis l’arrière comme la plupart des belligérants, mais bien une « médiation artistique » : des humains, pratiquant leur art devant d’autres humains ou à tout le moins au plus près d’eux, partageant leur vie quotidienne, construisant par la musique un lien social d’une puissance redoutable.
La situation militaire ne fut jamais mise en péril, mais elle « s’adapta » au besoin d’exécuter ce qui fut un geste de défi, un geste de fierté, un geste d’honneur, un geste politique autant que patriotique. Du reste, Chostakovitch n’était pas le compositeur le plus « proche du régime » et fut connu pour s’opposer longuement au totalitarisme. Staline ne le portait pas dans son cœur. Mais quand les blés sont sous la grêle…

Ce n’est, au fond, pas une question de moyens. En 2021 notre Etat aide la culture. Et la culture vient à nous par l’intermédiaire des réseaux de communication. Nos artistes dépriment, leur santé mentale est en jeu plus que leur intégrité physique. Mais est-ce suffisant ? Et la réponse n’est-elle qu’économique ? Faut-il se contenter de se demander si tout cela est « essentiel ou pas » ?
Le caractère essentiel des choses peut se débattre à l’infini et les décisions publiques ne sont pas aisées à prendre. « Tout ouvrir » n’est sans doute pas, en ce moment, une solution envisageable. Mais n’y a-t-il pas, en France, au XXIe siècle, des moyens disponibles pour créer un tel évènement ? Pour donner aux Françaises et aux Français qui, stoïques, tiennent bon, un espoir via la médiation de l’art, « par les humains pour les humains », sans l’intermédiaire des écrans et des haut-parleurs ?
Où est notre 7e symphonie de Chostakovitch ?
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Bibliographie
- Boris Laurent : La guerre totale à l’Est. Nouvelles perspectives sur la guerre germano-soviétique, 1941-1945 ; Paris, Chronos, 2014, 560 pages.
- David Glantz : When Titans clashed : How the Red Army Stopped Hitler ; Lawrence, University Press of Kansas, 2015, 568 pages.
- Michael Jones : Leningrad : State of Siege ; Londres, John Murray, 2009, 368 pages.