mardi 26 novembre 2024

Montée en puissance des drones militaires. Repenser la guerre sous une forme robotisée ?

Le Paris Air Show du Bourget ne pouvait être manqué cette semaine surtout avec cette livraison du 7ème « A400M » à l’armée de l’air française.  L’engouement suscité en outre de mes concitoyens pour ce qui vole, que ce soit militaire ou civil, a montré ce grand intérêt.

Pour ma part, je retiendrai avec surprise ce long alignement d’avions de ligne civils aux couleurs qataris. On ne pouvait pas manquer cette présence très visible et sans doute rentable…

Cependant mon intérêt a surtout porté sur les nombreux drones montrant l’importance qu’ils prennent désormais dans l’espace aérien. Cela n’est pas surprenant si je lis l’actualité de la quinzaine alors que plus personne n’évoque d’alerte de survol de nos drones au quotidien sur nos centrales nucléaires par exemple. Pourtant, aucune arrestation n’a été rendue publique. La menace aurait-elle disparu ?

Les drones dans la période écoulée

Au bilan de la quinzaine, dans l’opération Barkhane, les drones MQ-Reaper, au nombre de trois aujourd’hui, ont dépassé les 5 000 heures de vol depuis leur déploiement à Niamey (Niger) en janvier 2014 (Cf. Zone militaire). Achetés en 2013, ils ont guidé les forces spéciales françaises vers l’émir touareg d’Al-Qaida au Maghreb islamique tué dans des combats mi-mai. Ils préparent chacune des frappes françaises contre l’organisation de l’Etat islamique en Irak, 150 frappes aujourd’hui sur les 4 000 effectuées par la coalition depuis l’été 2014.

Le 16 juin, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), mouvement qui avait revendiqué l’attentat contre Charlie Hebdo, a confirmé la mort de son chef, Nasser Al-Wahishi, qui occupait également le poste de numéro deux d’Al-Qaida, dans un tir de drone américain. AQPA a été visée par 114 frappes de drones américains depuis 2002.

De nombreux cadres djihadistes ont été tués. Certes, cela n’a pas empêché la progression de leurs forces. Certes, des civils ont été des dommages collatéraux, bien moins qu’après un bombardement mais il ne faut pas oublier que s’entourer de civils face aux frappes occidentales est aussi un moyen pour les chefs djihadistes de se protéger.

En 2014, les drones constituaient selon le Pentagone près d’un tiers de l’ensemble des appareils dont disposait l’armée américaine, soit près de 8 000 drones. Cependant, les drones de moyenne altitude et longue endurance (MALE) sont aujourd’hui victimes de leur succès. Comme le rappelait le général Mercier, chef d’état-major de l’armée de l’air « Les drones ? Plus on en a, plus on en a besoin  » » (Cf. Le Monde du 13 juin 2015). Les aviateurs spécialisés sont contraints d’enchaîner plusieurs missions extérieures dans l’année et donnent des signes de fatigue. La pénurie de pilotes frappe toutes les armées utilisatrices, à commencer par celle des Etats-Unis. L’US Air Force forme 180 opérateurs par an environ pour ses Predator et ses Reaper, mais en aurait besoin de 300. En outre, la charge de travail fait fuir 240 spécialistes chaque année. Donc engagez-vous, rengagez-vous.

La pensée militaire dans la guerre des drones

Le débat à la fois éthique et pragmatique sur l’’élimination ciblée de chefs djihadistes n’est pas clos. Cela aurait plus d’effets pervers que d’avantages stratégiques (Cf. Le Monde, 19 juin 2015). Il est évident que l’éradication par des drones des groupes djihadistes n’est pas l’effet recherché. En revanche, nous sommes dans la « guerre du commandement » (premier doctrine de l’OTAN en 1998) où désorganiser le commandement adverse, créer des lacunes dans les compétences ou les connaissances sur son organisation, mettre l’ennemi dans une situation permanente d’insécurité visent à diminuer son aptitude à concevoir et conduire ses actions. Elle ne peut être dissociée des autres modes d’action et s’insère dans une stratégie militaire.

Le général Vincent Desportes (Cf. Le Monde, 5 juin 2015) à la question « Le rapport des militaires au combat a changé, du soldat au drone puis du drone au robot. Cette évolution participe-t-elle de la dématérialisation de la guerre ? » répondait justement que « la guerre, c’est l’affrontement des volontés humaines. (…) La prochaine pourrait bien débuter par un combat de robots, mais une fois qu’ils auront été détruits, les hommes reprendront les armes. C’est pour cela que la guerre est désormais au sein des populations et qu’elle y restera ». Le décideur adverse reste l’a cible. Le drone contribue avec les moyens à son élimination. Bien savoir utiliser drones, robots et humains sera l’une des clés du succès militaire.

Ainsi, en adaptant les grandes fonctions stratégiques du Livre blanc au drone, celui-ci renseigne, prévient une agression ou la dissuade, protège et détruit. Thalès présentait d’ailleurs au Bourget  un système de protection antidrone très intéressant. Nul doute que nos centrales nucléaires, nos bases militaires y compris en OPEX (que l’on oublie bien souvent), d’autres infrastructures sensibles y recourront de plus en plus. Cependant, protéger sans détruire présente une lacune.

Or, nous n’avons pas de drones armés que ce soit contre le combattant ennemi ou les drones non identifiés. C’est regrettable. Je vois mal comment nous pourrons résister bien longtemps à cette restriction à l’efficacité. Est-ce dû à un manque de réflexion stratégique ou tactique dans leur emploi ?

L’École de guerre veut penser autrement

En effet, quid de la pensée militaire qui intègre pour moi aussi bien la stratégie générale que la stratégie militaire ? Je vous renvoie à cet article de Jean Guisnel « L’Ecole de Guerre veut penser autrement » (Cf. Le Point du 17 juin 2015 mais aussi mon billet du 8 février 2015 dans sa partie « De la doctrine et de la pensée militaire : surtout ne pensez pas différemment », prémonitoire ou source d’inspiration ?). Il met en valeur un dossier spécial des Cahiers de la Revue Défense nationale (excellente revue sur les questions stratégiques et militaires) dont la réalisation a été confiée à un comité d’officiers stagiaires de la 22ème  promotion de l’École.

Penser autrement à l’Ecole de Guerre, pourquoi pas ? Tout le monde en convient, la liberté d’expression ne suffit pas. Penser autrement, ce n’est pas s’exprimer mais réfléchir pour agir. Ayant été largement confronté à cette situation (mon blog est d’ailleurs sous-titré « Penser différemment les questions de défense  et de sécurité »), je considère néanmoins que la pensée militaire est aujourd’hui sinistrée, moins qu’hier certes, mais sans amélioration perceptible.

Pourquoi la pensée militaire et stratégique est-elle sinistrée ? (Cf. Mon billet du 6 avril 2014, « Qui devrait penser la stratégie militaire ? »).

Comment penser autrement si les cadres militaires de l’Ecole de Guerre n’enseignent pas la stratégie sinon même la doctrine ? Ils encadrent et n’enseignent pas. Si Foch n’avait pas enseigné pendant de nombreuses années, jamais ses principes de la guerre n’auraient été écrits. J’avais proposé en 1998 la création d’un corps professoral militaire justement pour développer une capacité de pensée stratégique et militaire. Sans succès. Aujourd’hui, la stratégie est enseignée par des chercheurs ou universitaires civils, sans doute très compétents mais quel est leur passé militaire pour réfléchir avec pertinence des officiers au fort passé opérationnel ?

L’élaboration de la doctrine militaire est-elle mieux lotie ? Mon expérience de sept ans dans la doctrine interarmées et de quatre ans dans la doctrine des forces terrestres montre que cette réflexion adaptée aux besoins des forces est un laminoir des idées où le consensus est plus recherché que l’innovation. D’ailleurs qui a lu les documents de doctrine (qui sont le plus souvent en source ouverte) parmi les chefs militaires quels que soient leurs responsabilités, les chercheurs civils, les stagiaires eux-mêmes ? Il était évoqué il y a un an que leur préparation comprennent cette connaissance mais aujourd’hui ?

Enfin au niveau stratégique, les armées, incapables de fournir des penseurs militaires expérimentés et surtout ayant acquis ces connaissances pendant de nombreuses  années (l’ordre de mutation de trois ans ne donne pas forcément la compétence), ont laissé les « stratèges » civils penser à leur place. De fait, la réflexion stratégique est devenue le domaine des universitaires et des hauts fonctionnaires qui, vous le savez, font la guerre tous les jours.

Ainsi, le 9 juin 2015 a été créée l’Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie (AEGES), en soi une bonne idée, « qui se veut une plateforme indépendante et transdisciplinaire, et a pour objectif de contribuer à la structuration du champ des « War Studies » en France et dans le monde francophone » (Cf. AEGES). L’indépendance sera sans doute difficile à préserver si vous consultez la composition du conseil d’administration et du conseil scientifique. Tous les organismes étatiques ou presque pouvant traiter de la stratégie y sont bien représentés. Seuls deux militaires y apparaissent.

Alors confiscation de la réflexion stratégique ou incapacité militaire à penser la stratégie, je vous laisse juge. Cependant cette externalisation de la pensée stratégique ne peut qu’inquiéter mais au point où nous en sommes. Les armées ont perdu le contrôle des relations internationales militaires, la politique des ressources humaines.

Ils perdent aussi peu à peu leur capacité de formation militaire spécifique. A titre d’exemple, l’armée de l’air aura ses personnels formés à la guerre électronique par DCI (Cf. Lignes de défense). Certes, beaucoup de cadres militaires sont déjà formés par des entreprises par exemple pour la préparation aux concours internes. Cela se comprend pour les épreuves de culture générale. Cependant, dès lors que la formation militaire spécifique échappe aux armées, combien de temps donnons-nous aux armées pour être formées à faire la guerre par des sociétés privées ?

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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