La semaine a vu le maintien en fonction de Jean-Yves Le Drian au poste de ministre de la défense. C’est sans doute la meilleure décision pour tenter de garder la cohérence des transformations en cours au sein des armées.
Des remarques sur le changement gouvernemental pour la défense
Compte tenu des enjeux, de fait, il s’agira de préserver ce qui peut l’être dans la loi de programmation militaire à peine votée le 18 décembre dernier. Aujourd’hui plus qu’hier personne ne peut croire qu’elle soit appliquée et applicable.
Il suffit de se référer aux derniers chiffres économiques donnés par l’INSEE le lundi 31 mars. En 2013, l’Etat a payé 51 milliards d’euros d’intérêts sur une dette de 1 925 milliards d’euros. La dette a atteint un nouveau record de 93,5 % du produit intérieur brut et les déficits 4,3 %. Surtout les dépenses de l’Etat n’ont pas diminué. Au contraire, elles ont augmenté de 23,5 milliards d’euros atteignant le record de 57,1 % du PIB alors que les impôts ont augmenté de 20,6 milliards d’euros. Pour faire redescendre les déficits sous la barre des 3 % du PIB, il aurait fallu dépenser 26 milliards d’euros de moins.
Les 50 milliards d’économies annoncés sur les prochaines années ne seront là que pour combler le nouveau déficit et non pour combler le précédent. Qui peut croire ou espérer que le ministère de la défense ne subira pas à nouveau des contraintes budgétaires importantes mettant à bas l’exercice d’équilibre de la LPM ?
Retour sur mon billet du 30 mars 2014
Je vais surtout revenir dans ce billet sur quelques réactions de chercheurs civils diffusées par twitter suite à mon dernier billet « Reconquérir le domaine de la pensée militaire » (Cf. Mon billet du dimanche 30 mars 2014). Twitter n’est pas le meilleur réseau social pour débattre en profondeur d’un sujet sérieux sur lequel forcément les avis divergeront.
Il est intéressant de constater que les chercheurs civils se sentent toujours agressés dès lors que leur expertise, sinon leur légitimité à traiter de la stratégie militaire, est contestée. Olivier Schmitt, doctorant à l’IRSEM a bien entendu mis en avant un certain nombre de stratèges civils qui ont fait avancer la réflexion stratégique (Aron, Schelling, Brodie, Howard, Biddle, Horowitz, Freedman et Strachan), dont une partie, anglo-saxons, nous sont peu familiers en France. Il évoque aussi une combinaison militaires/méthodes universitaires qui fonctionne tout en reconnaissant que cela suppose des universitaires intéressés par les questions militaires et des militaires « prêts à discuter ».
Quant à Florent de Saint-Victor (Blog Mars attaque), il appelle à une vision plus collaborative « des uns nourrissant les autres ». Cela est déjà largement le cas car d’où vient la matière première de la réflexion sur la stratégie militaire sinon des armées et de leurs enseignements obtenus à travers leurs différentes opérations ? Ses deux ans au centre de doctrine d’emploi des forces de l’armée de terre ont dû lui montrer la possibilité de l’échange.
De même, Olivier Schmitt regrette que les archives ne soient pas accessibles librement mais oublie les lois existantes et aussi les entretiens que les états-majors donnent bien volontiers à ma connaissance. Cependant, bien loin de moi l’idée de rejeter toute collaboration. En revanche, elle mérite d’être précisée.
Redéfinir le cadre de la collaboration entre penseurs militaires et chercheurs civils
En effet, j’ai raisonné dans un contexte français et non anglo-saxon sur le thème de la stratégie militaire dont j’avais rappelé la définition dans mon billet. La stratégie générale est naturellement un domaine où chaque chercheur, notamment civil, a sa place en fonction de son expertise. C’est d’ailleurs les références données par Olivier Schmitt à travers les auteurs qu’il cite mais combien de militaires cite-t-il ? Sauf erreur, aucun.
Ensuite, je constate ce mépris facile envers la grande Muette que l’on peut distinguer dans notre société en général. Un certain nombre de Français reste encore à cette phrase attribuée à Clemenceau dans l’ouvrage de G. Suarez, «La vie orgueilleuse de Clemenceau » paru en 1930. Le commissaire Schnoebele est enlevé en France par les Allemands le 20 avril 1887. Devant la réaction du général Boulanger, son protégé et alors ministre de la Guerre, qui s’exclame, « je ne vois pas de réponse sous une autre forme que celle de l’ultimatum », Clemenceau fait ce commentaire sous forme de boutade, « La guerre! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ! » (p172-173).
Boutade en effet mais bien utile lorsqu’elle est extraite de son contexte. Ainsi, dans le même ouvrage, Suarez cite deux autres citations qui confirment l’approche positive que le Tigre porte aux militaires : « le meilleur moyen d’honorer nos soldats, c’est d’avoir confiance en eux » (p463) et en parlant des armées de la Première guerre mondiale « nos grands soldats avaient de grands chefs » (P524).
Pour ce qui concerne la stratégie militaire, qui est le sujet de mon propos, il semblerait donc normal que les experts militaires aient la primauté de la réflexion à laquelle bien sûr les chercheurs civils pourraient contribuer. Cependant, « la guerre ! C’est une chose bien trop grave pour la confier »… à ceux qui ne la connaissent le plus souvent qu’à travers les livres ou les documents produits par les armées. Je vous invite d’ailleurs à relire mon billet sur Corbett (Cf. Mon billet du 15 septembre 2013. Renouveler la stratégie maritime) qui est, me semble-t-il le seul cas où un stratège civil a eu une liberté totale et dans la durée pour appliquer ses réflexion stratégiques à la guerre, avec un résultat plus que mitigé.
Me référant à la Première guerre mondiale, je pourrai certes évoquer les reproches faits par exemple en 1914 au choix doctrinal de l’offensive par la France. Certes une doctrine (on ne parlait pas de stratégie) peut s’avérer mauvaise mais quand elle est entérinée aussi bien par le politique que par le militaire, un choix a été fait. Peut-être que des chercheurs civils auraient pu apporter un éclairage différent. J’en conviens mais je ne suis pas certain qu’ils auraient été écoutés, une frustration.
Une analyse critique de la réflexion stratégique au sein des armées
De fait, le billet du 30 mars ne visait pas particulièrement les chercheurs civils mais plutôt l’absence de penseurs militaires qu’ils soient en activité ou ayant rejoint la vie civile, et donc de la désaffection de nos armées pour la réflexion sur la stratégie militaire. Certes, Olivier Kempf a justement rappelé dans un autre tweet qu’il y avait une réflexion militaire au moins dans le cyber. Je dirai qu’il s‘agit plutôt d’une réflexion lui étant personnelle car il est un officier qui réfléchit et le montre. Cela ne signifie pas que les armées réfléchissent à la stratégie militaire.
Vous me rétorquerez qu’un centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE) a été créé en 2005 pour pallier cette lacune dans la pensée militaire interarmées, notamment dans le domaine de la doctrine. Après sept ans passés en son sein (période d’ailleurs passionnante pour mon domaine), il est clair que ce n’est pas dans cet organisme que la vision stratégique se développe, malgré quelques rares documents ouvrant des perspectives au-delà des trois à cinq prochaines années.
Certes, le concept d’emploi des forces, traduction militaire de chaque Livre blanc, aurait pu être l’expression de la vision stratégique des armées. Les conditions de rédaction d’un Livre blanc, sa dimension finalement à peine militaire, sa périodicité, en font seulement l’expression de la politique d’un gouvernement, bien loin d’une stratégie qui envisage le long terme.
Vous me direz aussi qu’il doit exister d’autres organismes au sein du ministère de la défense pour penser la stratégie militaire. Je ne les vois pas. Certes l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire aurait pu remplir ce rôle. De fait son rattachement à la délégation aux affaires stratégiques et ses productions depuis sa création montrent qu’il traite de géopolitique et non de questions de stratégie militaire. L’échec de son rattachement à la direction de l’enseignement militaire supérieur est donc lourd de conséquences. Dans ce cadre justement, au contact des militaires d’active du centre des hautes études militaires et de l’Ecole de guerre, une synergie aurait être développée.
Cependant, nous revenons aussi à une vieille tendance de la société française : « Non, non surtout pas être commandé (ou managé) par une autorité militaire ! » Parce que trop stupides, trop rigoureux, trop soucieux d’un bon fonctionnement y compris financier d’une institution au service de l’Etat, je ne sais pas mais c’est un fait. Je l’ai entendu et vous pouvez le constater : combien d’organismes importants de la défense ont un directeur civil avec un adjoint militaire ?
Dernière remarque, n’interprétez pas ce billet comme étant l’expression d’un rejet des chercheurs civils. Ils ne font qu’occuper un terrain déserté par les militaires (paradoxe !). Ceux-ci sont en grande partie responsables de cette situation. Beaucoup se contentent d’une attitude d’exécution intelligente des directives venant de l’échelon supérieur. Les débuts de la Vème république ont pu expliquer cela mais aujourd’hui quelles justifications données à cette absence ?
Crainte d’exprimer des idées iconoclastes (je le confesse, les risques ont été réels mais aujourd’hui ?) et donc manque de courage intellectuel ? Connaissances insuffisantes (or notre système de sélection et de formation continue est de bon niveau) ? Conformisme rassurant ? Absence de créativité et de sens de l’innovation (et pourtant l’art de la guerre c’est être innovant pour surprendre l’ennemi). Sans doute un peu de tout cela mais surtout le désintérêt de la grande majorité sans aucun doute préférant la gestion à l’anticipation et à la réflexion…
Je citerai volontiers ce cas vécu alors que j’étais officier supérieur stagiaire à l‘Ecole de guerre en 1994. Lors de la réunion de stagiaires sélectionnés par un général inspecteur afin de contribuer au rapport annuel sur le moral, j’avais évoqué le besoin de créer au sein de l’Ecole de guerre un laboratoire de recherche stratégique. Je m’étais gentiment fait remettre à ma place. Les officiers, cadres ou stagiaires à l’Ecole de guerre n’étaient pas là pour cela. Le mal est donc profond et ancien.
Pour conclure
La stratégie militaire doit être le résultat d’une synergie qui ne peut se faire aujourd’hui que par un rapprochement entre le CICDE et la direction de l’enseignement militaire supérieur. Cela incite ensuite à envisager la création d’un centre de recherche militaire au sein de cet ensemble, ouvert aux chercheurs civils. Cela conduit aussi à faire des cadres de l’enseignement militaire supérieur des professeurs notamment de stratégie, ce qu’ils ne sont pas aujourd’hui.
Il me semble anormal que la stratégie militaire soit enseignée par des chercheurs civils tout aussi brillants soient-ils et non par des officiers expérimentés. Au contact des officiers-stagiaires, en contact récemment avec les opérations, le professeur militaire ferait notamment évoluer la réflexion stratégique tout en resituant les enseignements opérationnels dans la théorie.
Le lieutenant-colonel Foch aurait-il pu développer ses théories et ses principes de la guerre qui font encore référence aujourd’hui s’il n’avait pas été professeur pendant de longues années à l’Ecole Supérieure de Guerre ? Je ne le crois pas.