lundi 17 février 2025

Nos « élites » et l’esprit de défense (CMF – Dossier 31)

Le général (2S) Jacques Maïsetti s’est associé à Madame Virginie de Barnier, professeur des universités, directrice de l’IAE de Nouvelle-Calédonie et auditrice de la 73e session IHEDN pour rédiger ce qui est un véritable plaidoyer pour une politique volontariste de refondation d’un esprit de défense ayant pour cible nos élites.

* * *

Il s’agit ici de réfléchir à une politique volontariste de développement d’un esprit de défense afin de in fine raffermir ce que l’on appelle désormais la « force morale » alors même qu’aujourd’hui dans notre société beaucoup d’actions sont déjà entreprises dans ce sens. L’objectif est d’aborder le sujet à travers le prisme particulier de l’Université, au sens large de l’enseignement supérieur. Terrain encore peu défriché ! L’idée générale est de sortir de la logique d’initiative particulière entre organismes civils et militaires, d’abandonner une politique d’échantillonnage et d’initiative personnelle pour définir une stratégie globale, pilotée à l’échelon central, en lien avec les ministères ad hoc avec pour ambition de diffuser à grande échelle cette « force morale » dont l’actualité brûlante montre l’impérieuse nécessité.

À cet effet, nous montrerons dans un premier temps que l’esprit de défense en France traverse une crise qui oblige à penser une refondation. Dans un second temps, nous proposerons des pistes pour dépasser cette crise. Enfin, nous esquisserons des modalités de mise en œuvre.

L’esprit de défense en France est en crise et nous assistons depuis quelques années à son affaiblissement. Il s’agit aujourd’hui de dépasser cette situation et d’y faire face.

L’esprit de défense, autrefois appelé patriotisme, se définit comme la manifestation collective des citoyens de construire la cohésion de la Nation face aux risques et menaces. Cependant, cet esprit s’est considérablement érodé au fil des dernières décennies en France, pour plusieurs raisons : la fin de la guerre froide avec en filigrane la perspective d’une paix durable, l’intégration européenne et la mondialisation, la professionnalisation des armées et la fin du service militaire obligatoire, l’individualisation croissante de la société.

Ces évolutions ont conduit à une forme de déconnexion entre les citoyens et les enjeux de défense, avec l’idée que la guerre sur le sol français était devenue improbable. Le slogan « toucher les dividendes de la paix » a longtemps prévalu, conduisant ainsi à une certaine démobilisation de la société civile sur ces questions.

La nécessité d’un renouveau de l’esprit de défense semble aujourd’hui plus que nécessaire : elle est urgente.

Malgré d’apparentes accalmies, les menaces n’ont pas disparu pour autant mais se sont transformées. La France fait face à de nouveaux défis sécuritaires : le terrorisme international, qui a frappé la France en 2015, les nouvelles formes de guerre, cyberguerre et guerre hybride – c’est-à-dire des guerres qui ne disent pas leurs noms – sans oublier les enjeux environnementaux et sanitaires.

Toutes ces évolutions ont fragilisé notre société. Le sentiment diffus de cette fragilité doit nous pousser à réfléchir à une plus grande solidarité pour restaurer un esprit de défense.

L’enseignement supérieur, les universités et les grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs ont un rôle majeur à jouer dans la formation des futurs cadres qui seront demain des leaders d’opinion.

Des pistes de développement de l’esprit de défense dans l’enseignement supérieur français doivent ainsi être envisagées.

Ce développement de l’esprit de défense pourrait passer par l’introduction systématique de modules obligatoires dans tous les masters proposés par les établissements en les intégrant dans les maquettes de formation. Des modules de quatre jours (vingt-quatre heures de cours) dispensés soit par des officiers d’active d’unités de proximité, soit par des officiers généraux en deuxième section, formule pratiquée par l’IAE d’Aix-en-Provence, ou assurée par des sociétés spécialisées dans la formation des leaders et futurs dirigeants comme la société THEMIIS par exemple.

Ces modules devraient comporter un rappel sur l’histoire et l’organisation de la défense française, puis développer les enjeux géopolitiques contemporains et les rapports de forces internationaux, les nouvelles formes de menaces (guerre hybride, cyber, terrorisme, etc.), les évolutions nécessaires de la défense nationale, les liens entre économie et défense, les devoirs des leaders et des dirigeants dont notamment le devoir d’exemplarité et d’éthique, un peu à la manière du serment d’Hippocrate pour les médecins.

À côté de cette mise en place, fruit d’une politique volontariste pilotée par les deux ministères concernés (Armées – Enseignement supérieur et Recherche), ces recommandations pourraient faire l’objet d’une directive nationale, fruit d’une politique de développement de partenariats entre les deux ministères.

Les établissements d’Enseignement Supérieur établiraient des partenariats étroits avec le ministère des Armées pour créer un « parcours défense ». Ce parcours se traduirait par l’organisation de cycles de conférences et de séminaires avec des intervenants militaires, la mise en place des visites d’installations militaires, la co-création de cours faisant appel aux compétences civiles et militaires, l’offre de stages et d’opportunités de recherche en lien avec la défense. Afin de renforcer l’attractivité et la lisibilité de ces « parcours défense » ils seraient crédités d’ECTS[1], permettant la validation de modules inscrits dans les maquettes des masters.

Nous pourrions nous inspirer de l’exemple de l’IAE d’Aix-en-Provence qui a créé une convention avec l’ECA consistant à accueillir dans ses formations une trentaine d’élèves commissaires de Salon-de-Provence dans quatre modules de vingt-quatre heures dans des masters de finances, RH (etc.) au choix des élèves commissaires et au mieux de l’intérêt des deux institutions. Il fallait voir l’intérêt mêlé de curiosité des étudiants à l’arrivée de ces jeunes élèves officiers en tenue ! C’est ce genre de pratique qu’il est nécessaire de multiplier et d’amplifier. Nous sommes persuadés qu’il existe d’autres expériences qu’il serait utile d’identifier. Cela doit passer par une cartographie des possibles au niveau national et une systématisation de toutes ces pratiques.

La création de chaires de recherche dédiées à la défense et à la sécurité est une autre piste de développement. Les universités et les grandes écoles devraient pouvoir créer des chaires de recherche spécialisées dans les questions de défense et de sécurité, à l’instar de ce que fait l’IEP d’Aix-en-Provence avec le master Renseignement. Ces chaires permettraient de produire des travaux de recherche d’excellence sur ces sujets et de former des experts dans ces domaines renforçant ainsi les liens entre le monde académique et le secteur de la défense.

Aujourd’hui, les universités et les grandes écoles font un grand usage, dans leurs modules de formation, de serious games : jeux de simulation et de jeux de rôle. L’institution militaire doit être présente également. Il s’agirait de créer des jeux de simulation et de jeux de rôle spécifiques à la prise de décision en gestion de crise dans lesquels les expertises croisées de la défense et du monde civil pourraient se compléter. L’expertise de la défense est riche. Il faut la diffuser dans les universités à partir de simulations concrètes de prise de décision face à des situation hybrides conjuguant des acteurs civils et militaires (crise environnementales, terrorisme etc.). Cela permettrait de développer des compétences en gestion de crise, et de mettre en exergue les interactions entre monde de la défense et institutions civiles dans des cas de crises intérieures comme les catastrophes naturelles ou environnementales.

Les établissements d’enseignement supérieur devraient pouvoir encourager et valoriser l’engagement des étudiants dans la réserve opérationnelle ou citoyenne. Cela pourrait se traduire par la reconnaissance de cet engagement dans le cursus (crédits ECTS), avec des emplois du temps pour faciliter cet engagement, à l’instar de ce qui est fait pour encourager la pratique sportive de haut niveau[2].

Il pourrait être envisagé d’inscrire chaque stagiaire de l’École de Guerre Terre dans des masters 2 dans le cadre des formations continues que proposent les universités et les IAE.

Ces formations sont proposées à des cadres supérieurs de l’entreprise qui se déroulent généralement en fin de semaine les jeudis soir, les vendredis en journée et les samedis matin. Dans l’exemple de l’IAE d’Aix-en-Provence, cette formation sur un ou deux ans se traduit par un master « Management Général des Entreprises », reconnu et apprécié par les entreprises. Les stagiaires reçoivent des enseignements sur la finance, la stratégie, le marketing, les ressources humaines, apprennent à bâtir un « business plan » etc.

Les avantages sont multiples. Outre le fait de les mettre en contact avec des leaders d’opinion, les officiers apprendraient toutes les techniques de gestion d’une entreprise utiles ensuite dans leur futur emploi. L’acquisition de ce diplôme universitaire faciliterait éventuellement leur reconversion. Cette immersion dans l’université ou la grande école serait propice à la diffusion de l’esprit de défense souvent absente dans ce milieu, non pas par mauvaise volonté mais souvent tout simplement par manque de contact avec le milieu militaire.

Ce premier pas pourrait alors préfigurer une véritable stratégie RH mise en place par l’Institution militaire sur l’exemple de la politique de « Vétérans » des universités américaines. Celle-ci conjuguerait la formation de base (école de formation initiale), l’acquisition de compétence (École de Guerre) et une politique de reconversion visible pour le monde de l’entreprise (en fin de carrière), donnant droit éventuellement à des bourses financées soit par l’État soit par des entreprises à la recherche de compétences spécifiques.

Des modalités de mise en œuvre adaptée à l’environnement de l’enseignement supérieur français

Les modalités de mise en œuvre de ces pistes de ces mesures passent en premier lieu par une stratégie assortie d’un plan d’action à cinq ans, de mesures de performance, et d’un budget alloué. Une approche globale, volontariste et innovante, qui serait pilotée par l’échelon central, fédérant éventuellement toutes les initiatives individuelles et les bonnes pratiques.

La création d’un label « Esprit de défense » chapeautant toutes les initiatives décrites supra mises en œuvre par les établissements d’enseignement supérieur leur serait attribué. Il pourrait être un critère de classement, d’attractivité et de rayonnement des établissements. Il serait alors un signal fort du développement de l’esprit de défense chez les étudiants diplômés de ces établissements.

Un challenge national « Défis Défense » annuel inter-établissements sur des problématiques liées à la défense et à la sécurité nationale, parrainé par le ministère des Armées et des entreprises du secteur de la défense serait un moyen de donner une visibilité et une attractivité aux universités et écoles impliquées. Il serait une caisse de résonance forte pour l’esprit de défense et un outil essentiel pour affirmer et renforcer cette force morale ainsi distillée dans le milieu universitaire et ses étudiants.

Le développement d’une plate-forme numérique dédiée regroupant des ressources pédagogiques, des serious games, des MOOCs et des forums de discussion sur les enjeux de défense accessible à tous les étudiants et enseignants de l’enseignement supérieur serait un intéressant démultiplicateur d’information participant encore à développer si ce n’est un esprit de défense au moins une compréhension des enjeux liés à la nécessité d’affermir cette force morale qui manque aujourd’hui dans notre société. À l’instar d’AUNEGe[3] pour l’enseignement de la gestion, nous pourrions créer une plate-forme « AUNEDef ».

La mise en place d’un programme de mentorat liant les professionnels du secteur de la défense (militaires, industriels, chercheurs) et les universités favoriserait les échanges et la transmission de connaissances et d’expériences. Cette politique doit être conduite au niveau central, impulsée par le ministère des Armées et se décliner à l’échelon régional par les recteurs et les généraux commandant les régions.

Ce programme de mentorat pourrait se compléter un réseau d’ambassadeurs de l’esprit de défense dans chaque établissement. Ces ambassadeurs faisant partie des Bureaux Des Étudiants (BDE) seraient chargés de promouvoir les activités liées à la défense et de sensibiliser leurs camarades à ces enjeux.

Toutes ces mesures ne sont bien évidemment pas exhaustives. Il existe aujourd’hui de nombreuses d’initiatives individuelles, des structures déjà existantes qui ne demandent qu’à être fédérées pour construire une véritable stratégie d’échange entre la communauté militaire et le monde universitaire.

En résumé, le développement de l’esprit de défense dans l’enseignement supérieur s’inscrit dans une démarche plus large visant à renforcer les forces morales de la société française. Le renforcement du lien armée-Nation, qui dans le champ étudié, touche une frange particulière de notre société, le monde universitaire, est nécessaire parce qu’il touche les futurs décideurs et acteurs du monde civil.

Il existe aujourd’hui un environnement général propice à toute cette politique énoncée. La sensibilisation aux nouvelles menaces, notamment dans le domaine cyber, à travers l’organisation de hackathons sur des thématiques de cybersécurité,  la mise en place de formations pratiques sur la sécurité informatique, la sensibilisation aux enjeux de l’intelligence économique et de la protection du patrimoine scientifique et technique sont autant de domaines qui attirent nos étudiants.

Le développement de la culture stratégique chez les étudiants en les sensibilisant aux enjeux géopolitiques et aux questions de défense à long terme, la politique évoquée répond à une demande présente des étudiants souvent troublés et inquiets par la situation géopolitique actuelle. L’organisation de voyages d’études sur des sites historiques ou stratégiques, la création de clubs de géopolitique et de stratégie dans les établissements, l’invitation régulière d’experts et de décideurs pour des conférences-débats, le tout piloté par les mentors des établissements décrits supra, avec le solide appui l’échelon militaire correspondant doivent être notre réponse à ces inquiétudes.

Le développement de l’esprit de défense en raffermissant la force morale de notre société par ce biais, au sein de l’enseignement supérieur français est un enjeu majeur pour l’avenir de notre nation. Il permettrait non seulement de former des citoyens conscients des enjeux de défense et de sécurité, mais être aussi un vecteur démultiplicateur de cet esprit de défense au travers des futurs leaders d’opinion que sont et seront nos étudiants.

Les propositions présentées ici visent à créer une dynamique positive autour de ces questions, en impliquant activement les étudiants et en favorisant les liens entre le monde académique, le secteur de la défense et la société civile. La mise en œuvre de ces initiatives nécessitera un engagement fort de la part des pouvoirs publics, des établissements d’enseignement supérieur et du ministère des Armées.

L’esprit de défense, loin d’être un concept désuet, est plus que jamais nécessaire dans un monde complexe et incertain. En le ravivant au sein de notre jeunesse, nous investissons dans la sécurité et la stabilité futures de notre pays. C’est un défi ambitieux, mais essentiel pour l’avenir de la France et de ses valeurs.

Mettre en œuvre cette stratégie s’annonce complexe. Le monde de l’enseignement supérieur, farouchement attaché à son autonomie, demeure souvent distant, voire réfractaire, aux questions de défense. Pourtant, l’expérience révèle un paradoxe, de nombreux étudiants se montrent curieux de ces enjeux, mais hésitent à l’exprimer ouvertement. À nous donc de reconquérir ce milieu et ses esprits.


NOTES :

  1. ECTS : European Credit Transfer System, système européen de transfert et d’accumulation de crédits.
  2. https://www.etudiant.gouv.fr/fr/etre-etudiant-sportif-de-haut-niveau-580
  3. https://aunege.fr/
CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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