La publication du rapport du groupe d’experts sur la modernisation de l’OTAN dans le cadre du projet « NATO2030 » s’est accompagnée de prises de position marquées concernant la Chine, et appelant l’Alliance à « allouer d’avantage de temps, de ressources politiques et d’action aux défis de sécurité posés par elle[1] ». En retour, cette prise de position a soulevé une question légitime : en quoi l’OTAN est-il concerné par la montée de la puissance chinoise ? Avec une inquiétude en toile de fond, les États-Unis ne sont-ils pas en train d’entrainer les Européens dans un « combat qui n’est pas le leur » ? Dans l’esprit de la plupart des Européens attachés à l’Alliance, l’OTAN n’est là que pour garantir la sécurité du Vieux continent contre la menace russe, avec la présence permanente de l’allié américain sur son sol.
De fait, on cherche en vain les territoires chinois qui seraient situés dans la zone de défense prévue par le Traité de l’Atlantique nord. Car l’OTAN est une alliance « territorialisée » et défensive. Si elle a pu s’aventurer jusque dans les montagnes Afghanes sur la base d’un consensus de ses alliés, elle n’a aucune obligation à défendre quelque territoire que ce soit en dehors de la zone prévue par l’article 6 du traité. Ce point a d’ailleurs été régulièrement invoqué par les États-Unis pour ne pas aider la France et le Royaume-Uni en 1956 à Suez ou pour ne pas aider le Royaume-Uni dans son opération – pourtant défensive – aux îles Falkland en 1982. Le texte de l’article 6 est clair[2] :
« Pour l’application de l’article 5, est considérée comme une attaque armée contre une ou plusieurs des parties, une attaque armée :
- contre le territoire de l’une d’elles en Europe ou en Amérique du Nord, contre les départements français d’Algérie (mention supprimée après le 16 janvier 1963), contre le territoire de la Turquie ou contre les îles placées sous la juridiction de l’une des parties dans la région de l’Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer (23° 26′ N)[3] ;
- contre les forces, navires ou aéronefs de l’une des parties se trouvant sur ces territoires ainsi qu’en toute autre région de l’Europe dans laquelle les forces d’occupation de l’une des parties étaient stationnées à la date à laquelle le Traité est entré en vigueur, ou se trouvant sur la mer Méditerranée ou dans la région de l’Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer, ou au-dessus de ceux-ci. »
Plusieurs conclusions découlent de la lecture du traité :
Premièrement, il faut rappeler aux Européens que l’Alliance couvre bien l’intégralité des territoires nationaux des États-parties situés « en Europe et en Amérique du Nord » : les obligations défensives qui protègent les Pays Baltes, la Norvège ou tout autre État membre européen valent aussi pour l’Alaska, le territoire continental américain dans sa totalité et la totalité du territoire canadien. Même si les États-Unis ne sont pas pour l’heure demandeurs d’aide pour assurer la défense de leur espace territorial ou aérien, l’OTAN est légitimement concernée. Le 12 septembre 2001, l’Alliance avait d’ailleurs solennellement évoqué l’article 5 suite à l’attaque de la veille contre le territoire américain, affirmant qu’elle constituait bien une attaque contre « tous ».
Ainsi, même si l’océan Pacifique n’est pas une zone couverte pas l’Alliance (qui ne protège donc pas les territoires français de la région, pas plus que les îles Hawaii), la sécurité continentale des Alliés en Amérique du Nord, même dans leur façade Pacifique, est bien dans la zone de défense de l’Alliance.
Ce point est d’autant plus important qu’il faut garder à l’esprit les enjeux arctiques. Dans un contexte de bouleversement climatique rapide exacerbé au pôle Nord, le dégel du passage du nord-ouest et la politique arctique de la Chine datant de 2018[4] font peser sur le Canada des enjeux de sécurité qu’Ottawa ne peut affronter sans ses alliés de l’OTAN. Un coup d’œil à une projection polaire confirme d’ailleurs la proximité des eaux de l’espace européen et souligne que l’océan ne sera plus un « cul de sac glacé » au XXIe siècle, mais bien un carrefour majeur de l’hémisphère nord, permettant de relier l’Asie et l’Europe très rapidement, pour le meilleur du commerce ou le pire des opérations militaires.
Il faut noter d’ailleurs la délicate position canadienne à propos de la liberté de navigation et des revendications sur les passages maritimes. Alors qu’Ottawa revendique le plein contrôle du passage du Nord-Ouest comme étant constitué « d’eaux intérieures », les États-Unis contestent ce contrôle avec les mêmes arguments avec lesquels ils s’opposent à un contrôle chinois sur le détroit de Taiwan[5]. La marine américaine mène d’ailleurs des opérations de « liberté de navigation » (FONOPs – Freedom Of Navigation OPerations) dans le passage du Nord-Ouest pour étayer son refus de souveraineté canadienne et éviter toute dérive « coutumière ». La politique chinoise de l’Arctique est pour l’heure assez sibylline sur les enjeux de souveraineté, définissant sa position selon les « lignes de la Convention des nations unies pour le droit de la mer » sans plus de précision à propos du passage Nord-ouest. Mais la Chine affirme dans le même temps ses ambitions économiques dans la région[6]. À mesure que cette route maritime verra son importance augmenter, la position canadienne sera de plus en plus délicate. Pour l’heure, Ottawa soutien Washington en Asie, mais sans que la marine canadienne ne se joigne officiellement aux FONOPs américaines[7]. La situation est d’autant plus complexe qu’on constate sur le sujet qu’un alignement complet est régulièrement possible entre Taiwan et le continent[8]… La question de la route Nord-ouest entre Moscou et Pékin est également en jeu, de même que son débouché vers l’Europe.
Plus globalement, l’émergence de la puissance navale océanique chinoise implique que des escadres chinoises, mais aussi des groupes de porte-avions et des sous-marins nucléaires, feront immanquablement des incursions en nombre croissant dans l’espace Atlantique. Cela n’a rien de choquant, c’est un corolaire de la liberté de navigation et de l’affirmation des puissances navales. Il est donc évident que ces capacités navales, sous-marines et aéronavales chinoises doivent être prises en compte par l’Alliance, qui doit développer doctrines, matériels et savoir-faire pour se préparer à la possibilité d’un affrontement. Compte tenu de la dépendance de l’Europe aux flux maritimes, notamment énergétiques, la présence d’une poignée de sous-marins chinois modernes dans les eaux atlantiques à l’horizon 2030 pourrait représenter un risque très significatif, en cas de tensions, de rupture d’approvisionnements, notamment en hydrocarbures, qu’il faut d’ores et déjà se préparer à affronter. Si la Chine continentale décidait de récupérer Taiwan par la force, ce serait en tous cas un excellent moyen de pression pour s’assurer d’une neutralité européenne.
Ce développement de la puissance navale chinoise s’accompagne de la recherche d’un réseau de bases. Si l’essentiel de l’effort chinois se concentre pour l’heure en Asie et dans l’océan Indien, on ne peut exclure l’apparition d’un point d’appui en Méditerranée à brève échéance. Le levier dont dispose Pékin grâce à ses immenses liquidités et sa capacité à financer les régimes les plus démunis sur le plan économique va encore s’accroitre avec le marasme économique et plusieurs États de l’espace méditerranéen ou balkanique pourraient être tentés de « concéder » une base à la marine et/ou à l’aviation chinoise en échange de quelques milliards. Il n’est pas inenvisageable à l’horizon 2030 de voir apparaitre régulièrement des avions de patrouille maritime chinois au-dessus des eaux méditerranéennes ou atlantiques, une situation qui serait sans doute défendue par Pékin avec une certaine candeur, comme « équilibrant » la présence occidentale en Asie et s’inscrivant dans la « liberté de navigation dans les espaces maritimes et aériens ». Historiquement, les puissances maritimes émergentes hostiles à l’usage extensif de la liberté de navigation finissent par s’y rallier à mesure que leur puissance navale s’accroit, comme le fit l’URSS[9].
Les questions de sécurité collective gérées par l’Alliance ne se limitent pas bien entendu au contrôle des espaces aéromaritimes et terrestres : l’OTAN a vocation à coordonner tout ou partie des politiques de ses membres dans des sujets militaires transverses. Ainsi, la cyberdéfense est un sujet qui prend une ampleur croissante pour l’ensemble des États. Or l’action de la Chine en matière de cyberattaques[10], les liens forts entre les entreprises chinoises et le gouvernement de Pékin, les polémiques liées à la place de Huawei en Europe sont autant de sujets pour lesquels il est légitime que l’OTAN ait une action en la matière, quel que soit le pays concerné, qu’il soit situé dans ou en dehors de l’espace atlantique. Les Alliés doivent coordonner et/ou mutualiser les actions de défense et éventuellement de cyber contre-attaque, sans que cela n’empêche de développer des forces et des ambitions nationales. C’est également vrai dans le domaine spatial, où les ambitions affirmées de Pékin ne se limitent pas à la future mission lunaire. Le déploiement d’un nombre croissant de satellites de renseignement dans un contexte de militarisation de l’espace implique là encore une coordination des membres de l’Alliance et ce quelle que soit l’attitude bilatérale de Pékin vis-à-vis de tel ou tel membre.
Dans le domaine de la dissuasion nucléaire, la modernisation rapide de l’arsenal chinois et son expansion[11], enfin remarquée par les analystes[12], place désormais la totalité du sous-continent européen sous le feu nucléaire de Pékin, ce qui en fait, après la Russie, la deuxième puissance nucléaire « présumée non amicale » à avoir ses armes balistiques, terrestres et sous-marines, portant potentiellement sur le continent. Là encore, cela constitue une forme de « garantie de non interférence européenne » en cas de conflit autour de Taiwan, qui serait certainement considéré par Pékin comme un « intérêt national vital ». Cela implique pour le nuclear planning group de l’OTAN (auquel la France est le seul membre de l’Alliance à ne pas siéger) de se saisir de la question de la dissuasion vis-à-vis de la Chine, y compris sur l’espace européen. Cette question sera d’autant plus saillante si une base chinoise est ouverte dans l’espace européen et qu’une incertitude existe quant à la possibilité d’y baser des armes nucléaires de manière plus ou moins secrète.
Enfin, l’OTAN a noué de très nombreux partenariats avec quelque 40 pays partout sur la planète[13]. Ces partenariats sont destinés à promouvoir la paix et la stabilité, l’échange d’informations et de contacts, et constituent un immense réseau diplomatico-militaire d’influence impliquant l’OTAN dans des discussions liées à la sécurité régionale, au Proche-Orient comme en Asie, en Europe orientale ou en Amérique du sud. Ces partenariats, notamment avec le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, impliquent clairement pour l’Alliance et via les accords bilatéraux de ses membres avec les États partenaires, des coopérations renforcées s’agissant de la question chinoise.
On le voit à cette rapide liste non exhaustive, les sujets liés à l’émergence de la puissance chinoise et impliquant « légitimement » l’OTAN sont nombreux (sans parler de l’alliance – un peu contre nature – Moscou Pékin). Naturellement, il serait périlleux de se reposer « uniquement » sur l’OTAN. Les mesures de confiance et de désescalade avec Pékin peuvent et doivent être recherchées de manière bilatérale ou dans des cadres collectifs. L’expérience fort utile en la matière de l’OMI ou de l’OSCE ne doivent pas être sous-estimées, cette dernière étant tragiquement négligée par nos gouvernements depuis de nombreuses années alors qu’elle a été fondée précisément avec l’ambition d’organiser par des mécanismes concrets de désescalade, de confiance et d’arbitrage, une « coexistence pacifique entre adversaires ».
Il est indéniable que l’émergence d’une puissance chinoise avec des ambitions globales représente, surtout pour les Européens, une petite révolution. De 1949 à 1989, pendant quarante ans, l’OTAN a constitué l’assurance vie quotidienne de l’Europe occidentale contre un risque d’invasion et d’anéantissement par le Pacte de Varsovie. Après la chute de l’URSS, l’organisation est devenue pour les anciens satellites forcés de Moscou une forme d’assurance vie garantissant, par le biais de l’alliance américaine, leur sécurité et leur unité face à tout retour russe ; tandis que pour les Européens de l’ouest, l’Alliance demeurait un cadre commode pour assurer une vision collective de la défense et une coopération quotidienne tout en sanctuarisant le lien transatlantique à un moment où il aurait pu ne plus être perçu comme aussi précieux. A aucun moment, personne n’avait vraiment envisagé que l’espace nord-américain aurait « besoin » de l’Alliance pour être défendu, sa vulnérabilité n’étant objectivement liée qu’à un éventuel échange thermonucléaire avec Moscou. Cela ne sera sans doute plus le cas dans l’avenir, avec la conjonction de possibilités de frappes hybrides en Europe comme en Amérique du Nord, par des moyens non-nucléaires ainsi que par la possibilité de menaces navales chinoises, arrivant de l’Arctique ou de l’océan Indien. Pour l’OTAN, cela signifie donc de revoir en profondeur son « scénario unique » d’affrontement d’une menace russe sous parapluie nucléaire, pour envisager d’autres options, comme celle d’une pression chinoise sur la zone européenne pour avoir les mains libres face à Taiwan.
L’attachement viscéral de la plupart des chancelleries européennes à l’OTAN ne doit pas être sous-estimé, de même que l’adhésion des populations[14]. C’est le sens de la tribune de la ministre de la défense allemande qui nous a récemment rappelé que pour la majorité des États membres, l’idée d’une « autonomie stratégique » n’est pas une option[15]. Moins sans doute par manque de capacité que par refus de « revenir » à un système qui s’apparenterait au « concert des Nations » du XIXe siècle, et pour lequel le trio infernal Paris-Londres-Berlin n’a pas laissé de très bons souvenirs…
Aujourd’hui, la Russie ne constitue plus une menace territoriale que pour les États qui lui sont directement frontaliers. Elle ne dispose que de la population de la France et de l’Allemagne et d’un PIB sensiblement égal à celui de l’Espagne et du Portugal, tout en faisant face à une situation démographique et économique difficile. Moscou ne peut plus guère représenter pour les Européens une menace globale d’invasion et d’anéantissement, tant que les dissuasions française et britannique sanctuarisent le continent aux côtés d’un engagement américain crédible. La Chine se situe dans une toute autre catégorie. Si l’URSS avait dû, au pic de la Guerre froide, consacrer jusqu’à 25% de sa richesse nationale au complexe militaro industriel, s’épuisant et épuisant sa population pour arriver au niveau des États-Unis, la Chine finance pour l’heure l’émergence de sa « compétition » avec 3% de son PIB et dispose de ressources démographiques et économiques qui en font un compétiteur réel pour Washington. Dans ces conditions, les Européens ont une partition difficile à jouer : il y a objectivement un risque que les États-Unis cherchent à les « entraîner » dans la défense d’une position dominante qui ne les concerne pas. Mais l’engagement dans l’Alliance vaut pour toutes ses parties. Si les Européens ne veulent pas être considérés comme de simples supplétifs sans voix au chapitre, ils doivent assumer le fait que l’Alliance doit aussi assurer la sécurité de l’Amérique du Nord et des espaces maritimes communs ; et donc se préoccuper sérieusement de la Chine. L’alternative, bien entendu, serait pour les Européens de prendre leur destin en main et de construire un ‘autre partenariat’ avec les États-Unis, comportement bien improbable pour l’heure. Pour le meilleur et pour le pire, l’OTAN est là pour rester, et il est légitime qu’il se préoccupe de la question chinoise.
NOTES :
[1] Expert group report to the NATO Secretary General, NATO 2030: United for a New Era – Analysis and Recommendations of the Reflection Group Appointed by the NATO Secretary General ; 25 novembre 2020,
[2] Le Traité de l’Atlantique Nord, texte officiel du 04 avril 1949.
[3] Il faut noter que le Tropique du Cancer, 23°26’, passe un peu au nord de La Havane : ni la Martinique, ni la Guadeloupe, ni la Guyane ni aucun autre territoire français au sud de cette ligne n’est donc « couvert » par le traité, à la différence de Saint Pierre et Miquelon, seul « territoire français non métropolitain » protégé par l’Alliance.
[4] The State Council Information Office of the People’s Republic of China, China’s Arctic Policy, janvier 2018 ;
[5] Voir cet article de la Harward Law Review pour un panorama juridique sur la question : The Potential-Use Test and the northwest Passage, juin 2020 ;
[9] CF Robert Jones : Freedom of navigation in an Era of Great-Power Competition ; National Review, mars 2019,
[13] NATO Partners : https://www.nato.int/cps/en/natohq/51288.htm
[14] https://www.pewresearch.org/global/2020/02/09/nato-seen-favorably-across-member-states/
[15] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/21/reponse-akk-macron/