Je continue mes commentaires sur les différentes auditions de nos autorités militaires par la représentation nationale. En cette période de commémorations du débarquement en Provence, la Marine me semble particulièrement adaptée pour le billet d’aujourd’hui. Ainsi, l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la Marine, a été auditionné le 18 juillet 2012. (voir aussi avis parlementaire sur le projet de loi de finances, Marine, du 25 octobre 2011)
Quelles sont les informations à retenir de cette audition ?
- Au cours des deux derniers mois (mai et juin), la marine a déployé chaque jour à la mer plus de 52 bâtiments et 6 500 marins.
- La Marine française est la dernière marine possédant en Europe l’ensemble des capacités et donc, en quelque sorte, capable de représenter la puissance navale de l’Europe. La Royal Navy, marine comparable, n’a plus l’ensemble des capacités, ayant repoussé la construction de son porte-avions à 2020, n’ayant pas de bâtiments de projection et de commandement (BPC) et plus d’aviation de patrouille maritime.
- L’âge moyen de la flotte française (75 navires de combat et de soutien) est de 24 ans (durée de vie moyenne d’un navire, 30 ans). La marine comprend 37 700 militaires dont 64% servent sous contrat, et civils. Le taux de féminisation est de 13,5%. (voir aussi Rapport du Sénat sur le format et l’emploi des forces armées post 2014, du 18 juillet 2012).
- L’action de l’État en mer mobilise en permanence un quart des moyens dans le cadre de missions de sauvegarde de nos concitoyens ou de sécurité : lutte contre le narcotrafic (saisie en 2011 de plus de dix tonnes de cocaïne), interception de près de 2 000 migrants, contrôle de près de 5 000 navires de pêche, détection de 22 pollutions en haute mer suscitant 19 PV.
- Après la réduction de 6 000 personnels (RGPP), il devient nécessaire d’appliquer des règles de micro-management des ressources humaines pour gérer les nombreuses spécialités de la marine devenues des micro-populations.
- Le maintien en condition opérationnelle (MCO) des bâtiments et des aéronefs après plusieurs encoches budgétaires (43 millions d’euros en 2012) oblige parfois à réduire le taux d’activité des bâtiments. Ce problème est aggravé par le fait que la Marine est entrée dans une phase de réduction temporaire de capacité (du moins espérons-le), c’est-à-dire de non-remplacement à temps des bâtiments vieillissants, les programmes étant décalés pour faire des économies budgétaires.
- Le rapport thématique de la Cour des comptes de juillet 2012 sur le bilan à mi-parcours de la LPM souligne que le dimensionnement de la flotte ne permettait pas à la marine de respecter en permanence son contrat opérationnel conventionnel. Cela a été démontré lors de l’opération Harmattan. Certaines missions, notamment contre le narcotrafic ou l’immigration illégale (Frontex) ou des missions de sûreté au profit de la FOST ont dû être abandonnées.
- Par rapport à la norme fixée par le Livre blanc, il est retiré 10% supplémentaires au budget destiné aux activités en raison des contraintes budgétaires.
Quel est l’état de la marine selon son chef d’état-major ?
- Le format de la marine est juste suffisant alors qu’elle intervient dans un contexte où, à l’avenir, les enjeux maritimes ne vont cesser de croître. La « juste suffisance » selon l’amiral Rogel veut dire que « nous ne pouvons pas réaliser toutes les missions du contrat opérationnel de la marine en même temps » (Cette définition est à mon avis valable pour les trois armées aujourd’hui). Or, nous assistons à une « maritimisation » du monde, les trafics maritimes se développent : le Pas-de-Calais voit passer 80 000 bateaux par an, loin devant les 25 000 du Golfe arabo-persique. Plus de 70 % de ce que l’on construit, achète ou exporte passe par la mer.
- La flotte est manifestement insuffisante (et j’évoquerai seulement pour mémoire la problématique du second porte-avions) alors que la France dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde juste derrière les États-Unis. Six frégates de surveillance et vingt patrouilleurs pour toute l’action de l’État en mer, à raison d’une disponibilité de 66%, « permettent » finalement à 18 bateaux seulement de surveiller 11 millions de kilomètres carrés de ZEE, soit pour chacun d’entre eux la surveillance de l’équivalent de la superficie de la France métropolitaine (remarque du député Vitel).
- Les missions de souveraineté ne sont pas assez prises en compte pour protéger les richesses de notre ZEE, dont 90 % se trouvent dans les DOM-COM – pétrole, gaz, terres rares. Nous observons d’ailleurs une contestation de notre souveraineté sur certains de nos îlots outre-mer tels que Clipperton, les îles Éparses ou Matthew et Hunter.
- Face à l’écrasement des temps médiatique, politique et militaire, la plupart des opérations militaires se déclenchent très vite, nécessitant la projection rapide d’un dispositif. Le prépositionnement des navires dans les zones de crise ou d’intérêt stratégique pour agir au plus vite devient un intérêt stratégique qu’il faut être en mesure de préserver. C’est autant de bâtiments déployés et « fixés » au titre de la prévention.
- La lutte contre les menaces asymétriques doit être envisagée. Elles sont de deux types : les mines et les sous-marins. Aujourd’hui, 43 États utilisent des sous-marins, contre 10 au moment de la Guerre Froide.
- L’actuelle LPM a été bâtie à partir d’hypothèses financières antérieures à la crise. Elle reposait sur une vente de biens immobiliers et de fréquences qui a rapporté moins que prévu. Faute de ressources budgétaires suffisantes, la marine aura du mal à atteindre les objectifs de la LPM.
Que puis-je en déduire ?
- Je remarque qu’à la question du député Christophe Guilloteau sur le format minimum en dessous duquel il ne faudrait pas descendre, l’amiral Rogel ne donne pas la réponse. Or, compte tenu des enjeux maritimes, le dimensionnement de la flotte doit être précisé aussi en nombre. Je pense aussi qu’il s’agit d’un enjeu économique et de survie de nos chantiers navals. Sans vouloir entrer dans un débat ancien, dès lors qu’il y a des besoins, ne vaut-il pas mieux faire travailler nos chantiers navals et donc nos ouvriers en construisant cette flotte plutôt que d’indemniser des chômeurs, de perdre des savoir-faire, de démanteler nos capacités industrielles, finalement de se mettre sous la coupe d’entreprises étrangères, sinon d’autres Etats ?
- Sur la notion de « marine premier rang », un vrai groupe aéronaval est une nécessité d’autant qu’il n’y a plus d’autre capacité crédible de ce type en Europe. Cela ne signifie pas engager cette force au profit de l’Europe sans contrepartie. Quelle pourrait-elle être ? Instituer par exemple un budget « défense » au titre de l’Union européenne qui financerait partiellement l’engagement naval au profit de l’Europe pourrait être une piste, justifiant la prise de risques sinon le prix du sang éventuellement versé… Elle serait aussi un test de la volonté de l’Europe de se construire une défense propre. Le CEMA a cependant rappelé la frilosité de nos alliés.
- L’idée de mutualisation, question récurrente, a été évoquée par l’amiral Rogel. Cependant il souligne très justement que « Pour mutualiser, il faut avoir une valeur d’échange », ensuite que les enjeux maritimes (comme dans d’autres espaces) recouvrent souvent des enjeux de souveraineté, qu’enfin, le jour où l’on abandonne certaines capacités, il faut être conscient des conséquences pour l’accomplissement des missions, notamment au titre de la souveraineté.
- Enfin, et le débat se pose pour les autres armées, quel est le degré de sophistication attendu de nos équipements ? Plus un équipement est sophistiqué, plus il entraîne un dimensionnement important des coûts, des implications aussi sur la qualification des équipages pour les mettre en œuvre, ce qui inclut la formation et l’entraînement. Nous aurions sans doute à confirmer les orientations actuelles d’avoir des bâtiments moins complexes mais plus nombreux pour assurer les missions inhérentes notamment à l’action de l’Etat en mer. Cela entraînerait cependant du personnel embarqué supplémentaire.