La période s’y prête. Ce samedi, l’armée de l’air célébrait certes ses quatre-vingts ans d’existence : quatre heures quand même sur France 2 samedi après-midi mais très beau spectacle mis en valeur avec brio par Marie Drucker (nous devrions avoir plus de journalistes s’intéressant à la défense et à ceux qui la servent). L’armée de l’air célébrait aussi le cinquantième anniversaire de la dissuasion nucléaire. En effet, elle a été la première armée à pouvoir déployer des armes nucléaires française avec la mise en service du Mirage IV A et la création des forces aériennes stratégiques.
En même temps se terminait Eurosatory, salon des armements terrestres. Aurions-nous pu intéresser le téléspectateur sur l’armée de terre aussi longtemps sur une chaîne publique ?
Pourquoi ne pas proposer une journée de l’armée de Terre ? Nous aurions pu imaginer par exemple la commémoration de la bataille de Bouvines du 27 juillet 1214, bataille qu’on n’apprend peut-être plus à l’école mais qui a bercé mon enfance.
Cette victoire de l’armée du roi de France, Philippe Auguste, et des milices communales sur les envahisseurs germanique et anglais, éternels rivaux de la France pour le contrôle de l’Europe (tiens, mais cela a-t-il vraiment changé » ?) est un des premiers symboles de l’unité nationale au royaume des Francs. Oui mais c’était le Roi de France et puis l’armée de terre, armée de toutes les corvées, de tous les sacrifices et des coupes sombres…
Pourtant, huit cents ans d’histoire militaire pour une armée de terre qui a fait la France, cela n’aurait pas été inintéressant à commémorer. On lui préfèrera la commémoration de la boue des tranchées de 1914 et l’horreur subie par le combattant à terre, bien loin du chevalier du ciel.
Pourquoi parler de la dissuasion nucléaire.
Revenons à notre sujet premier. Il n’a échappé à personne que le débat sur la dissuasion nucléaire a été une préoccupation lors du vote de la LPM. Le débat sur le maintien de la composante aérienne a été important. Finalement, la dissuasion nucléaire a été préservée. Son coût a certes été évoqué (3,5 milliards d’euro par an sur les 31,4 milliards d’euros du budget de la défense théoriquement accordé).
Cependant, l’argument du coût en est-il un ? Non, si je me réfère par exemple cette semaine aux effets de la déclaration de Ségolène Royal sur la non-augmentation du prix de l’électricité. EDF, côté en bourse, a vu son cours baissé dans la journée avec peu de publicité. 3,8 milliards d’euro se sont quand même évaporés (Cf. Le Monde du 21 juin 2014). Si je me réfère aussi aux pertes de la SNCF pour ses dix journées de grève (le cout pour les entreprises dépendant du rail n’a pas été évoqué), le coût annoncé est de 170 millions d’euros soit 510 millions d’euros pour un mois de grève.
Le coût mensuel de la dissuasion nucléaire pour la sécurité nationale est d’environ 300 millions d’euros. Entre le service rendu à la nation et le déni de service à l’usager, le choix est vite fait. Se référer au coût de la dissuasion et de l’économie obtenue par la suppression du vecteur aérien nucléaire (je sais, je l’avais défendu) n’a plus de sens face à ces chiffres.
La LPM n’a cependant pas tué la réflexion sur la dissuasion nucléaire. Ainsi, depuis le 28 janvier 2014, la commission de la défense nationale et des forces armées a ouvert pour la première fois le débat en auditionnant militaires et civils, industriels et chercheurs sur l’utilité de la dissuasion nucléaire aujourd’hui.
En parallèle (hasard ?), Philippe Wodka-Gallien publiait en mai 2014 un ouvrage intitulé « Essai nucléaire : la force de frappe française au XXIe siècle : défis, ambitions et stratégie », aux Editions Lavauzelle.
Enfin, un colloque est organisé prochainement les 26 et 27 juin 2014 à l’Assemblée nationale « Vers un monde sans armes nucléaires ». Il clôture le débat cette année sur le nucléaire militaire avec beaucoup d’intervenants d’ONG mais avec aussi la présence d’Hervé Morin, du général Norlain, de Paul Quilès et Jean-Marie Collin, ces trois derniers co-auteurs d’un livre en 2013 « Arrêtez la bombe ! ».
La problématique de la dissuasion nucléaire au XXIe siècle
La douzaine d’auditions organisée par la commission de la défense nationale et des forces armées ont été riches. J’invite chacun à lire les différents comptes rendus particulièrement intéressants pour ceux qui veulent comprendre la dissuasion nucléaire, du moins c’est mon avis.
La réflexion stratégique reste la base et nous sommes bien loin des quatre généraux de l’apocalypse. L’ancien CEMA, le général Bentégeat, a surtout rappelé que la stratégie anticités n’était plus d’actualité. Désormais, il s’agit de cibler les centres de pouvoir d’un régime dictatorial qu’ils soient politiques, militaires ou économiques. Dans le cas de puissances régionales, il faut comprendre cela comme un ultime avertissement. Il a aussi évoqué l’existence du lobby nucléaire auquel il appartenait. Cela a bien entendu fait réagir les opposants à la dissuasion nucléaire.
Tout en soutenant la dissuasion nucléaire, Bruno Tertrais rejette pour sa part la notion d’assurance-vie. Ce n’est pas aussi le fait de disposer d’une capacité nucléaire qui justifie l’appartenance au Conseil de sécurité de l’ONU. J’en suis tout à fait d’accord. Il suffit d’ailleurs de se référer à l’histoire de la création de l’ONU. Il évoque aussi trois scénarios concernant la dissuasion nucléaire que je vous invite à découvrir.
Les chefs militaires que ce soit le général de Villiers, CEMA, le chef d’état-major de l’armée de l’air (En deux LPM, l’armée de l’air a perdu 60% de sa flotte de combat) ou celui de la marine soutiennent totalement la dissuasion nucléaire. Ils s’appuient sur le constat du réarmement nucléaire de la Russie et de la Chine. Le CEMA a néanmoins souligné un point qui me semble important pour rééquilibrer les approches.
Tous les intervenants ont souligné que la dissuasion nucléaire permettait de « tirer vers le haut » les forces conventionnelles en raison des retombées technologiques. Le CEMA a confirmé ce point avec une nuance. Le renforcement doit être mutuel et « tout affaiblissement des forces conventionnelles conduit de facto à un affaiblissement des forces nucléaires », appréciation non soulignée par les autres intervenants qui défendent à mon avis la dissuasion nucléaire en tant qu’elle-même. La dissuasion nucléaire n’a aucun sens si des armées puissantes ne la soutiennent pas. Elle n’est pas une fin en soi.
Le CEMA a souligné aussi que « la dissuasion nucléaire n’est pas seulement un projet de la défense (…mais) un projet de la nation ». Il faut donc réexpliquer à la nation ce qu’apporte aujourd’hui la dissuasion nucléaire dans le contexte général des forces armées et non d’une manière dissociée pour éviter toute incompréhension.
La dimension industrielle est essentielle. Le CEA/DAM a rappelé les conséquences indirectes pour l’industrie française. Il a aussi garanti à très long terme la fiabilité des armes nucléaires par la simulation. Le délégué général à l’armement a exprimé son souci de maintenir la base industrielle de défense. DCNS a souligné que 90% de la valeur ajoutée des grands groupes de défense français dans le nucléaire militaire est créée en France ce qui fait de ces dépenses un important levier de croissance et une source d’emploi. Enfin, la synergie entre l’industrie civile et l’industrie d’armement est flagrant, Ariane le montre.
Sur la position des opposants à la dissuasion nucléaire, le général Norlain considère que la dissuasion nucléaire n’a aucun intérêt stratégique (contre qui ?), qu’elle est hors de prix et qu’elle est dangereuse pour l’humanité (sécurité des installations, terrorisme, prolifération, banalisation). Il évoque le besoin de donner plus de crédits pour les forces conventionnelles, ce dont personne ne doute. Il rappelle que la France ne peut intervenir aujourd’hui à plus de 3000 km. Enfin, il remet en cause la présence d’un sous-marin lanceur d’engins en permanence en mer, ce à quoi la DNCS a répondu que le maintien des compétences techniques rares dépend de cette mission en mer. Enfin sa réponse à la protection de l’Europe est l’Europe de la défense. Je n’oserai dire que l’utopie a des limites que le général Norlain a sans doute franchies.
Quant à Jean-Marie Collin, il oublie dans son argumentation antinucléaire qu’une arme de terreur vise à empêcher l’agression face à un ennemi qui prendrait ce risque. L’homme est ce qu’il est. Mieux vaut qu’il ait peur que de lui laisser croire qu’il peut mal se conduire sans conséquence. Je remarquerai avec plaisir la réaction pugnace du député Nicolas Dhuicq sur son intervention.
Un éclairage opportun de Philippe Wodka-Gallien
Cet ouvrage est particulièrement intéressant car il retrace l’histoire de la dissuasion nucléaire française et des autres puissances nucléaires. Beaucoup d’informations sont rappelées et viennent bien à propos. Certes l’auteur est un défenseur acharné de la dissuasion nucléaire et aussi de sa composante aérienne. Présenter les arguments de leurs opposants aurait été utile pour équilibrer sa prise de position.
Bien sûr, le débat tourne autour de la place donnée au nucléaire par rapport aux forces conventionnelles. Certes, et c’est l’argument de l’auteur, le nucléaire militaire tire l’industrie et la technologie française vers le haut (j’ai déjà lu cela quelque part…). Ce qui est fait pour la dissuasion nucléaire a de nombreuses retombées positives pour les armées notamment en terme d’équipements de pointe.
En revanche, malgré le titre, je n’ai pas distingué une quelconque rénovation de la stratégie de dissuasion. Je reconnais qu’il est difficile de s’imaginer aujourd’hui l’usage ou le non-emploi de l’arme nucléaire avec la volonté que cela impliquerait pour son utilisation. Je pourrai résumer l’approche de Philippe Wodka-Gallien de la manière suivante : l’arme nucléaire supplée les déficiences conventionnelles nationales.
Elle empêcherait donc une armée adverse supérieure de faire valoir sa force contre notre faiblesse. De fait, l’arme nucléaire ne s’exercerait plus comme hier contre les cités « prises en otage » – je crois que tout le monde en est convaincu (Cf. Audition du général Bentégeat) – mais contre des forces armées dès lors qu’elles sont organisées et suffisamment importantes pour être détruites par l’arme nucléaire en ultime recours. Finalement, notre réflexion doctrinale a bien évolué de la frappe anti-cité vers la riposte graduée qui avait justifié en partie le départ de la France de l’OTAN en 1967.
Le monde a changé et la doctrine doit suivre. La clé en est néanmoins, et l’auteur le rappelle, la crédibilité, celle du décideur telle qu’elle est perçue par l’agresseur dans sa volonté à employer l’arme nucléaire. Si la crédibilité n’est pas au rendez-vous, restent les forces conventionnelles. Je ne partage donc pas cette approche de la liberté d’action donnée par l’arme nucléaire, que Bruno Tertrais a aussi évoqué dans son audition, dont personne ne croît en occident qu’elle sera utilisée hormis contre quelques Etats menaçants mais plutôt rares. Elle ne répond qu’à un scénario, pas à tous. La liberté d’action sera au contraire donnée par la crédibilité et les capacités des forces conventionnelles à imposer notre volonté.
L’ouvrage n’en reste pas moins très intéressant notamment dans sa présentation, des capacités françaises bien souvent ignorées dans le domaine de la recherche, de l’industrie et de la technologie dans le nucléaire militaire.
Pour conclure
Finalement, la dissuasion nucléaire n’est pas si coûteuse pour la défense de nos intérêts vitaux. J’ai aussi bien identifié le message général des défendeurs de la dissuasion nucléaire, « elle tire les forces armées vers le haut ». Je ne suis pas certain que ce sentiment soit partagé par l’armée de terre qui, elle, est engagée au contact de la réalité de la guerre au quotidien.