vendredi 1 décembre 2023

Yashka et le bataillon de la mort – Un exemple de tentative de féminisation militaire

« Yashka » ou Maria Botchkareva, Мари́я Лео́нтьевна Бочкарёва (1889 – 16 mai 1920) est une femme russe qui a combattu durant la Première Guerre mondiale. D’abord infirmière puis soldat, elle va créer en 1917, suite à la Révolution, le « bataillon de la mort » unité exclusivement féminine. Destin tragique, de paysanne illettrée à martyr russe, Yashka a vu son destin basculer en même temps que celui de la Russie.

De la misère à l’engagement dans l’armée du Tsar.

Yashka a grandit près de Saint-Pétersbourg dans une famille pauvre et vit de petits travails et de la terre. Elle se marie à plusieurs reprises, c’est une femme battue et exploitée. Son surnom « Yashka » vient du nom de son second mari « Yasha » et non pas de celui d’une équipière, comme il est souvent raconté. Malheureuse en ménage avec un mari alcoolique et violent, Yashka devient la maîtresse d’un boucher juif qui s’avère être un truand aussi violent que son mari. Elle retourne avec ce dernier, sans promesse d’un avenir meilleur.

À l’entrée en guerre de la Russie, son mari est mobilisé et meurt dans les premières offensives dans la région de Tannenberg. Démunie, la jeune femme de 25 ans décide de rentrer dans sa famille. En novembre 1914, lorsqu’elle revient dans sa région d’origine, Maria Botchkareva décide selon un appel du destin, ou selon certains de voix mystiques, de s’engager comme un homme dans l’armée impériale. Selon elle, une femme aussi est capable de satisfaire aux exigences pour devenir soldat. La Russie a besoin de bras pour tenir des fusils, soit ! Elle aussi a des bras et l’envie de défendre son pays. Elle part au bureau de recrutement local, celui du 25e bataillon de réserve de Tomsk, pour s’engager comme simple soldat, ce qui est impossible. Après moult demandes et face à l’insistance de Maria, le Tsar l’autorise par un télégramme à rejoindre son armée comme infirmière. La période d’instruction est difficile pour elle, les soldats ne la considère pas comme l’une des leurs. Elle subit brimades, vexations et tentatives de viols. La société ne comprend pas mieux son engagement et pense qu’il s’agit d’une femme de petite vertu souhaitant intégrer l’armée pour y vendre ses services. Sa famille considère que sa place est auprès d’eux, afin de subvenir aux besoins et soutenir ses parents âgés. Son père est un vétéran de la guerre russo-japonnaise, dans laquelle il a perdu un pied.

Yashka soldat

Après des débuts difficiles, Maria Botchkareva est bien intégrée au régiment et fait preuve de beaucoup de zèle à son premier poste d’infirmière. Elle participe avec le 28e régiment d’infanterie de Polotsk à l’hiver 1915 aux combats de la région de Minsk. Yashka n’hésite pas à faire usage des armes quand sa vie ou celle d’un camarade est menacée. Elle déplore tout de même la mauvaise tenue des soldats. Yashka est décoré à plusieurs reprises pour faits de guerre, notamment de la Croix de Saint George de quatrième et troisième classe. Finalement elle est admise parmi les autres soldats qui la considère comme une bienfaitrice et une mascotte bienveillante. Blessée à plusieurs reprises, elle souhaite à chaque fois retourner sur le front. Cependant, la situation militaire se dégrade en même temps que le moral des soldats. Les idées révolutionnaires s’implante dans les esprits et Yashka est témoin du lynchage de plusieurs officiers. Les hommes sont las de se battre et la gronde monte.

Révolution et création du bataillon de la mort

Lorsque la révolution éclate, Yashka veut continuer à se battre craignant que les Allemands profitent du désordre en Russie pour repousser les frontières de la Prusse orientale. Cependant le climat n’est plus à la guerre et de nombreuses voix s’élèvent pour faire cesser les hostilités. Malgré cela, l’armée se débande et le gouvernement en place, celui de Kerenski, souhaite relâcher la pression sur le front en vue d’un armistice. Les hommes ne veulent plus se battre, alors que les frontières du pays sont cependant toujours menacées. Les harangues pour le combat de Yashka sont mal perçus car il est dangereux de se déclarer en faveur de la guerre alors que la famine tue par milliers et que le peuple est las. Maria décide de rencontrer le ministre de la guerre Kerenski avec l’appui du général Broussillov, pour lui proposer de constituer une unité composée uniquement de femmes. Son idée est d’utiliser ce bataillon dans un but de propagande, afin de faire honte aux déserteurs laissant des femmes prendre leur place au front. Yashka obtient l’autorisation de créer son unité et commence la campagne de recrutement avec l’aide de Maria Skridlova, aristocrate et mécène de Yashka. Maria Botchkareva est fait lieutenant, « parouchik » en russe et s’applique dorénavant à créer et organiser son unité.

 „Commandante“ Botchkareva

À la fin de la campagne de recrutement, plus de 3 000 femmes rejoignent le bataillon de la mort. Maria Botchkareva est très heureuse de l’engouement provoqué par son initiative. Elle reçoit plusieurs soutiens de la part de l’aristocratie et des pouvoirs publics. Cependant, c’est une femme réaliste, elle sait que les 3 000 volontaires ne sont pas toutes aptes au service, ou même n’ont pas réellement conscience de ce qu’est être soldat. Elle est particulièrement exigeante sur la condition physique de ses recrues et surtout morale. Écartant tout de suite les femmes trop entreprenante avec les instructeurs, elle écarte de même celles se pliant mal à la discipline. Elle impose la tonte de la chevelure, le port de l’uniforme masculin et l’application de règles militaires strictes. L’initiative de Botchkareva n’est pas au goût de tous, elle doit essuyer plusieurs assauts physiques et médiatiques de la part de bolcheviks qui souhaitent la disparition du bataillon féminin et de son chef. La jeune femme ne dispose pas d’un appui politique constant et doit défendre son projet ardemment. A plusieurs reprises, le pouvoir politique lui impose la création de comité politique comme dans le reste de l’armée.  Yashka est fermement opposée aux comités et pense que la discipline et la hiérarchie sont des éléments indispensables à la bonne conduite des armées. A l’issu du temps d’instruction, il reste à Yashka 300 femmes. Seulement un dixième de l’effectif de départ, mais la „commandante“ a conservé les éléments les plus fidèles et solides pour mener à bien cette mission. Celle de sauver la Russie.

 

Les filles de Yashka au combat

Le 21 juin 1917, Botchkareva rejoint le front avec son unité. Elles quittent Saint-Pétersbourg en défilant dans les rues, entre les acclamations et les huées de la foule. Son initiative partage toujours. Le bataillon de la mort est engagé dans la région de Smorgon, inséré entre deux unités de la 10e Armée. Les troupes de Yashka, encadrées par des hommes, se lancent dans le combat entraînant derrière eux la masse des soldats. Les combats se déroulent dans la forêt de Novosspassk, mais face aux allemands les unités voisines reculent en laissant les soldats de Yashka en pointe. C’est une catastrophe, Yashka voit par dizaine ses filles tomber et pire encore ! Dans un bosquet en plein combat, elle surprend une de ses recrues dans les bras d’un officier… Maria est particulièrement déçue du comportement de beaucoup de ses soldats. Certaines ont déposés les armes en plein combat pour fuir, d‘autres n’ont pas tenu le choc émotionnellement. Ce fut le seul engagement du bataillon de la mort qui se solde par la perte de la moitié de l’effectif. Yashka a été blessée pendant l’engagement du bataillon et emmenée à l’arrière pour se faire soigner. Tous ses rêves s’effondrent, son unité a essuyé de lourdes pertes à cause de son inexpérience et n’a pas suffi à montrer l’exemple. Les comités discutent à l’arrière pour savoir s‘ils doivent monter au front ou non et pendant ce temps les Allemands gagnent du terrain.

Fin des botchkareviennes

Après sa convalescence, Yashka découvre que son unité a été dissoute et ses filles éparpillées. De plus, elle devient la cible des bolcheviks car elle refuse de servir dans l’Armée rouge. S’en suit une longue fuite à travers le pays, où elle tente de rejoindre son amie Maria Skridlova sans succès. Les bolcheviks barrent les routes et créent des zones interdites. Ils pensent que Yashka essaye de rejoindre le général Kornilov, devenu le chef de l’armée blanche. Elle finit par le retrouver grâce à une ruse et décide de rejoindre Londres ou les États Unis pour convaincre les Alliés de combattre les communistes. Après une traversée périlleuse du pays, elle embarque à Vladivostok déguisée en citoyenne anglaise sur un navire américain ; le « Sheridan » le 18 avril 1918 Yashka parvient aux USA, elle est reçue par des figures féministes qui la présente au président Wilson et à George V. Pendant son séjour américain, elle en profite pour dicter ses mémoires à Isaac Don Levine afin de laisser une trace de son combat. Cependant, elle souhaite retourner en Russie pour poursuivre sa lutte.

Retour en Russie

Le 27 août 1918, Maria débarque avec le corps international à Arkangelsk. Cependant son projet de mobiliser les femmes de la région est rejeté. C’est seulement en octobre 1919 que Yashka est autorisée à constituer une unité d’infirmières sous la bannière de la Croix Rouge. Elle tente de convaincre les Russes qu’elle croise de chasser le bolchevisme qui n’est que désordre et destruction. En 1920, elle essaye d’entrer en contact avec les armées vertes composées de paysans pour les pousser à rejoindre les Blancs et les Alliés. Pendant ses prêches, Yashka est repérée en mai 1920 puis remise à la police politique, la Tchéka. Finalement elle sera exécutée, à l’âge de 31 ans, pour compromission avec l’ennemi le 20 mai 1920.

Postérité

Maria Botchkareva a été réhabilitée par le gouvernement russe le 9 janvier 1992, annulant la mention « compromission avec l’ennemi ». Célébrée pour son héroïsme encore aujourd’hui, c’est une figure de la résistance au bolchevisme, parfois appelée « la Jeanne d’Arc russe ». On retient d’elle son abnégation à mener des femmes au combat même si militairement le bataillon de la mort n’a apporté aucune plus-value. Son seul engagement au front a été un échec cuisant et s’est soldé par de très lourdes pertes. Les autres unités féminines créées dans le pays sous l’exemple du bataillon de la mort n’ont jamais été engagées au front hormis pour des missions de protection tel que le Palais d’hiver pendant la Révolution d’Octobre.

Camille HARLÉ VARGAS

Pour aller plus loin :

  • Yashka, ma vie de soldat. Souvenirs de la guerre, de la révolution, de la terreur en Russie. Par Maria Botchkareva, traduction de Michel Prévost.
  • Un film russe, réalisé par Dmitry Meskhiev est sorti en 2015 « Battalion », sur le Bataillon de la mort. Une version longue en 4 épisode a également été diffusée en 2016 à la télévision russe.

Camille HARLÉ VARGAS
Camille HARLÉ VARGAS
Auteur et spécialiste de l'histoire des conflits et de la mémoire du XXe siècle. Chargée de mission à l'ONaCVG de la Marne dans le cadre du Centenaire de la Grande Guerre (programme pédagogique, médiation et mise en place de projets). Engagée dans la vie associative visant à faire connaître au public l'histoire et les sites de la Première Guerre mondiale (Main de Massiges). En collaboration avec des historiens pour la rédaction d'articles et d'ouvrages sur les deux guerres mondiales.
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